ATELIER ALBERT COHEN

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Belle du Seigneur : les 50 ans d'une oeuvre culte


« Belle du Seigneur », les 50 ans d'une oeuvre culte

Adrien Gombeaud / Journaliste | Le 20/04 à 06:00, mis à jour à 09:51

« Belle du Seigneur », les 50 ans d'une oeuvre culte ©Olivia Frémineau pour Les Echos week-end

En mai 1968, tandis que les étudiants du Quartier latin brandissaient le Petit Livre rouge, Albert Cohen publiait l'immense « Belle du Seigneur », des pages mythiques tenues pour géniales ou mortellement ennuyeuses, un chef-d'oeuvre encensé ou tombant des mains. Anachronique ou intemporel, cet hymne à la passion fête ses cinquante ans. Retour sur un destin surprenant.

Par un jour de 1967, Albert Cohen descend la rue Sébastien-Bottin. Dans sa sacoche, il transporte un énorme manuscrit. Au numéro 5, il pousse la porte de la maison Gallimard. Dans les couloirs, on a un peu oublié la fine moustache de l'auteur suisse septuagénaire. Avant-guerre, Solal (1930) et Mangeclous (1938) lui ont valu quelques succès ; puis rien jusqu'en 1954 avec Le Livre de ma mère, un récit autobiographique. Son nouveau roman s'intitule Belle du Seigneur, Gaston Gallimard l'attend depuis trente ans. Littéralement et littérairement, Albert Cohen est un revenant.

La longue aventure éditoriale de cette cathédrale est presque aussi rocambolesque que la courte mais folle histoire d'amour de ses héros, Ariane et Solal. Elle s'étend de la Troisième République aux Sixties, de la Grande Dépression aux Trente Glorieuses. Parce qu'en mai, ce roman phénoménal et adoré fêtera son demi-siècle, une improbable équation temporelle s'impose : Belle du Seigneur est contemporain de 2001, l'Odyssée de l'Espace de Stanley Kubrick ou Jumping Jack Flash des Rolling Stones ! Cependant, il reste une capsule littéraire étonnante qui échappe à toute chronologie. Alain Schaffner, l'un des universitaires spécialistes d'Albert Cohen qui prépare un colloque autour des cinquante ans de l'ouvrage, le constate : « Ce roman des années 30 remanié dans l'après-guerre est un aérolithe » (1).

Albert Cohen a lui-même l'apparence d'une éclipse qui flamboie quelque part, puis plonge dans la nuit pendant des décennies pour rejaillir ailleurs. Né sur l'île grecque de Corfou en 1895, il débarque à Marseille à l'âge de cinq ans. En 1914, il gagne Genève, entame des études de médecine puis s'inscrit en faculté de lettres. On le retrouve à Alexandrie, à Paris et de nouveau à Genève, où il occupe à partir de 1926 un poste au Bureau international du Travail. Entre-temps, il publie un recueil de poèmes, Paroles juives, et se lance dans Solal, son premier roman. Cohen y relate l'extravagant destin d'un beau gosse de Céphalonie qui séduit l'épouse du consul de France, rejoint Paris, épouse la fille du Premier ministre et devient ministre du Travail. Solal paraît en 1930. « La mode est alors aux grands cycles romanesques, poursuit Alain Schaffner. Albert Cohen naît une dizaine d'années après Roger Martin du Gard, l'auteur des 'Thibault', après Georges Duhamel qui a publié 'Vie et aventures de Salavin' (et se lancera à partir de 1933 dans sa 'Chronique des Pasquier'), après Jules Romains, auteur des 'Hommes de bonne volonté'... Il est probable qu'il ait en tête ce modèle et envisage pour Solal un destin littéraire similaire. »

UN ROMAN RESCAPÉ

Albert Cohen, le 8 novembre 1968 ©UNIVERSAL PHOTO/SIPA

En 1935, de retour à Paris, l'auteur maçonne les fondations de son édifice dans un petit appartement de la rue du Cherche-Midi. Provisoirement intitulé Solal et les Solal, il doit raconter la vie de son héros à travers ses rencontres féminines. Dès 1937, Cohen a empilé près de 3 000 pages qui constituent l'ébauche de Belle du Seigneur. Cependant, Gaston Gallimard, qui verse à son auteur une petite rente, attend toujours son roman. Sous la contrainte, l'écrivain détache quelques chapitres de son chantier. Roman quasiment improvisé, évocation tendre et moqueuse de miséreux grandioses, Mangeclous est imprimé le 27 juillet 1938. Dès le projet originel, l'épopée comique des Valeureux, juifs de Céphalonie truculents, accompagne celle du beau Solal. « Voilà pourquoi la fin de 'Mangeclous' correspond exactement au début de 'Belle du Seigneur', souligne Alain Schaffner. L'épilogue est conçu comme celui d'une série télé qui, avant son générique de fin, annonce la saison suivante... Sauf que dans le cas d'Albert Cohen, elle ne sera diffusée que trente ans plus tard ! »

Le manuscrit que Cohen propose à Gallimard en 1967 est un rescapé. Au printemps 1940, le romancier s'exilait à Londres tandis que les troupes allemandes marchaient vers la frontière. Derrière lui, dans un coffre de la rue du Cherche-Midi, il laissait en plan la suite des aventures de Solal. Dès le 23 juin, Hitler traverse Paris au petit matin et le drapeau nazi se hisse sur la capitale occupée. Depuis Londres, Albert Cohen s'active pour protéger son manuscrit : le texte passera la guerre rue de Grenelle, dans une cave de la Légation suisse. En 1945, Paris est libéré et Solal sauvé. Lorsque Cohen retrouve la France en 1947, aucune page n'est perdue. Il part ensuite pour Genève, prendre ses fonctions à l'Organisation internationale pour les réfugiés. Il faudra encore vingt ans, scandés de tourments familiaux et d'ennuis de santé, pour que le manuscrit atteigne enfin la rue Sébastien-Bottin. Deux décennies au cours desquelles Cohen n'a sans doute pas cessé de manucurer son texte, de fignoler chaque paragraphe, partagé entre l'ambition de réaliser un « livre total » et l'angoisse de ne jamais le terminer.

Une manifestante malmenée par un CRS, le 6 mai 1968, sur le boulevard Saint-Germain à Paris ©PARIS-JOUR/SIPA

UN PAVÉ DANS LA VITRINE

En 1967, Albert Cohen désormais a 72 ans. Face à lui, Gaston Gallimard en a 86. Entre les deux hommes se dresse une montagne de 1 000 pages... que l'éditeur juge impubliable. De nouveau, comme trente ans plus tôt, l'écrivain se voit obligé d'amputer son texte de divers chapitres mettant en scène la famille du grandiloquent Mangeclous. Deux ans plus tard, ces passages sacrifiés deviendront Les Valeureux, son ultime roman, dont l'action se déroule... avant celle de Belle du Seigneur.

Dans la dernière version, adoubée par Gallimard, Belle du Seigneurraconte comment Solal séduit Ariane, une sublime femme au foyer genevoise qui s'ennuie avec un riche mari falot. Au milieu des années 1930, accrochés l'un à l'autre, ils vont vivre une passion carnassière. Cependant, ivres d'un amour idéal et mortifère, Ariane et Solal se consument tandis que les bruits de bottes montent en Europe. « Alors commençaient leurs heures hautes, comme elle disait. Grave, il lui baisait la main, sachant combien leur vie était fausse et ridicule. » Soirées de diplomates, tailleurs pour dames, palaces, escapades sur la Côte, déclarations enflammées... À l'heure de la libération sexuelle et tandis que la rue réclame le droit de « jouir sans entraves », l'univers de Cohen a fondu depuis longtemps. La carte du monde s'est scindée en deux, les empires coloniaux se sont effondrés, les jupes ont raccourci, les Beatles ont chanté Lucy in the sky with diamonds, l'homme a placé des satellites en orbite... Dans ce contexte, comme son livre, Albert Cohen paraît hors du temps. Il ne fréquente pas les cercles littéraires, ne lit pas ses contemporains et s'intéresse à peine à l'actualité. Il s'engage pour le sionisme... sans même se rendre en Israël. Pourtant, son roman lancé à contre-courant des idées et théories du moment devient rapidement un triomphe éditorial, l'une des meilleures ventes de la collection Blanche. Livre d'un vieil homme édité par un vieillard, Belle du Seigneur est peut-être pour le grand public le pavé le plus surprenant envoyé dans la vitrine de mai 1968. Soudain se percutent deux temporalités, l'oeuvre de toute une vie rencontre quelques semaines de la grande histoire du xxe siècle.

LE FRANÇAIS REDEVIENT UNE FÊTE

Genève, dans les années 30. C'est ici que les deux héros d'Albert Cohen vont vivre leur passion sublime et mortifère ©ullstein bild/akg-images

« Ses préoccupations ne sont pas celles de ses contemporains des années 1960, analyse Alain Schaffner, mais Cohen réhabilite l'extravagance et le romanesque. En ce temps-là, la critique et le monde intellectuel admirent Nathalie Sarraute ou Alain Robbe-Grillet, mais combien de lecteurs vibrent vraiment pour le 'nouveau roman' ? » Et avec Cohen, le français redevient une fête où les mots filent en folles phrases serpentines : « ... Ariane, la vive, la tournoyante, l'ensoleillée, la géniale aux télégrammes de cent mots d'amour, tant de télégrammes pour que l'aimé en voyage sût dans une heure, sût vite combien l'aimante aimée l'aimait sans cesse... »En lui remettant le grand prix de l'Académie française, Maurice Genevoix insiste sur le « souffle épique » de l'oeuvre et sur son « foisonnement ». Il revendique le droit du roman à être « une lanterne magique » avant de citer Jacques de Lacretelle, président de la commission du roman : « L'Académie a voulu montrer que l'imagination reste la qualité majeure d'un romancier. On l'a un peu trop oublié à notre époque. »

Belle du Seigneur refuse pourtant l'étiquette du roman gaulliste à raie sur le côté face aux mèches rebelles de la littérature soixante-huitarde. Le regard acéré de Cohen est bien trop malicieux pour cela. Son livre ne condamne ni l'adultère, ni la bisexualité d'Ariane. Il projette des images audacieuses et déroule des paragraphes presque expérimentaux, dont un célèbre passage privé de ponctuation. Cohen l'anachronique paraît même parfois en avance sur son temps. Sa caricature des hauts fonctionnaires, dont on ignore la fonction, reste pertinente à l'heure de l'Union européenne. Aucun roman n'a mieux décrit les journées creuses passées à empiler des dossiers inutiles : « Non sans émotion, il introduisit le premier crayon dans l'orifice, tourna délicatement la manivelle, en aima le roulement huilé, retira l'opéré. Parfaite, cette pointe. Une bonne petite travailleuse cette Brunswick, on ferait bon ménage ensemble. - Je t'adore, lui dit-il. Et maintenant au suivant de ces messieurs ! annonça-t-il en s'emparant d'un autre crayon. » Ainsi s'occupe la Société des Nations... pendant que défilent en Allemagne les troupes nazies. Quant à la satire du narcissisme, les personnages de Belle du Seigneur fascinés par leur apparence préfigurent l'ère des selfies : « La plus belle femme du monde, déclara-t-elle, et elle s'approcha de la glace, s'y décerna une tendre moue, s'y considéra longuement, la bouche entrouverte, ce qui lui donna un air étonné et même légèrement imbécile. »

Albert Cohen meurt le 17 octobre 1981 à Genève. Sur le tard, il est devenu un classique de la littérature moderne doublé d'une figure populaire, notamment grâce à un numéro spécial de l'émission de Bernard Pivot « Apostrophes » en 1977 et à une « Radioscopie » de Jacques Chancel diffusée en 1980. Edité par La Pléiade en 1986, Belle du Seigneur ne sortira en Folio qu'en 1998. Volontairement, Cohen a effacé toute trace de son travail. À la postérité, il lègue une oeuvre sans notes ni brouillons. De rares auteurs comme Muriel Cerf ou Paule Constant revendiqueront son influence. Plus récemment, on peut considérer L'Amour dure trois ans de Frédéric Beigbeder comme un condensé de Belle du Seigneur (la relation d'Ariane et Solal dure, elle aussi, précisément trois ans). S'il reste plus admiré qu'imité, le prestige et le succès de ce roman n'ont jamais faibli au fil des décennies. Belle du Seigneur fait partie de ces livres amis qui accompagnent le lecteur tout au long de son existence. Un de ces ouvrages qui, par son importance et son poids, le défie aussi. « Alors ça y est, vous vous lancez ? », dit la libraire lorsqu'on le porte à la caisse. Dans les dîners, similaires à ceux du roman, on annonce qu'on le lit, qu'on vient de le lire, ou mieux, qu'on le « relit ». On trouvera toujours, entre deux petits fours, un membre de la confrérie des lecteurs de Belle du Seigneur pour citer un passage, évoquer les « babouineries » des hommes ou le « grondement préliminaire et terrifiant de la chasse d'eau, tumulte funeste » qui emporte avec lui l'image idéale de l'être adoré.

Après la publication de 'Belle du Seigneur', Catherine Deneuve écrit une longue lettre à Albert Cohen. La star de 'Belle de jour' manifestait son désir d'incarner Ariane à l'écran ©WENN/SIPA

SOLAL BIENTÔT RESSUSCITÉ

Il y a aussi ceux qui l'ont lu jeunes. Trop jeunes peut-être. Avant même d'avoir aimé, ceux-là ont tout appris de l'érosion des sentiments, de l'ennui qui s'installe dans le couple lorsque « devenus protocole et politesses rituelles, les mots d'amour glissaient sur la toile cirée de l'habitude ». Et pourtant, malgré eux, Ariane et Solal ont rejoint Tristan et Iseult au panthéon des grands héros de la littérature amoureuse. Belle du Seigneur serait même un cadeau de mariage ou de Saint-Valentin très prisé. Curieuse destinée pour un roman somme toute amer, que son auteur définissait comme un « pamphlet contre la passion » et dans lequel Denis de Rougemont lisait un portrait de « l'amour réciproque malheureux ».

Au-delà de son aura, Belle du Seigneur reste un compromis entre l'ambition littéraire de Cohen et les impératifs commerciaux de Gallimard. Le Solal et les Solal dont l'auteur a rêvé n'a jamais vu le jour. Ce projet inachevé se laisse deviner dans l'étrange structure « en entonnoir » de Belle du Seigneur. Le texte s'ouvre comme un foisonnant roman choral pour se refermer brutalement sur la destinée des amants. Maître de conférences à l'université de Nanterre, Philippe Zard travaille actuellement à une édition des oeuvres romanesques complètes d'Albert Cohen au sein de la collection Quarto. Pour la première fois, la tétralogie sera proposée en un seul volume. Il respectera l'ordre chronologique de l'aventure de Solal et des Valeureux, dont Belle du Seigneur représente la magistrale conclusion. « Cette nouvelle édition comportera forcément des redites, prévient Philippe Zard. On retrouve par exemple dans 'Les Valeureux' des passages entiers de 'Mangeclous'. »En séparant Belle du Seigneur des OEuvres, l'édition de La Pléiade avait entériné une frontière artificielle entre l'imaginaire comique de Mangeclous et des Valeureux, et celui plus sombre de Solal et Belle du Seigneur« En reprenant sa place dans la tétralogie, 'Belle du Seigneur' retrouve son unité organique, poursuit le professeur. On s'aperçoit que l'aspect burlesque que l'on avait tendance à faire passer au second plan y joue à parts égales avec l'intrigue amoureuse. »

Surtout, de nouveaux enjeux jaillissent : « Je ne néglige pas la dimension psychologique mais il m'importe de redonner à l'oeuvre son arrière-plan politique et religieux », conclut Philippe Zard. Belle du Seigneur serait autant l'histoire d'un couple que celle d'un héros déchiré entre ses aventures sentimentales, son destin politique et son attachement à la tribu de ses origines. Le volume devrait sortir à l'automne. Cinquante et un ans après le retour d'Albert Cohen rue Sébastien-Bottin, plus de quatre-vingts ans après les premières esquisses de sa fresque, ce nouveau livre pourrait enfin s'intituler... Solal et les Solal.



LES PRIX LITTÉRAIRES DE 1968


Quand Belle du Seigneur reçoit le Grand Prix du roman de l'Académie française, le Goncourt récompense Les Fruits de l'hiver de Bernard Clavel. Elie Wiesel reçoit le prix Médicis pour Le Mendiant de Jérusalem et Yambo Ouologuem le Renaudot pour Le Devoir de violence. L'Interallié est décerné à Christine de Rivoyre pour Le Petit Matin et le Femina à L'OEuvre au noir de Marguerite Yourcenar. Les prix Roger-Nimier et Fénéon récompensent La Place de l'Etoile de Patrick Modiano. 




LE CINÉMA AU FIL DES ARIANE


Après la publication de Belle du Seigneur, Catherine Deneuve (ci-dessus) écrit une longue lettre à Albert Cohen. La star de Belle de jour manifestait son désir d'incarner Ariane à l'écran. Cohen n'y voyait pas d'inconvénient et songeait même à Bernard-Henri Levy dans le rôle de Solal. Brigitte Bardot s'est aussi, un temps, rêvée à l'écran dans les bras de Solal (sans forcément penser à ceux de BHL !). Les années passant, on imagina Ariane sous les traits de Ludivine Sagnier. Finalement, en 2012, Ariane avait au cinéma le visage de Natalia Vodianova (ci-dessous, avec Jonathan Rhys-Meyers dans le rôle de Solal).


(1) « 'Belle du Seigneur' d'Albert Cohen. Nouvelles approches. Colloque du cinquantenaire », les 25 et 26 mai organisé par l'Atelier Albert Cohen à l'université Sorbonne Nouvelle. Renseignements : http://thalim.cnrs.fr


SOURCE : https://www.lesechos.fr/week-end/culture/livres/0301581748194-belle-du-seigneur-retour-sur-le-destin-dune-oeuvre-culte-2170655.php#