ATELIER ALBERT COHEN

Groupe de recherches universitaires sur Albert Cohen

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edito cahier 15

Relire Ô vous, frères humains impose de réfléchir non seulement aux conditions particulières de sa genèse, mais aussi aux éclairages fluctuants que viennent projeter ses contextes de réception.

1905 : rencontre traumatisante du petit Albert Coen avec un camelot antisémite. De la réalité de l'événement, de son déroulement exact, nous sommes condamnés à ne savoir que ce que l'écrivain nous en rapporte. Que l'épisode soit véridique, il nous est impossible de le certifier ; que l'invective antijuive soit plausible, dans une France qui est encore celle de l'Affaire Dreyfus, ne fait en revanche aucun doute.

1945. L'anachronisme est présent dès la naissance de l'œuvre : c'est quarante ans plus tard, et dans les circonstances historiques que l'on sait, qu'Albert Cohen décide de raconter le « Jour de [ses] dix ans », d'abord, en deux livraisons, dans La France libre puis, dans une version abrégée, dans la revue Esprit. Avec tout ce que les analogies comportent à la fois d'inévitable et d'insatisfaisant, le texte invite, parfois explicitement, le plus souvent implicitement, à tisser des liens entre le traumatisme d'un enfant juif dans la France de « la Belle Époque » et la découverte des chambres à gaz, entre l'exclusion raciste d'un enfant et la politique d'extermination raciale. « Jour de mes dix ans » est aussi la parole d'un homme blessé mais plein d'espoir qui, après la défaite du nazisme et de Vichy, s'adresse à la conscience humaine, à la conscience nationale (La France libre), et aux chrétiens d'ouverture (Esprit).

1972 : parution d'Ô vous, frères humains dans sa forme et son titre définifs. Nouvel anachronisme ? L'époque n'est-elle pas déjà celle où l'antisémitisme est devenu hors la loi ? Le texte peut alors passer pour le rappel d'une barbarie révolue, d'une passion définitivement « déshonorée » - pour reprendre la formule, au demeurant équivoque, de Bernanos - par la mémoire de l'horreur hitlérienne. Le Juif semble même s'être, dans l'intervalle, retrouvé auréolé, parfois à son corps défendant, parfois avec son consentement tacite, du prestige de la victime élective de l'Histoire :

« Seul dans son coin, le gamin hébété contemple sa blessure. Il n'est pas le semblable de ses semblables, il a reçu en pleine figure le choc de son appartenance à une tribu méprisée. Juif : il n'aura pas trop de sa vie entière pour apprivoiser la violence de cette révélation. [...] Pour la première fois, il éprouve en lui-même l'impuissance rageuse du paria. Pour la première fois, il est chassé de la ronde parce qu'il est juif, dédaigné par ses pairs, pourvu par eux d'un moi dégoûtant et bizarre, isolé, séparé, sans qu'il puisse déceler sur son corps ou dans son for intérieur la cause de ce bannissement. L'injure est un acte de baptême : l'affiliation incertaine devient sa vérité et son nom. » Lorsque Alain Finkielkraut, en 1980, ouvre Le Juif imaginaire sur cette phénoménologie de l'exclusion antisémite - qui pourrait apparaître comme un commentaire circonstancié d'Ô vous, frères humains -, c'est pour ajouter aussitôt qu'elle ne lui semble plus à l'ordre du jour :

Cette anecdote, vous la connaissez déjà. Sous d'innombrables variantes, elle vous a été racontée par une multitude d'écrivains. C'est l'histoire pathétique et édifiante d'un enfant arraché à l'innocence et né au judaïsme sous les espèces de l'injure ou, mieux, de la malédiction. Je voudrais, moi, dire et méditer l'expérience inverse : celle d'un enfant, d'un adolescent non seulement fier mais heureux d'être juif, et qui s'est demandé, peu à peu, s'il n'y avait pas de la mauvaise foi à vivre sa singularité et son exil dans la jubilation. [...] Le paradis dont j'ai été chassé n'est pas celui de l'entente, de l'harmonie, de l'homogénéité, mais une région inaccessible au commun des mortels, l'éden aristocratique où c'est la dissidence qui tenait lieu de distinction, et où n'entraient que les proscrits et les rebelles.

Il n'est pas sûr, pourtant, qu'un tel constat puisse être reconduit aujourd'hui - l'auteur du Juif imaginaire en conviendrait sans doute ; si les camelots ont disparu, on sait en revanche que l'injure antisémite est de retour ; que la société multiculturelle n'est pas toujours ce havre de tolérance un moment espéré, mais aussi celle où, pour citer les termes récents du rapport Obin (Inspection générale de l'Éducation nationale, juin 2004), « les enfants juifs, et ils sont les seuls dans ce cas, ne peuvent plus être scolarisés dans n'importe quel endroit ».

Est-ce ce contexte imprévu qui rend la lecture d'Ô vous, frères humains d'autant plus impérative ? Peut-on faire de la lecture d'Ô vous, frères humains, un témoignage au service de l'antiracisme ? C'est en tout cas le défi qu'a voulu relever Max Mamou en faisant de 2005 - le centenaire du « jour des dix ans » - une « Année Albert Cohen ». L'association qu'il a créée, « À vous frères humains », entend « favoriser l'apprentissage des valeurs d'humanisme et de rejet de toutes les formes de racisme auprès de jeunes publics, au moyen d'œuvres littéraires et artistiques ». C'est bien volontiers que l'Atelier Albert Cohen le rejoint sur des valeurs aussi authentiquement universalistes ; il est par ailleurs incontestable que cette visée humaniste est constitutive, dès l'origine, du projet d'écriture d'Albert Cohen et qu'il est donc légitime de chercher dans cette œuvre de quoi nourrir, sinon une morale, du moins un sens de la fraternité.

Il faut toutefois garder à l'esprit tant la complexité du réel que l'ambiguïté des œuvres, qui ne se ramèneront jamais à la simplicité d'un évangile humanitaire. L'interprétation du social doit éviter tout aussi bien le catastrophisme indécent que la dédramatisation politiquement correcte. Face aux métamorphoses, aux flux et aux reflux de l'antisémitisme, les propositions contraires - « c'est toujours la même chose », « ce n'est jamais la même chose » - sont également vraies et fausses, et il serait tout aussi déplacé de plaquer sur les nouvelles intolérances des grilles de lecture du passé que d'en nier les invariants, tout aussi inconséquent de se réfugier derrière des relativisations sociologiques pour contester la gravité des faits que de vouloir retrouver à tout prix la scène antidreyfusarde dans les manifestations du nouvel antisémitisme.

Par ailleurs, la tâche du critique doit se distinguer de celle du militant, sans se prévaloir d'une quelconque supériorité sur elle. Ô vous, frères humains reste un texte littéraire qui réclame attention, respect, discernement, vigilance ; il nous revient dès lors de le soumettre à un regard distancié, susceptible d'en éclairer les ressorts rhétoriques, les agencements argumentatifs, les soubassements mythographiques - puisque aussi bien c'est dans cette œuvre qu'Albert Cohen donne à lire le mythe fondateur de sa vocation d'écrivain. C'est à ce travail d'élucidation que se livrent, dans quatre études remarquables de précision et de densité, Piotr Sadkowski, Claire Stolz, Anne-Marie Paillet-Guth et Jérôme Cabot. D'autres études pourraient venir, très bientôt, compléter cet ensemble.

Deux bonnes nouvelles et une catastrophe ont marqué, pour l'Atelier Albert Cohen, cette année 2005. La première bonne nouvelle est la parution des Actes du Colloque de Cerisy, Albert Cohen dans son siècle, aux éditions Le Manuscrit. La seconde bonne nouvelle est que Les Cahiers Albert Cohen ont trouvé, par la même occasion, un éditeur et donc, enfin, une diffusion digne de ce nom.

La catastrophe, ce fut la disparition prématurée, inacceptable, de notre ami Norman Thau, dont nous demeurons inconsolables. Le prochain numéro des Cahiers Albert Cohen sera un volume d'hommages à sa mémoire.

Philippe ZARD.