BELLE DU SEIGNEUR dans le Nouvel Observateur : un article de Philippe Zard
Cohen est l’homme d’un seul livre et ce n’est pas Belle du Seigneur, mais une tétralogie qui a failli s’appeler Solal et les Solal ou La Geste des Juifs. Belle du Seigneur n’est que le couronnement de ce roman sans nom que les aléas de l’histoire et de l’édition ont dispersé sur près de quarante ans. Notre perspective s’en trouve irrémédiablement faussée. Dans son splendide isolement en Pléiade, le volume nous parvient amputé de son socle inaugural (le coruscant Solal) et de ses indispensables volets judéo-burlesques (Mangeclous, Les Valeureux).
Certes l’œuvre est si énorme qu’elle semble se suffire à elle-même : testamentaire (les textes ultérieurs n’en seront que des apostilles), gorgée de morceaux de bravoure (dont la plus belle scène de séduction du siècle), nimbée de ce titre étrange qu’on croirait volé au Cantique des cantiques, elle a cette vertu rare de changer à jamais le regard de ceux qui s’y sont laissé prendre.
Solal et Ariane ont depuis longtemps rejoint le ciel des amants mythiques. Pourtant, Belle du Seigneur, plus qu’un « roman d’amour », est un roman de l’Amour. Entendons : la mise à l’épreuve de ce mot équivoque dont l’Occident romain (c'est-à-dire grec et chrétien) a fait son horizon… Solal se trouve au centre névralgique et névrotique de cette enquête. Juif, il se fantasme sauveur et porteur de la « Loi », il a le tourment de l’origine et l’angoisse des parvenus, mais aussi cette âme sismographique des parias qui sentent venir de loin les catastrophes. Dans le volet inaugural (Solal, 1930), conscience déchirée, il n’avait à affronter que des conflits d’allégeance entre les mœurs de la tribu et les sirènes occidentales. Dans Belle du Seigneur, le destin de l’Europe se greffe à l’aventure amoureuse : avatar de Joseph, Solal est le très haut fonctionnaire d’une institution vouée au rêve de paix universelle (la SDN) ; croisement imprévisible de David, de Tristan et de Don Juan, il est aussi l’amant d’Ariane, sommée, à son corps défendant, d’être la « première humaine ».
Mythes érotique et politique se fracassent de concert. Les misères de l’amour font écho aux turpitudes des Nations, le mensonge de la « passion » à la mystification politique – autant de masques d’une « adoration de la force » dont Solal se complaît à traquer les symptômes dans les manèges animaux de la séduction et le culte fasciste de la « virilité bottée ». Le point de fuite de ces deux lignes est l’un des épisodes les moins compris du roman : les noces carnavalesques de Solal avec une naine juive dans une cave du Berlin nazi où incube le Génocide. De retour d’Allemagne, le diplomate entreprend vainement d’alerter les puissances sur le sort de ses frères persécutés : la chute politique qui s’ensuivra, tenue secrète à Ariane, précipitera sa débâcle sentimentale.
Jamais pourtant ces rimes entre petite et grande Histoire, partout présentes, mais masquées, n’écrasent les logiques singulières. La générosité torrentielle du roman-fleuve donne vie et voix à chacun : à Ariane, dans son bain, ses débats, ses ébats, ses ablutions et dévotions, dans sa lutte pour soustraire son pauvre bonheur aux fureurs savonaroliennes de son amant ; à Adrien, minus habens transfiguré par le malheur en cocu pathétique ; au chœur des Valeureux et aux cuirs de Mariette, désopilants témoins des vanités mondaines ; à l’écrivain lui-même qui, de satires vachardes en litanies lyriques, s’arroge toutes les libertés sans entraver la nôtre.
Dans la profusion du verbe et l’irréductible humour s’épanche une fraternité qui survit à la dévastation des illusions. L’amour même résiste, on ne sait comment, à son traitement abrasif. Parce que rien de ce qui est humain ne lui est étranger, cette symphonie crépusculaire demeure une paradoxale leçon de vie.
Philippe ZARD
© Le Nouvel Observateur ("les Chefs-d'oeuvre de la littérature", Hors-série n° 83 juin/juillet 2013).
Le titre et les sous-titres, n'étant pas de l'auteur mais de la rédaction du journal, n'ont pas été reproduits.
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