ATELIER ALBERT COHEN

Groupe de recherches universitaires sur Albert Cohen

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edito cahier 14

Aborder la question de l'enfance dans l'œuvre de Cohen, c'est d'abord rencontrer deux dispositifs paradoxaux de l'écriture :

- Un principe de dissociation, en premier lieu. Le personnage d'enfant joue un rôle central dans l'essai autobiographique mais nullement dans les romans. (On pourrait faire des observations similaires sur la figure maternelle : le rôle de Rachel Solal est bien plus effacé que ne le laisserait supposer l'omniprésence de la mère dans les écrits autobiographiques.) Dans les romans, aucun personnage d'enfant n'occupe le premier plan – Solal commence significativement avec l'entrée du héros dans sa majorité religieuse.

- Un principe de dissémination, en second lieu. Relativement effacés sur le plan référentiel, les sèmes de l'enfance sont redistribués sur l'ensemble des personnages (de même que, pour poursuivre l'analogie précédente, les imago maternelles se démultiplient : Saltiel, la naine Rachel, Mariette, etc.). L'enfance est ainsi partout présente, disséminée parmi ces « vieux enfants » (L. Allal) que sont les Valeureux. Il serait aisé de montrer qu'elle concerne aussi tous les personnages qui, à quelque degré, captent la sympathie du lecteur : le père Deume et ses naïvetés, l'oncle Agrippa et ses marottes de vieux garçon, Ariane et ses peluches, Solal et ses enfantillages… Inversement, on a pu remarquer que les rares enfants représentés dans la fiction sont souvent des petits adultes, singes grotesques, tels les « ignoblets » de Mangeclous ou l'enfant prodige, le Wunderkind de la famille Rosenfeld, imaginé par Solal dans Belle du Seigneur (H. Nahmiyaz)…

Ces dispositifs de brouillage ne sont pas pour rien dans les difficultés d'interprétation que peut rencontrer le lecteur. Les études ici réunies proposent diverses directions de recherche. L'article d'Hervé Nahmiyaz s'interroge ainsi sur la représentation de la filiation, en tentant de replacer ce thème dans le contexte judéo-européen d'une littérature « marranique » – dont la définition et l'extension restent cependant à délimiter. Denis Poizat met en lumière le compagnonnage de l'enfance et du handicap. Constater l'omniprésence de l'enfance dans l'œuvre conduit également à examiner la valeur morale que l'écrivain lui confère, ce qui revient à ouvrir (avec L. Allal ou J. Sandler, notamment) le dossier complexe du statut de la naïveté chez Cohen. L'enfance « croyante » (Denis Poizat) est aussi un univers peuplé de chimères. Âge d'or ou paradis perdu, l'enfance présente en outre ce paradoxe d'une bonté soustraite à la morale : où passe la limite, chez Cohen, entre l'enfance inconsciente et la jeunesse carnassière ? Les « valeurs » dont sont porteurs les « Valeureux » désignent-elles cet horizon utopique (ou fantaisiste) d'une réconciliation entre la naïveté de l'enfant et la sagesse du vieillard ?

Le problème éthique est, comme toujours, intimement chevillé à la dimension esthétique. Piotr Sadkowski s'emploie à rapporter la question de l'enfance au modèle romanesque du roman initiatique, distinct du roman de formation. Alain Schaffner pose la question des lignes de démarcation mouvantes entre le roman et l'autobiographie, et met à l'épreuve la notion de « récit d'enfance » chez Cohen. « L'autobiographie » cohénienne ne se plie certes pas aisément aux modèles consacrés. Le Livre de ma mère est moins un récit d'enfance que le « tombeau » d'une mère disparue écrit – chanté plutôt – par un fils coupable ; Ô vous, frères humains n'est pas tant un récit autobiographique que l'histoire d'une mue – la transformation d'une âme d'enfant au contact des violences symboliques. Traumatisme du fils coupable dans le premier cas, de l'enfant martyr dans le second : tout sauf de simples récits de vie. Ajoutons que le projet autobiographique prend naissance dans les années de guerre et de terreur qui projettent sur le Jour des dix ans un éclairage allégorique ou prophétique.

Sans doute serait-il, à l'avenir, intéressant de repérer dans l'art même de Cohen ces traits et ces traces d'enfance : dans les histoires d'animaux de Solal ou d'Ariane, dans l'affectation de naïveté du conteur d'histoires valeureuses ou du romancier qui n'aurait rien lu – fils de lui-même –, et jusque dans la subtile orfèvrerie d'une écriture unique où l'extrême élaboration n'exclut jamais l'ingénuité...

Philippe ZARD