ATELIER ALBERT COHEN

Groupe de recherches universitaires sur Albert Cohen

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Dans ma demeure d'Europe par Philippe Zard

«Dans ma demeure d'Europe»

LA CAVE DE SAINT-GERMAIN ET L'IDENTITÉ SPIRITUELLE DE L'EUROPE

 

Philippe ZARD

 

«[...] Soupçonner que l'Occident est peut-être habité sans qu'il le sache, en sache rien, par un hôte, qu'il recèle un otage, qui n'est pas «occidental» et qui n'est pas «son» otage. Mais l'otage de quelque chose dont lui-même est l'otage.»

J.-F. Lyotard[1]


"Enfin, il annonça qu'il venait d'acheter un château.

— Du seizième siècle après Jésus-Christ. Pourquoi disposez-vous de si peu de siècles ? Il s'appelle «La Commanderie». A la campagne, près de Saint-Germain.  J'ai signé l'acte. Trois millions. Vous me les prêterez, je vous prie. [...] Vingt-quatre hectares mais je ne sais pas combien de mètres il y a dans un hectare. Il doit y en avoir, des feuilles et des arbres. Et même la terre qui est dessous nous appartiendra" [2].


Dans l'annonce faite à Aude, au chapitre XXVII de Solal,  se devinent déjà les lignes de force qui donneront à l'épisode son intensité dramatique comme sa profondeur spirituelle. Solal vient d'acheter un château "du seizième siècle après Jésus-Christ". Pourquoi cette précision ? Son épouse serait-elle inculte au point d'imaginer l'achat d'un château du seizième siècle avant Jésus-Christ ? Nul doute que le sens de cette précision ne soit ailleurs — plus loin : quand il apparaîtra que cet épisode, loin de décrire les seuls désarrois d'une conscience juive divisée, s'interroge aussi sur l'essence spirituelle de l'Europe et l'idée même d'une postérité christique.

Le choix de la ville de Saint-Germain, quant à lui, ne doit rien au hasard : on peut lire l'ensemble de ces chapitres comme la glose d'une tension implicite entre le "saint" et le "germain", lutte d'influence qui est aussi un conflit métaphysique dont l'Europe est l'enjeu dans cette demeure moyenâgeuse.

Moyenâgeuse ? De nouveau le texte est piégé, si habile en ses procédés qu'on peut parcourir ces pages de multiples fois avant d'apercevoir la supercherie... ou le lapsus révélateur. Officiellement, le château acheté par Solal date du seizième siècle, soit de la Renaissance. Mais par un remarquable effet de brouillage, l'information est oubliée sitôt qu'elle est fournie : toute l'imagerie ultérieure du château sera médiévale et, quelques pages plus loin, Solal, décrivant l'architecture de sa "demeure d'Europe", déclarera sans sourciller : "Les gens du Moyen Age ont tout très bien arrangé. Beaucoup de chambres"[3].  Dans l'hésitation ainsi entretenue entre un Moyen Age d'abord nié puis omniprésent et une Renaissance éclipsée aussitôt que nommée se lit une autre formulation du conflit spirituel de l'Occident.

Christianisme, judaïsme, Europe, Allemagne, Moyen Age, Renaissance : si l'épisode de Saint-Germain tient une place si singulière dans l'œuvre, c'est qu'en lui se nouent tous les fils de l'imaginaire spirituel de Cohen, dans une trame dont l'évident  symbolisme ne se résout jamais dans l'univocité d'une allégorie. Ce qui donne ici cohésion à l'ensemble de ces questionnements n'est pas un discours idéologique mais un mythe littéraire qui rend tous leurs droits aux ambiguïtés dont se nourrit la fiction : le motif du château permet en effet de tisser le lien entre les dimensions romanesque, psychologique et théologique de l'épisode; sa désignation (la Commanderie), son emplacement (Saint-Germain), sa topographie (rapport entre la profondeur et la surface) sont autant d'invitations à lire dans ces chapitres une fable de l'Occident, dont Israël, la Chrétienté et la Germanie seraient les principaux personnages.


Cohen et le roman noir


On n'a pas assez remarqué, parmi tous les genres romanesques que Solal évoque tour à tour ou simultanément (roman d'éducation, d'aventures, roman exotique, psychologique, social...), la part du roman gothique, ou roman noir.

Rappelons qu'on appelle ainsi un genre né  avec Horace Walpole et dont l'apogée se situe entre 1764 (date du Château d'Otrante) et le premier quart du XIXe siècle. Gothique dans la mesure où "l'architecture du Moyen Age (monastères, châteaux de préférence en ruine) y détermine souvent l'action dramatique", terrifiant, "quand tous les artifices du surnaturel et tous les dévoiements de la nature concourent à donner le frisson au lecteur", noir, car "cette couleur met l'accent sur la violence des comportements et le macabre des situations, sur l'ambiance nocturne, cauchemardesque qui opprime le décor et les consciences"[4], le genre s'est rapidement figé dans des stéréotypes aisément repérables. L'épisode de Saint-Germain s'en inspire avec ostentation.

L'atmosphère nocturne du roman gothique est ainsi fidèlement restituée. Le château est visité la nuit; on y arrive par un chemin étroit et difficultueux ("la voiture s'engagea dans un chemin, sursauta dans des fondrières"[5]; "ces buissons qui envahissaient les allées. Ces chemins éboulés."[6]), une "allée noire" [7]. Lors de la première visite, le château est dépourvu d'installation électrique et le couple doit avancer à la lueur des bougies.

Certains des procédés les plus éculés sont mis à contribution : Aude manque d'être atteinte par une "pierre qui, tout à l'heure, s'était détachée d'un mur et l'avait frôlée"[8]; les éléments contribuent à plonger le domaine dans une atmosphère  sinistre et inquiétante, tel ce vent qui "éteignit une des bougies dans la salle des gardes où veillaient des armures"[9], laissant pressentir quelque vie fantomatique.

C'est surtout la configuration du château, avec ses chambres vides et obscures ("Quinze immenses pièces incommodes et malsaines"[10]), ses portes dérobées, ses passages secrets, sa vie souterraine et inquiétante qui permet les clins d'œil les plus appuyés. Le récit décrit avec complaisance la manière dont Aude, après avoir dérobé à Solal endormi une mystérieuse "clef dorée"[11] (on est ici aux limites du conte pour enfants, dans lequel Solal jouerait le rôle de Barbe-Bleue), finit par découvrir un passage secret :

"Entrée dans la salle aux armures, elle alla vers le grand bahut écussonné, l'ouvrit à l'aide de la clef dorée. Mais elle ne vit pas l'issue qu'elle était sûre de trouver. [...]

"Elle appuya son front contre la vitre, réfléchit, retourna vers le bahut, en ouvrit les deux battants, puis le tiroir qu'elle sortit. Enfin elle avait trouvé ! Le fond du tiroir masquait l'ouverture d'un escalier creusé dans le sol. Elle écouta. Personne. Elle se courba pour pénétrer dans l'armoire, posa le pied sur la première marche"[12].

Cette imitation du gothique, d'autant plus troublante que celui-ci est, encore une fois, souvent méprisé comme un genre mineur, se vérifie également dans la psychologie et le comportement des personnages. Il faut ici rappeler que tout le début de l'épisode repose sur le "point de vue" d'Aude, et que cette focalisation interne est le principal facteur d'angoisse dans le récit. Solal, sous le regard déconcerté de sa femme, adopte ainsi un comportement digne d'un inquiétant châtelain de roman noir, disparaissant la nuit pour de mystérieuses activités ("elle ne le voyait presque pas le jour, jamais la nuit"[13]), chasse les domestiques ("il n'aimait pas les espions"[14]), aggravant encore l'accablant isolement de sa jeune épouse, institue des rites incompréhensibles qui accusent le caractère terrifiant du séjour :

"Il se borna à lui dire  [...] d'ordonner aux domestiques de ne plus circuler dans la maison toutes les fois que (il hésita puis eut un regard d'une froideur mortelle) sonnerait le gong pendu dans sa chambre"[15].

La "froideur mortelle" du regard de Solal n'est pas loin de transformer le mari d'Aude en seigneur cruel, dissimulant sous des airs de mystère l'avancée de la folie ("ce jeune homme brillant, un fou en réalité"[16]), des turpitudes sadiennes ou quelque pouvoir surnaturel. Dans ce contexte narratif, il n'est pas jusqu'à des événements extérieurs qui ne puissent passer pour l'effet d'un sortilège ou d'une malédiction :

"Puis elle pensa à son père, frappé d'une maladie étrange, sur laquelle les médecins ne l'avaient pas renseignée comme elle l'eût voulu et qu'on avait dû, quelques jours auparavant, transporter dans une maison de santé"[17].

Deux épisodes sont en outre indissociables de réminiscences gothiques. Quand Aude, à la fin du chapitre XXIX est séquestrée par son mari, la scène fait revivre le motif des vierges captives, soumises aux caprices ou aux sévices de maîtres despotiques. De même, avant toute interprétation religieuse de la résurrection finale de Solal, il convient d'avoir à l'esprit que cette soudaine irruption du surnaturel a été préparée et justifiée de longue main par l'usage des codes narratifs du roman gothique, friand de revenants ou de vie éternelle.

Bien évidemment, l'intention romanesque de Cohen ne saurait être la même que celle d'un Walpole ou d'un Mathurin. Comme souvent chez Cohen, le modèle imité est rendu méconnaissable, et sert à une démonstration dont il y a fort à parier qu'elle est éloignée des intentions originelles du genre. Pour autant il est important de déterminer les raisons qui poussent le narrateur à emprunter les procédés les plus visibles d'un genre anachronique au service de sa vision du monde. Que cette incongruité ne soit pas entièrement étrangère à la teneur spirituelle de l'épisode sera l'une de nos hypothèses de lecture.

Remarquons pour commencer que, plus d'un siècle après la "mort" du genre, toutes les conventions romanesques dont le narrateur émaille à plaisir son récit ne peuvent qu'être immédiatement mises à distance. Le ressort de l'intrigue n'est naturellement pas de susciter la peur : on ne craint jamais vraiment pour la vie d'Aude, et alors même que Solal se livre à de suspectes activités nocturnes, aucun lecteur ne l'imagine en criminel sadien. Le texte fonctionne ainsi comme un tissu d'allusions à un modèle ancien, voire périmé, et son premier effet est de rendre sensible l'intrusion inopinée de l'inactuel, de l'anachronique au cœur du présent, de troubler, en d'autres termes, l'apparent continuum historique dans lequel évoluent les personnages pour signifier une béance radicale.

De ce point de vue, le récit recoupe certes partiellement l'un des effets les plus souvent éprouvés du roman gothique à l'époque de son émergence : ressusciter au cœur de l'Europe des Lumières le souvenir des ténèbres médiévales; contrarier l'optimisme anthropologique des philosophes par la mise au jour de la face nocturne de l'âme humaine — rappeler la part du diable.

Tout en s'inscrivant dans ce registre, Cohen prend soin de le mettre au service de significations qui lui sont propres : l'anachronisme constitutif du genre (et plus frappant encore en 1930) devient prétexte à déployer une vision originale de l'Histoire européenne; les ressources symboliques du château participent en outre à la description conjointe de l'esprit européen et de la conscience juive. Il restera à déterminer la cohérence de ce réseau métaphorique.


L'Europe et les Juifs

«Ce qu'il y a de plus réel dans les juifs réels, c'est que l'Europe, au moins, ne sait qu'en faire.»

J.-F. Lyotard[18]

On se souvient que, pour Solal, "même la terre qui est dessous nous appartiendra"[19]. La suite de l'épisode se charge de donner à la phrase tout son poids d'ambiguïté. Car enfin, quel est ce "nous" qu'évoque Solal ? Aude et lui-même ou, comme le suggérera la suite, les tribus d'Israël clandestinement installées dans les souterrains du château ?

De la réponse à cette question dépend le sens du geste de Solal. Celui-ci semble d'abord relever d'un désir d'enracinement, d'appropriation de la terre française perçue comme gage de naturalisation. Toute l'originalité de l'épisode réside cependant dans un renversement décisif : faire tenir simultanément le désir d'enracinement du Juif en Europe et le déracinement intérieur de l'Europe. Devenir un autochtone ne peut se faire qu'à condition de rappeler à l'Europe, à cette "demeure d'Europe", son essentielle allochtonie.


Denise Goitein-Galperin signale l'une des sources possibles de l'épisode du château de Saint-Germain dans Solal : un passage de Sodome et Gomorrhe dans lequel le baron de Charlus se plaint amèrement d'une supposée prédilection juive pour la profanation des lieux chrétiens. Ayant appris que la famille Bloch habitait un domaine appelé La Commanderie, Charlus entonne ainsi un long couplet antisémite :

"Quelle horreur ! s'écria-t-il, en rendant à sa voix toute sa vigueur claironnante. Toute les localités ou propriétés appelées «La Commanderie» ont été bâties ou possédées par les chevaliers de l'ordre de Malte (dont je suis), comme les lieux dits «Le Temple» ou «La Cavalerie» par les Templiers. J'habiterais la Commanderie que rien ne serait plus naturel. Mais un juif ! Du reste cela ne m'étonne pas; cela tient à un curieux goût du sacrilège, particulier à cette race. Dès qu'un juif a assez d'argent pour acheter un château, il en choisit toujours un qui s'appelle le Prieuré, l'Abbaye, le Monastère, la Maison-Dieu.  [...] Votre ami habite La Commanderie, le malheureux ! Quel sadisme !" [20].

Et Denise Goitein-Galperin de commenter avec justesse :

"La coïncidence avec Proust est loin d'être un hasard. Ce dont Charlus accuse les Juifs, Solal le revendique comme un mérite digne de louange. La Commanderie, dont la salle des gardes est encore ornée des anciennes armures des chevaliers, a perdu sa destination. Elle n'attend que la création d'un microcosme juif pour recouvrer un sens et une vérité, [...] pour qu'une cité juive vivante restitue à la vieille demeure une existence réelle, dont la signification hautement symbolique s'abrite dans le secret lumineux de la nuit. Cet univers juif recréé dans les caves médiévales constitue à la fois un défi et un appel à la chrétienté [...]" [21].

Quelle est au juste la nature de ce défi et de cet appel à la chrétienté ? Et pourquoi s'appuient-ils sur le mythe du château pour s'exprimer ?

Ce n'est pas la première fois que le château fonctionne comme emblème de l'identité occidentale ou européenne. Le précédent est de taille puisqu'on le trouve dans l'œuvre de Kafka — le château du comte Westwest figure ainsi le principe de la civilisation occidentale, ou extrême-occidentale, celui-là même que K., l'arpenteur, a pour mission d'explorer. A la différence de K., cependant, Solal n'est pas en quête de l'identité occidentale : il se saisit d'une figure héritée de l'Europe pour la reconstituer, lui redonner vie et la rendre à ce qu'il considère comme sa signification profonde. C'est en ce sens que la figuration symbolique de l'Europe va de pair avec la description d'une conscience juive.


L'épisode doit d'abord être replacé dans son contexte. Solal, jeune ministre du travail, subit les affres de sa double appartenance juive et française. Sommé de choisir, par son beau-père (et président du Conseil) entre l'adhésion à sa nouvelle patrie et la fidélité à ses origines, le jeune homme, lors d'une réception ministérielle, outrage son père (rabbin) en reniant le judaïsme par un signe de croix. Pris de remords, il vient le lendemain demander son pardon et décide, à la demande de son père, d'établir "une demeure secrète dans (sa) demeure d'Europe"[22] : il fait installer son innombrable parentèle dans les souterrains du château et mène la double vie d'un ministre et d'un fils d'Israël, "vie occidentale" le jour, "orientale" la nuit :

"J'ai fait venir des Solal, ceux de Céphalonie et ceux d'ailleurs. Une ville biblique grouille sous la demeure de son Excellence. Le jour au ministère, à la chambre, aux réunions du parti. Et la nuit, je vais dans mon pays. [...] Etendu à l'orientale sur des coussins, le ministre de la République française reste à deviser jusqu'au matin avec ses frères. — J'aime la France. Elle est jolie"[23].

Solal, incapable de vivre simultanément son appartenance à l'Occident et ses attaches juives, choisit ainsi, littéralement, de déplacer le problème : en assignant un lieu clos (le souterrain) et une temporalité définie (la nuit) au judaïsme, il croit d'abord laisser ouverte la possibilité d'une vie pleinement accomplie dans ses deux dimensions, et empêcher le parasitage de l'une par l'autre. En circonscrivant, en "territorialisant" ainsi judaïsme et Occident, le personnage ne fait toutefois que se bercer d'illusions. Non seulement il maintient le dualisme mais il l'exacerbe, ou plus exactement il ne fait qu'en révéler l'insondable profondeur.

Ainsi s'explique le recours à une symbolique médiévale. Le conflit contemporain que vit Solal entre judaïsme et Occident se charge dans cet épisode d'une épaisseur historique et mythique. La relégation des Juifs dans les sous-sols du château, au lieu de résoudre la dualité spirituelle, lui donne une forme tangible et palpable. Plus fondamentalement encore : l'épisode du château de Saint Germain donne un sens plus fort et plus profond au refoulement du Juif et à l'attitude d'Aude une résonance nouvelle.

L'exclusion du Juif se joue ainsi sur deux scènes : une scène contemporaine — l'impossibilité pour le ministre français de manifester son attachement à ses origines — et une scène symbolique, figurée par la ségrégation spatiale, topique, entre le lieu occidental et le lieu juif, et rendue sensible par une symbolique médiévale. Il est impossible de ne pas faire le lien entre cette figuration de la ségrégation et la situation historique réelle faite au Juif dans l'Occident médiéval : le château de Saint-Germain apparaît à l'évidence comme la reproduction des mesures discriminatoires ayant frappé les Juifs dans l'Europe chrétienne du Moyen Age.

L'antisémitisme moderne, à la différence de l'antijudaïsme médiéval, est moins fondée sur des a priori théologiques que sur l'exacerbation du principe national et la méfiance (culturelle et morale) à l'égard d'un corps étranger et inquiétant. L'antisémitisme modéré de Maussane, beau-père de Solal, se présente de prime abord comme le refus mondain d'un exotisme trop voyant. Il n'en reste pas moins que Maussane est l'agent principal de l'expulsion de l'élément juif hors de la sphère publique :

"Français, uniquement français et tout ce que cela comporte. [...] Comprenez-moi et ne me procurez pas le plaisir de lire des articles intitulés je ne sais pas moi «Les avatars familiaux du citoyen Solal» ou bien  «L'oncle, les cacahouètes et le nouveau ministère Maussane». Donnez-lui un billet de première jusqu'à Athènes ou pour toute autre capitale où il n'ait pas de neveu ministrable et n'en parlons plus. [...] Je le répète [...], aimez vos parents, mais de loin, au nom du ciel, de loin !"[24].

Aude, en exigeant le renvoi des Juifs hors du château, réitère sur le plan privé cette logique de l'exclusion — "au nom du ciel" ? — qu'elle prolonge et développe : celle qui au Moyen Age fait passer du ghetto aux mesures d'expulsion. C'est dans et par ces dispositions qu'Aude, "fille d'Europe"[25] pourtant si mal à l'aise dans le château moyenâgeux de Saint-Germain, en retrouve secrètement l'esprit, dessinant à son insu une continuité entre l'antijudaïsme religieux et l'antisémitisme moderne.

Cette continuité repose sur une expression familière utilisée par la jeune femme qualifiant les Juifs du souterrain de "bonshommes impossibles"[26]. La tournure familière (impossibles pour insupportables) cache peut-être ici un verdict ontologique : l'existence juive n'est pas impossible de fait, elle l'est de droit. De même que la société médiévale rendait le judaïsme théologiquement impensable (sauf à titre de reliquat d'une ancienne religion rendue caduque par la Nouvelle Alliance[27]), l'Occident moderne, hérissé de frontières et sûr de sa rationalité, rend impossible l'existence des créatures du ghetto, anachroniques, irrationnelles et apatrides.

La portée symbolique de l'épisode consiste donc à retrouver, par-delà l'apparente discontinuité historique entre le Moyen Age et l'époque contemporaine, une sorte de fil rouge, de basse continue du concert occidental : c'est dans le rejet de l'altérité, exemplairement figurée par le Juif, que se trouve illustré ce trait de permanence multiséculaire. Que l'Europe des Lumières, en dépit des apparences, ne soit pas tout à fait sortie du Moyen Age est l'une des leçons les plus manifestes de cet épisode.


Les caves de l'Europe


Quelle est au juste cette altérité figurée par le Juif ? La topographie nous permet d'approfondir les résonances de la scène. Les Juifs de Saint-Germain ne sont  pas situés dans un endroit quelconque du château; l'intention ne saurait être simplement de reproduire le ghetto médiéval, auquel cas la contiguïté du lieu de réclusion aurait suffi. L'emplacement souterrain de la tribu juive ("Ils vivent dans les caves"[28]) est en revanche beaucoup plus suggestif.


La vie souterraine des Juifs est d'abord la reprise d'un des grands mythes de l'antisémitisme moderne : celui de la conspiration[29]. Les Juifs de Cohen, "gens du souterrain"[30] semblent la réplique parfaite de ces Juifs de l'ombre de la propagande de l'entre-deux-guerres. Au sens proprement politique — celui de la conspiration juive internationale (toutes les nationalités sont représentées dans la cave, ce qui rappelle la dénonciation traditionnelle du cosmopolitisme juif) — s'ajoutent les connotations répugnantes associées à la vie souterraine, qui forment elles aussi l'aliment quotidien de la propagande antijuive. Ainsi, pour Aude, les habitants de la cave sont des "larves"[31], et, dans une sorte de masochisme exacerbé, le terme est répété obsessionnellement par Solal[32].

Comme souvent, c'est à la seule fin d'être subvertis que sont utilisés par Cohen les stéréotypes antisémites. Ainsi, la condition souterraine du Juif apparaît comme l'effet du rejet extérieur et non du projet conspirateur : le récit substitue à l'image du Juif ourdissant des complots celle du Juif terré dans un abri précaire au cœur de l'Europe, celle-là même qui sera amplement exploitée dans l'épisode correspondant de la cave de Berlin. Le motif de la peur revient comme un leitmotiv : "Ils avaient peur, peur. [...] Une race active ricanait, sanglotait, débordait d'expression, avait peur"[33].

Plus fondamentalement, le récit retourne en faveur des créatures souterraines la mythologie de la conspiration, en suggérant, dans l'évocation des Juifs pieux qui clôt le chapitre XXVIII, que le fantasme occidental du complot juif est avant tout l'inversion de la vocation authentique d'Israël : "Le malheur ne les courbait pas. Ils allaient, éclairés d'élection, et leur complot était l'amour des hommes"[34]. Antijudaïsme et antisémitisme enveloppent donc un projet de diabolisation du Juif, qui est l'exact pendant du thème de "l'élection  pour autrui" (Lévinas) en lequel Cohen aperçoit la mission d'Israël. Ce qui doit amener au second moment de l'élucidation du symbole narratif.


La position souterraine des Juifs dans le château de Saint-Germain renvoie en effet à un autre symbolisme : celui de la caverne. Solal lui-même donne à Aude, qui s'enquiert anxieusement des disparitions nocturnes de son mari, une clé d'interprétation en ce sens : "— Et où allez-vous ? — Dans l'antre. Au royaume des morts. Dans la contrée du sourire effrayant"[35].

La descente  d'Aude dans cet antre s'apparente alors à un itinéraire initiatique :

"Elle descendit une cinquantaine de degrés, suivit un couloir sombre au fond duquel un cierge allumé suscitait des ombres changeantes. Elle entrebâilla une porte cloutée et aperçut une salle aux voûtes étoilées que soutenaient de larges piliers. Au fond, les sept branches d'un chandelier brillaient devant un rideau de velours, brodé de lettres carrées et de triangles"[36].

Le récit reprend ici quelques-uns des éléments les plus connus du trajet initiatique : les "degrés" (terme qui renvoie aussi bien aux marches d'un escalier qu'aux stades d'une initiation), le passage par la nuit (le"couloir sombre"), le franchissement d'un seuil (la "porte cloutée") et la confrontation de la néophyte à des signes ésotériques ("lettres carrées", "triangles").

La grotte aménagée se caractérise toutefois par son ambivalence : elle n'est pas seulement descente aux enfers mais ouverture vers les hauteurs. Ainsi ce lieu souterrain et obscur comporte-t-il "une salle aux voûtes étoilées" et semble alors établir une mystérieuse communication entre le sous-sol et le ciel. Il est en même temps lieu de nuit (Solal ne s'y rend que la nuit, et les habitants de la cave dorment le jour) et de lumière ("éclairés d'élection"[37]). La cave de Saint-Germain et l'épisode qui s'y déroule semble dès lors la  meilleure illustration  de ce que Gilbert Durand désigne comme le propre du motif de la caverne :

"Certes la conscience doit d'abord faire un effort pour exorciser et invertir les ténèbres, le bruit et les maléfices qui semblent être les attributs premiers de la caverne. Et toute image de la caverne est lestée d'une certaine ambivalence. En toute «grotte d'émerveillement» subsiste un peu de la «caverne d'effroi»" [38].

Toute la scène de la cave et l'échec de la conversion d'Aude peuvent s'interpréter à la lumière de cette ambivalence. Ce que Solal reproche à Aude, revenue horrifiée de son contact avec les Juifs de la cave, est précisément de n'avoir pas su voir. Aude se serait en quelque sorte arrêtée à la "caverne d'effroi" :

"Aude, vous n'avez pas su voir ces gens tels qu'ils sont. Tels qu'ils sont en réalité. [...] Tu n'as pas su les voir, les vrais, ceux de l'esprit [...] Tu n'as pas compris que tu étais hier soir dans une ville sainte et folle et irrémédiable d'humanité. Les quelques ridicules, les quelques  impolis, cela joue un grand rôle pour vous autres, les déformés t'ont empêchée de voir les saints"[39].

La cécité d'Aude et l'échec de son initiation sont ici rapportés à son sens occidental de la bienséance, qui lui interdit de donner sa véritable mesure au spectacle grotesque qu'elle a observé. Les craintes initiales de Solal se révèlent ainsi justifiées : "Ah, qu'il était difficile de dire la beauté d'Israël à qui ne voyait que les Juifs"[40].


On remarquera d'ailleurs que le passage est, de ce point de vue, l'exact équivalent de la scène inaugurale de Belle du Seigneur, à savoir : une invitation à dépasser le sensible pour s'élever à l'essence invisible. Ce qui sera demandé à Ariane est précisément d'oublier la laideur indicible du vieillard pour s'abandonner en confiance à la sublimité de son amour — de même que ce qui est attendu d'Aude, c'est de traverser les apparences empiriques des créatures du ghetto pour s'élever à leur signification métaphysique. Dans l'épisode de Belle du Seigneur, la figure d'Israël s'est tout simplement intériorisée dans celle du vieillard juif, incarnation d'une âme collective.


Du coup la cave de Saint-Germain semble rejoindre un symbolisme quasi platonicien, comme le suggéraient déjà les "ombres changeantes"[41] entraperçues par Aude lors de sa première descente. Victime des apparences, trop soumise à l'évidence de ses sens, Aude serait, comme les prisonniers de la caverne platonicienne, incapable de s'élever de la désastreuse impression donnée par la tribu juive à l'idée de la grandeur spirituelle d'Israël. La vérité de la crypte ne sera pas décryptée. L'opposition du sensible et de l'intelligible est ici reformulée à travers le contraste entre l'existence juive et la vocation d'Israël. Aude, "fille d'Europe",  est précisément celle qui refuse de faire le lien entre ces deux versants d'une même réalité. A l'encontre de ses intentions premières, elle renonce à établir la moindre parenté entre "le royaume pur et guerrier de l'Ancien Testament", le peuple des "prophètes"[42] et les créatures misérables de la cave — ce faisant, elle renouvelle l'opposition théologique entre les Juifs charnels et le verus Israel, dont le seul héritier légitime serait la chrétienté.


Ce qui nous amène à considérer l'aspect proprement religieux de la scène, enjeu décisif pour la compréhension de la question occidentale chez Cohen.

Le "royaume des morts" que Solal annonce à Aude est une allusion transparente à la mythologie grecque, et joue sur l'une des valeurs traditionnellement assignées à la caverne : celle de la tombe. La suite du récit pourtant ne cesse de démentir cette désignation initiale. Ce que décrit le récit est au contraire l'agitation fébrile d'un peuple qui, bien que terrifié, s'accroche avec frénésie à toutes les sollicitations de la vie, des plus nobles aux plus triviales, loin de l'existence fantomatique des ombres du Royaume d'Hadès dans L'Odyssée :

"Une race exsudeuse expectorait, crachait, toussait, râlait, transpirait, se grattait, procédait à des échanges, assimilait, rejetait, vivait. Des enfants échangeaient des sciences. Tout circulait"[43].

Solal lui-même définit son peuple comme "le peuple du demain éternel"[44] et fait de "vivre, résister, durer"[45] la devise d'Israël. Le "royaume des morts" serait alors la vision "grecque", occidentale et chrétienne de l'existence juive, vision que Solal ne feint de reprendre à son compte que pour mieux l'attribuer à Aude l'Européenne. Tout l'épisode ne tendrait ainsi qu'à prouver, au contraire, la vie persistante d'un peuple censément fossilisé. Loin, cependant, de se limiter au constat d'une permanence juive, l'épisode de la cave, par son symbolisme, permet d'en suggérer la portée singulière pour l'Occident.

Nous n'avons jusqu'à présent examiné que la portée négative de la cave, envisagée comme symbole de l'exclusion du Juif en Occident. Cette analyse ne rend compte que de la moitié du sens enveloppé dans le chronotope de la cave. Autant qu'un symbole de réclusion et de mort, la cave est traditionnellement une figure matricielle : "La grotte est considérée par le folklore comme matrice universelle et s'apparente aux grands symboles de la maturation et de l'intimité tels que l'œuf, la chrysalide et la tombe. [...]" , écrit Gilbert Durand, qui ajoute : "C'est [...] par la cave, le creux fondamental, que, physiquement s'implante toute demeure, même celle qui matériellement n'a pas de fondations"[46].


C'est le moment de faire la synthèse entre les différentes valeurs jusqu'ici repérées : figures du refoulement et de la mort, du fondement et de la matrice. A cette fin, il conviendra de dépasser le niveau purement archétypique du symbolisme pour en déterminer des contenus culturels précis.


"(Aude) laissa tomber ses vêtements et s'immobilisa dans le lit. Elle penserait demain. Maintenant, clôture et dormir. Elle rêva que des chants d'Orient se faisaient entendre dans la Commanderie"[47].

Les "chants d'Orient" sont ceux que les habitants clandestins du château entonnent la nuit tombée. Il ne s'agit cependant pas de donner un indice (même si le code narratif apparent est bien, une fois encore, celui du roman noir). Au sens littéral se superpose un sens spirituel : des chants d'Orient hantent secrètement la "demeure d'Europe"; les mélodies juives sourdent du sein même de ce château d'Occident.

Nul exotisme ici — si l'on entend par exotisme la pure juxtaposition spatiale de deux milieux culturels qui ne communiquent jamais vraiment, enclos dans leur étrangeté. L'effet de profondeur est ici tout autre : relégué dans la cave, condamné à la clandestinité, Israël apparaît pourtant comme la partie la plus profonde du château, si profondément enfouie qu'on ne manquerait pas de l'ignorer si des mélodies n'entraient, comme par effraction, dans les rêves de la jeune femme, tels des images refoulées ou des actes manqués. C'est ainsi que le chronotope de la cave joue à merveille sur les deux valeurs du sous-sol : celle du refoulement et celle de la fondation.  A proprement parler, Israël est la fondation cachée de la maison d'Europe, l'origine forclose de l'Occident.

Il est aisé de rattacher cette figuration topographique à certaines méditations récentes sur l'identité de l'Europe. Ainsi, pour le philosophe Rémi Brague, l'Europe se définit en quelque sorte par sa secondarité. L'Europe s'est historiquement et spirituellement construite par héritage : héritage d'Athènes par les Romains, héritage du judaïsme (de sa conception du divin) par le christianisme :

"Ce qui fait l'unité de l'Europe, ce n'est pas la présence en elle d'un seul élément, mais bien de deux. Sa culture se ramène à deux éléments irréductibles l'un à autre. Ces deux éléments sont d'une part la tradition juive, puis chrétienne, et d'autre part la tradition du paganisme antique. Pour symboliser chacun de ces courants par un nom propre, on a pu proposer : Athènes et Jérusalem. Cette opposition se fonde sur l'opposition du Juif et du Grec emprunté à saint Paul. [...] Ce sont les deux  éléments  qui font vivre l'Europe, par le dynamisme même qu'entretient leur tension"[48].

Ce serait en quelque sorte la dette par rapport à un héritage antique qui définirait l'être propre de l'Europe : idée paradoxale puisqu'elle fait reposer l'essence du message européen sur la forme (celle de l'héritage) plutôt que sur un contenu spécifique, mais idée peut-être seule à même d'expliquer la permanence de la conscience européenne malgré l'extrême plasticité et variabilité des contenus de sens — l'apport de Rome en ce sens est précisément "la structure de transmission d'un contenu qui n'est pas le sien propre"[49]. Plus encore, c'est parce que l'Europe aurait conscience que son origine est extérieure et antérieure à elle, que ses fondements sont extra-européens, que l'Europe peut se définir comme telle. Pour Rémi Brague, "l'Europe a en effet cette particularité d'être, pour ainsi dire, immigrée à elle-même. [...] Le caractère secondaire de la culture y est, non seulement présenté comme un fait, mais explicitement su et délibérément voulu"[50].

C'est ainsi  que l'authentique esprit européen réside dans "la conscience d'être des tard-venus" : "cette conscience a pour suite un déplacement de l'identité culturelle de l'Europe, tel qu'elle n'a d'autre identité qu'une identité excentrique"[51].

En d'autres termes,"pour l'Europe, la source est extérieure"[52]. Idée particulièrement stimulante puisqu'elle fait jouer une dialectique incessante entre l'enracinement et le déracinement, à laquelle, comme on l'a vu, Albert Cohen est loin d'être étranger.


S'agissant du rapport entre christianisme et judaïsme, Rémi Brague  ajoute : "Nos grecs, ce sont les Juifs. Pour le dire moins vite : le christianisme est à l'Ancienne Alliance ce que les Romains sont aux Grecs. Les chrétiens savent — même s'ils sont constamment menacés de l'oublier, et l'ont fait à plusieurs reprises — qu'ils sont greffés sur le peuple juif et sur son expérience de Dieu"[53].

De là suit une conséquence qui, pour Rémi Brague, définit à la fois l'essence du christianisme dans son rapport avec le judaïsme et l'essence de l'Europe dans son rapport à ses sources spirituelles, ce qu'il appelle "le refus du marcionisme" : "l'Europe est peut-être la seule à faire de cette secondarité un principe situé au centre même de son rapport à l'Absolu. [...] L'Ancienne Alliance  n'est pas un passé dont on s'éloignerait, mais un fondement permanent"[54].

Dès lors, ajoute l'auteur, "le refus du marcionisme est [...] peut-être, l'événement fondateur de l'histoire de l'Europe comme civilisation, en ce qu'il fournit la matrice du rapport européen au passé [...]"[55].


On comprend peut-être mieux alors ce que l'épisode  de la cave de Saint-Germain met en scène, à travers son singulier usage de l'espace-temps : l'oubli occidental du Juif, l'oubli d'Israël, l'oubli de l'autre qui pourtant le fonde. L'oubli de la dette. Et si la décrépitude de l'Occident en cet entre-deux-guerres tenait à l'oubli de ses racines juives ? Et quoi de plus propre que le Moyen Age pour incarner cette logique de la négation de la Synagogue par l'Eglise ?

L'épisode en tout cas ne cesse de suggérer une telle interprétation. Significativement, les Juifs pieux évoqués en fin de chapitre semblent livrer la clé : ceux-ci sont désignés comme "les vrais fils de la nation aînée"[56]. L'antériorité de la "nation aînée", enfouie dans les profondeurs du sol par la nation cadette (comprendre : l'Occident chrétien) est l'exacte expression de ce refoulement de l'origine, de cette négation de la dette dénoncés par le récit : en somme, une figure de la tentation marcionite de l'Occident.

Il n'est pas jusqu'aux injures antisémites qui ne se voient dès lors porteuses d'une connotation inattendue : car si les créatures du ghetto sont des "larves", il faut se souvenir que le terme désigne aussi, dans l'Antiquité, l'esprit des morts qui poursuit les vivants, les spectres surgis d'un antique passé qu'on s'est trop empressé d'abolir et qui continuent de hanter les ruines comme une mauvaise conscience opiniâtre[57], — mais aussi comme une espérance jamais éteinte. Précision d'importance, qui n'est indiquée qu'au dernier chapitre du roman : le château de Saint-Germain n'a jamais été totalement vidé de ses Juifs. Même après l'expulsion consécutive au refus d'Aude, les souterrains du château ont abrité clandestinement quelques membres irréductibles de la tribu de Solal :

"Sortis des plus secrètes demeures de la Commanderie, qu'ils avaient continué d'habiter dans l'attente d'un miracle, les cinq vieillards, les trois frères, d'autres vieillards, des gueux, des illuminés et des femmes contemplaient Solal étendu"[58].

Ce résidu clandestin de Juifs au cœur même de la demeure d'Europe pourrait signifier l'impossibilité d'éradiquer l'élément juif en Occident; il n'est pas sans rappeler la doctrine du "petit reste" qui suffit à faire advenir la Rédemption[59].


Il est possible d'aller plus loin. A plusieurs reprises la description de l'espace souterrain occupé par la tribu juive repose sur des métaphores géographiques. Pour Solal, le souterrain est "(son) pays" [60], mais plus encore "une ville biblique"[61], "une ville sainte et folle et irrémédiable d'humanité"[62]. Il est difficile de ne pas voir dans ces évocations la métaphore sous-jacente (en quelque sorte la "mise en miniature", pour reprendre un concept de Gilbert Durand) de Jérusalem, elle-même désignée plus loin comme la "sainte bourgade"[63]. Ce rôle de préfiguration de Jérusalem est encore corroboré par les dernières paroles de Solal qui, dans un accès de fureur, envisage à la fin de l'épisode un voyage forcé dans la Cité Sainte avec sa parentèle et son épouse qui n'en peut mais : "Je reviendrai te chercher tout à l'heure et nous partirons avec les larves pour Jérusalem"[64].

Saint-Germain livre peut-être là un secret supplémentaire. Symbole de transcendance, le château, dans l'iconographie médiévale, est doté d'une signification spirituelle très précise : il désigne la Jérusalem céleste. L'épisode de Saint-Germain apparaît alors sous un jour nouveau : penser le rapport entre l'Occident chrétien et le judaïsme, entre l'Eglise et la Synagogue, impose de méditer la relation entre la Jérusalem céleste et la Jérusalem terrestre. Ainsi considéré, le château apparaît comme l'illustration des funestes conséquences d'une absence de fécondation réciproque entre ces deux versants de la théologie. Faute de reconnaissance, la Jérusalem terrestre garde ses trésors enfouis dans les profondeurs obscures et n'offre qu'un visage défiguré à l'Occident; à l'inverse, en vertu de sa récusation de la Jérusalem terrestre, la Jérusalem céleste se condamne à n'être qu'une forme vide, un château délabré qui n'évoque plus qu'une lointaine espérance. L'opposition de la surface et de la profondeur du château recoupe donc le conflit de deux cosmogonies — de deux messianismes — qui ne peuvent sans péril s'ignorer. La tribu juive du souterrain incarnerait alors l'exigence dédaignée trop longtemps par l'Eglise et par l'Occident : celle d'une réalisation terrestre de la cité de Dieu.

On a vu que Solal avait d'abord présenté le château comme un château de la Renaissance pour le présenter ensuite comme moyenâgeux. Ce flou historique du début de l'épisode trouve ici sa résolution, si l'on se souvient, avec Rémi Brague, que toute Renaissance en Europe a d'abord été renaissance à l'origine, c'est-à-dire reconnaissance par l'Europe de sa secondarité; c'est justement parce que l'Europe se définit avant tout comme héritière et débitrice d'une origine en quelque sorte plus légitime qu'elle-même, qu'elle est la seule civilisation à pouvoir connaître des "renaissances" (qui ne soient pas de simples reviviscences ou restaurations) : dans les renaissances, au sens européen, "il s'agit [...] de s'approprier une origine par rapport à laquelle on se sent étranger, voire aliéné — et en particulier les sources antiques"[65].

La Renaissance européenne a été celle de la redécouverte des sources gréco-latines de la culture. Solal, en réalité, aspire à l'autre versant de cette Renaissance : la reconnaissance de la Synagogue par l'Eglise, de la Jérusalem terrestre par la Jérusalem céleste, des Juifs par l'Occident. (Et il est révélateur qu'Aude soit représentante de la Réforme, inséparable de l'idée de Renaissance, plus familière de l'Ancien Testament, appelée souvent dans l'œuvre de Cohen à jouer le rôle de médiateur entre judaïsme et christianisme.) La Renaissance n'est pas achevée : il manque un des deux termes de la fondation spirituelle de l'Europe, qui l'empêcherait de sombrer dans le paganisme par la seule reconnaissance de la "source grecque"[66].

Faute d'accomplir cette seconde Renaissance, Aude condamne le château à rester ce qu'il paraît être par son âge comme par sa fonction : le miroir usé d'un Moyen Age aveugle. L'hésitation historique recouvre donc ici une alternative spirituelle : ou la "fille d'Europe" se reconnaît dans les représentants, même grotesques, de la "nation aînée" et de la Jérusalem terrestre, et s'ouvrira une ère possible de renaissance (pour le couple comme, à titre métaphorique, pour l'Occident et les Juifs); ou elle persiste dans son rejet du fondement juif, et elle voue la demeure d'Europe  à la désolation.

Que le château de Saint-Germain soit intimement lié à un imaginaire de la renaissance, un détail topographique en apporte l'éclatante confirmation : c'est par la gare de Saint-Lazare que Solal accède, à la fin du récit, au château de Saint-Germain. Et s'il subsiste encore un doute, l'un des vieillards juifs, compagnons d'errance de Solal, contribue à le lever lorsque, remotivant les toponymes figés, il évoque "la gare du saint Lazare où (Solal) avait pris un billet pour la cité du saint Germain"[67].

Le saint éponyme semble ici cristalliser l'ensemble des espoirs de renaissance de Solal. Mais à défaut d'un salut collectif, la voie du saint Lazare ne sera que celle d'une résurrection individuelle qui est autant un motif d'espérance qu'un constat d'échec, et où le héros semble s'adresser à lui-même l'injonction du Christ : "lève-toi et marche".


L'Europe une ?


Comment expliquer que l'Europe reste sourde à l'appel qui lui est lancé par Solal ? Telle qu'elle est définie par Rémi Brague, l'Europe, parce qu'elle est essentiellement romaine, devrait être particulièrement attentive aux chants qui s'élèvent depuis les profondeurs de son sol. Il n'est pas sûr toutefois que l'Europe figurée par le château soit vraiment romaine, ni même que l'image de Rome chez Cohen corresponde tout à fait à celle qu'en donne le philosophe. Telle est du moins une hypothèse qu'on peut étayer à partir d'un certain nombre d'éléments textuels.


Quelques mois après l'épisode, Saltiel, provisoirement installé en Palestine, fait, à l'instar du vieillard cité plus haut, subir au toponyme de Saint-Germain l'altération qui le rattache à ses connotations nationales : "En somme, mon ami, se dit-il, on est infiniment mieux en terre d'Israël qu'en cette ville du Saint germanique ou comment l'appelles-tu, j'ai oublié"[68].

Les amnésies de Saltiel sont d'autant plus précieuses qu'elles éveillent l'Europe à sa propre mémoire. Germanique est ici un mot clé : il charrie le souvenir des invasions barbares qui, tout en ravageant l'Europe lui ont donné les structures politiques qui allaient dominer le Moyen Age : la féodalité; surtout, le lapsus de Saltiel suscite irrésistiblement la mémoire du Saint Empire romain germanique, fondé en 962, dont le projet fut de réaliser l'alliance des pouvoirs politique et religieux, temporel et spirituel.

De ce Saint Empire romain germanique, retenons d'abord l'élision de Rome avant de méditer sur le "germanique".


Le chapitre XXXII de Solal  permet de mieux cerner le rôle ambigu de Rome dans le roman. L'oncle Saltiel se retrouve dans la capitale italienne "à la suite d'une série de malentendus"[69] et se fait, à la suite d'un imbroglio non moins considérable, passer pour un haut personnage sioniste auprès du pape, lequel "lui avait fait remettre une déclaration de sympathie pour le mouvement sioniste [...]. Les Valeureux transportés de joie [...] avaient prié toute la nuit pour l'auguste vieillard"[70].

La Rome chrétienne apparaît ici non seulement comme l'alliée des Juifs mais encore, par un paradoxe apparent, comme l'agent d'une prise de conscience nationale, ironiquement exprimée par le narrateur : "En parlant avec le pape, il (Saltiel) avait découvert qu'il avait une patrie"[71]. Même fondée sur un malentendu relatif, cette alliance entre le pape et Saltiel présente le visage bienveillant d'une chrétienté que Belle du Seigneur désignera plus tard comme elle-même "fille de Jérusalem"[72].

Cependant, le paragraphe suivant immédiatement l'entrevue de Saltiel et du pape montre le petit oncle en train de "faire une petite conversation avec Titus sous l'arc érigé en l'honneur du vainqueur de Jérusalem"[73]. A la Rome chrétienne s'oppose ainsi la Rome antique et païenne, dont la présence hante l'œuvre de Cohen. Héritière de Jérusalem à travers le message chrétien et ennemie jurée de celle-ci à travers l'histoire antique, Rome voit son image irrémédiablement dédoublée.

L'autre voyage à Rome des Valeureux, dans le roman homonyme, obéit à un partage quasi identique entre les Rome chrétienne et païenne, traduit ici par la visite de la basilique Saint-Pierre et celle du forum. De nouveau, l'Empire romain, incarné par Titus, ne bénéficie d'aucune indulgence : Rome est alors le symbole d'une volonté de puissance militaire et meurtrière, mais condamnée à l'évanescence des royaumes de ce monde; à l'éphémère empire romain, Saltiel oppose insolemment la permanence des enfants d'Israël : "O Titus, destructeur de Jérusalem, j'ai tenu à te dire deux mots et à t'informer que tes vaincus se portent bien ! A propos, ô vainqueur des Juifs, qu'est donc devenu ton puissant empire ?"[74]. Derechef, la Rome chrétienne  présente un visage avenant et pour ainsi dire familier, sinon familial : dans la basilique Saint-Pierre, Mangeclous déclare ainsi : "En somme, on est en visite chez un parent"[75]. Cependant, ce sentiment se teinte de quelque amertume, dans une formule particulièrement éloquente du même Mangeclous : "A propos de la basilique Saint-Pierre, tout ce qu'on y prêche et chante est de notre invention d'il y a deux mille ans ! Mais aucune reconnaissance !"[76] — où le terme de reconnaissance exprime à la fois le désir de gratitude et la demande, bien plus urgente, de se voir reconnu, c'est-à-dire légitimé.

Les voyages à Rome des Valeureux sont ainsi l'occasion de souligner la nature double de l'Occident, dont Rome est ici l'emblème : cité de César et du Christ, d'un principe politique impérialiste autant que d'une spiritualité ambitieuse. Rome n'est pas tant le lieu d'une synthèse exemplaire que l'emblème d'une dualité toujours vivante, d'un antagonisme spirituel irréductible entre paganisme et prophétisme, violence et justice[77], dont on retrouve l'écho au cœur même de la chrétienté européenne.

Car l'Europe de Cohen n'est pas une mais multiple, et la Chrétienté, à l'image de l'Europe, oscille entre sa polarité juive et son tropisme païen, entre ce qu'on pourrait appeler la voie du saint Lazare et celle du saint Germain.


C'est ainsi que la Commanderie de Saint-Germain, figure de l'Europe chrétienne,   renvoie en même temps à une image, sinon un mythe, de l'Allemagne et de la germanité qui ne se confond pas tout à fait avec l'Europe occidentale, mais en représente plutôt l'une des virtualités. On comprend alors pourquoi, dans ce château, l'alliance de solennité glacée, de culte romantique des ruines et de l'obscurité a tout pour effrayer l'épouse de Solal. Si l'Europe était une et que le château en fût l'emblème, on ne comprendrait pas le désarroi de la "fille d'Europe" devant sa nouvelle demeure :

"Aude essayait  de chasser la tristesse qui l'envahissait à voir ces salles délabrées [...] On était si bien rue Scheffer, dans la maison aménagée avec amour [...]"[78].

C'est qu'Aude, si elle est fille d'Europe, est aussi fille de France, cette France "si jolie, intelligente et naïve et si Aude"[79] qui s'accommode mal de la plongée dans les profondeurs du temps. D'où, sans doute, sa préférence pour de coquets (cartésiens...) meublés. Le Saint Empire romain germanique, on le sait, non seulement n'engloba jamais la France occidentale mais a été détruit par Napoléon...

C'est donc bien à l'Europe que le château fait allusion, mais à une Europe vieille de plusieurs siècles et qui véhicule toutes les représentations traditionnellement attachées aux "ténèbres médiévales", où se mêlent confusément les réminiscences de l'Empire chrétien, de la féodalité et des invasions germaniques.

L'importance ainsi accordée dans notre interprétation à la dimension germanique peut paraître excessive. En réalité, l'épisode de Saint-Germain est encadré par deux notations qui montrent combien, loin d'être anecdotique, le thème s'inscrit dans un réseau de sens qui semble parfaitement concerté. Ainsi, la scène qui suit immédiatement l'épisode du reniement de Solal surprend Aude à son piano, en train de jouer une "allemande"[80] — soit la première pièce de la suite instrumentale. Le temps d'une exécution musicale ("Pourquoi dit-on jouer pour la chose la plus importante ?" se demande l'épouse de Solal, en nietzschéenne qui s'ignore), Aude la Française se retrouve comme solidaire de la culture germanique dans ce qu'elle a de plus singulier : le culte de la musique. Dans le même chapitre, le soir du même jour, Solal annoncera à Aude l'acquisition d'un château à Saint Germain...

Dans le chapitre qui suit, Solal, ayant de nouveau rompu avec les siens, relate en quelques mots brefs sa conversion — qu'il situe, avec une belle constance, en terre germanique : "A propos, dit-il lorsque les sanglots de sa femme eurent cessé, je suis catholique. J'ai eu une révélation à Vienne et je me suis fait baptiser à Berlin"[81].

Qu'il s'agisse d'un lieu réel (Berlin) ou d'une simple allusion linguistique (Saint-Germain, le morceau de piano), l'Allemagne semble ainsi, dès 1930, trouver sa place  dans l'Europe selon Cohen : le lieu même où l'esprit européen cherche à effacer jusqu'au souvenir de ses fondations juives. Le Berlin de l'apostasie se retrouve au chapitre LIV de Belle du Seigneur, dans un épisode qui constitue le prolongement et la systématisation de la géographie spirituelle en germe dans Solal.


D'une cave à l'autre

«Dans la cave, Juif !»[82]


Les éléments en jeu y sont exactement les mêmes : la question européenne, la germanité au sein de l'Europe, le rapport entre judaïsme et christianisme, la place du Juif dans l'identité européenne. Le schème narratif se retrouve à peine transformé : le refuge souterrain, l'imaginaire médiéval et carnavalesque.

La cave de la naine Rachel diffère cependant du souterrain de la Commanderie. Il ne s'agit plus seulement de rappeler la dette oubliée de l'Europe envers les Juifs, mais de préfigurer le crime collectif qui se prépare. Le discours de Rachel revient obsessionnellement sur l'imminence du génocide : "ils aiment le sang, et tu verras, ils nous tueront tous [...] ! [...] Oui, mon cher, ils nous tueront jusqu'au dernier !"[83]. C'est qu'entre-temps le régime hitlérien a transformé la néantisation spirituelle du judaïsme en menace d'anéantissement physique d'un peuple. Ce qui n'était que symbolique passe dans l'ordre du réel.

Partant, le motif de la cave se transforme : la dimension matricielle s'efface presque totalement au profit de celle de la clandestinité. L'existence souterraine ne relève plus que de l'enfermement tragique; elle n'est plus comme dans le premier roman le versant nocturne d'une double vie, mais présente le caractère d'une assignation à résidence, d'une relégation carcérale : "Voilà ce que c'est que de vivre dehors, écervelé ! Dans la cave, Juif !"[84].


L'épisode de Solal illustrait, on l'a vu,  les périls menaçant une Europe qui, faute de reconnaître pleinement sa source juive, ne faisait que perpétuer un régime féodal, se privait d'une renaissance véritable. La chrétienté elle-même, en refoulant son fondement juif, risquait de n'être plus que "germanique" — c'est-à-dire d'apposer le sceau de christianisme à des mœurs mal dégagées du paganisme. La cave de Berlin n'est que la mise en scène de la réalisation de ce danger, comme le montre le déploiement du thème chrétien dans ce chapitre. On l'envisagera ici sous un aspect particulier : l'opposition des deux Vierges de la cave, des deux visages du christianisme.

Dans sa visite guidée de la cave, la naine Rachel revient avec virulence sur le souvenir des persécutions antisémites et des massacres collectifs en Europe médiévale :

"Mais surtout, ils nous brûlaient ! Dans toutes les villes d'Allemagne, à Wissembourg, à Magdebourg, à Arnstadt, à Coblence, à Sinzig, à Erfurt, ils étaient fiers de se dire rôtisseurs de Juifs ! Judenbreter dans leur langue du temps ! Ils nous ont brûlés au treizième siècle ! Ils nous brûleront au vingtième"[85].

Ces passages sont éclairants à plus d'un titre. D'abord, en ce qu'ils s'efforcent de repérer une continuité historique entre l'époque médiévale et l'époque contemporaine : le génocide à venir ne serait alors que la systématisation, l'amplification des pogromes moyenâgeux et les Judenbreter du treizième siècle la version artisanale des futurs fours crématoires. Avec à la clé ce constat toujours répété : l'Europe n'est pas sortie du Moyen Age.

Surtout, parce que le martyrologe déployé par la naine Rachel met en jeu conjointement les pays germaniques et l'Eglise. Les pogromes évoqués ont eu lieu "dans toutes les villes d'Allemagne". Rachel semblant faire de ce pays la terre d'élection de l'antisémitisme. La mise en cause de l'attitude d'un certain clergé allemand va dans ce sens : "Ils sont tous d'accord avec lui ! L'évêque de Berning est d'accord ! Il a dit que tous les évêques allemands sont d'accord !"[86].

Les tirades de la naine sont peut-être les seules de toute l'œuvre à donner du christianisme une image quelque peu polémique[87]. Cette inhabituelle acrimonie s'explique facilement pourvu qu'on la rattache aux structures de la vision religieuse de Cohen, qu'on a tenté de mettre en lumière. L'évocation de la "Vierge de Nuremberg" en est la meilleure illustration :

"La Vierge allemande, la Vierge de Nuremberg ! annonça-t-elle avec grandiloquence. Elle est creuse, mon cher ! Ils nous enfermaient dedans et les longs couteaux de la porte entraient dans le Juif !"[88].

Que représente cette Vierge de Nuremberg, sinon le destin d'un christianisme entièrement déjudaïsé pour être germanisé ? La "Vierge allemande" est plus allemande que chrétienne, donc que juive.  Dès lors, au message d'amour, se substituent les passions nationalistes et leur corrélat antijuif[89].

La description du supplice suffit à monter la logique de ce dévoiement. La Vierge allemande est "creuse" — ce qui ne vient pas seulement rappeler qu'elle est destinée à l'exécution des Juifs, mais surtout que, pour être nationalisée, la figure a dû être vidée de sa substance et de sa chair (juives), pour n'être plus qu'une idole inquiétante, une "haute statue de fer"[90].

Le creux de la Vierge apparaît alors comme la confession involontaire d'une chrétienté allemande amnésique : de façon significative, quand la statue est remplie, c'est précisément des Juifs promis à la mort, lesquels occupent alors la place même du Christ dans le ventre de sa mère — aveu singulier que la progéniture de Marie est désespérement juive ! Dans leur démence, les meurtriers, en exécutant de leur "longs couteaux" les Juifs enfermés dans la statue se livrent  symboliquement au double assassinat de la Vierge (convertie en tueuse d'enfant) et du Juif, c'est-à-dire du Christ.

Le choix de ce supplice est donc particulièrement éloquent chez Cohen : il illustre jusqu'à l'absurde la volonté allemande de répudier la part juive de son héritage spirituel; dénégation dont l'aboutissement logique est — intentionnellement — l'anéantissement du Juif et — par contrecoup — la profanation du christianisme authentique.

C'est en quoi le syndrome allemand est en même temps un avertissement pour l'Occident tout entier, dans la mesure où celui-ci se revendique comme héritier de la Chrétienté. Il incarne la polarité païenne de l'Europe, dans laquelle l'Europe chrétienne menace de basculer.

La Vierge de Nuremberg n'est cependant pas la seule vierge de ce chapitre. L'irruption dans la cave de la sœur de Rachel permet au christianisme de se montrer sous un autre visage :

"Alors, sortie de l'ombre, elle apparut, haute et merveilleuse de visage, vierge souveraine, Jérusalem vivante, beauté d'Israël, espoir dans la nuit, douce folle aux yeux éteints, lentement allant, une ancienne poupée sous les bras, la berçant et parfois sur elle se penchant. Elle s'est trompée, souffla la naine, elle croit que c'est la Loi"[91].

On rejoindra ici l'interprétation d'Alain Schaffner[92], qui semble  particulièrement probante. Le personnage tient à la fois de la Léa biblique (elle est aveugle, tout comme la femme de Jacob était affectée d'une maladie des yeux; elle est sœur de Rachel et partant cofondatrice de la lignée d'Israël) — et de la Vierge, ce que confirme sa dénomination ("vierge souveraine"). Dans son long monologue du chapitre XCIV, Solal désignera expressément le judaïsme et le christianisme comme des religions sœurs, "ces deux filles de Jérusalem la juive et la chrétienne (qui) toutes deux sont reines d'humanité" [93]. On ne reviendra pas sur les signes divers du différend théologique entre la naine et sa sœur. L'important est ici que ce qui rapproche les deux religions sœurs est infiniment plus profond que ce qui les sépare : c'est ensemble qu'elles sont réduites au silence et interdites de séjour en ce nouvel empire germanique[94]. On se souvient alors que l'Empire romain païen a lui aussi donné naissance à une mythologie du souterrain, celle des chrétiens des catacombes.

Deux vierges, pour deux visages du christianisme : le premier, mis au service d'une humanité qui n'a de chrétienne que le nom et tout entier voué à la haine de l'autre et à l'anéantissement de ses racines juives; le second, cohéritier du message hébraïque qu'il fait fructifier par un sens authentique de l'universel. Nous proposons de voir dans l'opposition du germano-chrétien et du judéo-chrétien l'une des clés de l'identité spirituelle de l'Europe dans l'œuvre de Cohen.

Est judéo-chrétienne une Europe qui fait de sa secondarité spirituelle l'incitation à un ressourcement permanent au message prophétique et à son exigence de justice. Europe dont il nous est donné de connaître les témoins à travers les "vrais chrétiens" qu'évoquent fraternellement les romans — notamment les figures de M. Sarles, de l'oncle Agrippa et le tableau de la vertueuse Genève.

Est germanique un christianisme qui vit son antériorité et son altérité juives non comme comme le rappel d'une dette ou la conscience d'un héritage à féconder mais comme le sentiment insupportable d'une incomplétude, d'un fardeau dont il faut extirper à toute force le souvenir. L'Europe germano-chrétienne associe alors les virtualités antijudaïques de la théologie chrétienne aux pires survivances barbares. Loin d'avoir évangélisé les païens, ce christianisme a été  «paganisé» — Freud déjà voyait dans les Allemands un peuple "mal baptisé". Dans le "Saint Germanique", c'est indubitablement le germanique qui toujours soumet le saint.


Ultime confirmation de cette dualité du christianisme : dans son errance du chapitre XCIII, Solal croise deux églises. Dans la première, dont le nom n'est pas précisé, il observe à distance les préliminaires d'un "grand mariage"[95], puis se retire humilié d'être seul; il envie encore, à son second passage, la communauté des fidèles au point d'envisager un instant une conversion "non par conviction [...] mais pour en être, pour être accepté. Par intelligence, par passion aussi, il serait plus catholique qu'eux, sans croire à leurs dogmes. [...]". Un agent de police le dissuade enfin de s'attarder[96]. Bien qu'exclu de la communion, Solal a donc envisagé, dans sa solitude, comme l'espoir d'une fraternité possible. Les portes d'une seconde église, en revanche, semblent définitivement hostiles au solitaire, gardées qu'elles sont par un cerbère à l'inquiétant programme : "Devant la sortie de l'église, le jeune homme qui crie son journal. Demandez l'Antijuif ! Vient de paraître !"[97]. Cette église, entretenant une telle promiscuité avec l'idéologie antisémite est, faut-il encore s'en étonner, celle de… Saint-Germain-des-Prés.

Occident double, Chrétienté partagée entre sa mémoire juive et son acculturation païenne. L'oubli des Juifs ne concerne pas que ces derniers. En niant le «juif» en elle, l'Europe risque fort de se perdre elle-même. Certains personnages portent jusque dans leurs origines le témoignage de ce refoulement. Maussane avoue avoir des ancêtres juifs[98]. Ariane rappelle par son nom tout à la fois l'aryenne et l'arianisme, cette hérésie chrétienne pour laquelle Saltiel a tant de sympathie. Le meilleur exemple n'est-il pas encore celui d'Adrien Deume, fruit des amours de la sœur de Mme Deume et d'un pharmacien du nom de Jacobson (littéralement, fils de Jacob, donc d'Israël)[99]. Adrien, un demi-Juif qui s'ignore !  Origine maquillée, camouflée par sa famille, qui a marié la pécheresse avec ce "gentil veuf, monsieur Janson". Image en réduction du rejet de son origine juive par le christianisme : comment faire que le fils adoptif de "Jean" (Janson) ignore qu'il est le fils naturel de "Jacob" (Jacobson) ? En tout Européen, il y a du «juif» qui sommeille. Mais le Juif lui-même n'est -il pas double ?


Solal et le germanique

«Il y a dans l'homme un autre que l'homme, et cet autre est situé dans les profondeurs. En deçà, au-delà, plus haut, plus bas, ailleurs. Le dedans de l'homme est dehors. Qui oserait dire que notre conscience, c'est nous  ?»

Victor Hugo[100]


Retour à la Commanderie. L'une des richesses et des difficultés de ce passage réside dans la polysémie du mythe — de ce château tout à la fois support d'une symbolique identitaire (celle de l'Europe spirituelle) et psychologique (le malheur de la conscience juive chez Solal). L'interprétation de cette renaisssance avortée ne laisse pas d'être différente suivant qu'on adopte l'une ou l'autre de ces grilles d'analyse.


Il est en effet un aspect par lequel le château de Saint-Germain fait se rejoindre les imaginaires juif et allemand par exclusion de l'élément français. Ce chapitre révèle non seulement le fondement caché de l'Europe mais encore les forces obscures à l'œuvre dans l'individu. Car les Juifs de la cave ne sont pas seulement l'inconscient culturel de l'Occident, ils sont aussi la couche la plus archaïque de la personnalité du héros, qui tente sans succès de s'en défaire. A ce titre, le chronotope de la cave conjugue avec un beau sens du paradoxe la symbolique du Ça (le monde de la chair, des instincts, la sphère antisociale) et celle du Surmoi (le monde de la Loi,  la figure de la transcendance).

Un mot résume à lui seul cette série d'équivoques : le nom du château, la Commanderie, fait en effet surgir une infinité de résonances. La Commanderie est d'abord un signe culturel qui situe le château dans sa fonction religieuse, celle des ordres chrétiens du Moyen Age. Elle est aussi une allusion à peine voilée au mythe de Don Juan : la Commanderie, en ce qu'elle suppose un Commandeur, est d'ores et déjà l'annonce de cette instance morale et spirituelle sur laquelle Solal, Don Juan juif, ne cessera de buter. Ce Commandeur, c'est avant tout le rabbin Gamaliel (qui a ordonné à son fils l'établissement de ce ghetto souterrain) — incarnation de la Loi et de la tradition qui est, comme le Commandeur du mythe, à la fois mort et vivant ("ses yeux morts"[101]) et parle avec une rigidité marmoréenne; mais c'est aussi, plus généralement, l'ensemble du peuple juif auquel Solal est spirituellement et charnellement attaché, selon des modalités qui s'enracinent au plus profond de l'affectivité. C'est Israël, en toutes ses dimensions, et dont l'essence n'est jamais clairement déterminée, qui par-dessus tout, "commande" à Solal. Le château et ses souterrains mettent en scène cette incursion dans la psychologie profonde, l'inconscient collectif des individus.

On n'est pas loin ici de "l'esprit du peuple", du génie national, du Volksgeist allemand. On s'étonnera moins que Solal, en 1930, ait reçu un accueil enthousiaste dans une Allemagne pourtant déjà en proie aux démons antisémites : par son recours massif à l'idée des profondeurs collectives de l'âme humaine, à l'idée du génie national rebelle aux équations rationalistes, l'œuvre de Cohen se révélait plus proche peut-être des mentalités allemandes que de l'esprit français, — plus proche d'une mystique holiste[102] que du cartésianisme d'Aude et de son corollaire individualiste (Aude tient à distinguer fermement l'amour d'un individu, toujours singulier, de l'amour d'un peuple). Quand Solal formule l'opposition psychologique entre lui et son épouse, c'est bien à quelque chose comme au démonique qu'il en appelle :

"Il l'admira de parler avec clarté, de savoir poser les éléments d'un problème. Elle était constamment intelligente, cette femme. Lui, il ne savait s'exprimer que génialement, sous la poussée de la passion"[103].


Il est remarquable que ce soit précisément au chapitre XXIX, à la fin de l'épisode de Saint-Germain, que Solal se livre pour la première fois à une ample tentative de définition de l'âme juive, exaltée en des pages d'un profond lyrisme national, où la coïncidence du héros singulier et du destin collectif est portée à son apogée, au point limite où elle ne peut manquer de se retourner en caricature :


"J'appartiens à la plus belle race du monde, à la plus noble, à la plus rêveuse, à la plus forte, à la plus douce. Regarde-moi et tu sauras que je dis vrai. [...] Il y a quelques grandes nations. Nous sommes la plus grande. Je suis la plus grande. En vérité, en vérité je te le dis, je suis la plus grande nation, moi Solal"[104].


Si le château est "germanique", ce n'est pas seulement parce qu'il est la figure de l'exclusion de l'élément juif en Occident; c'est aussi en ce que, par-delà la volonté de maîtrise et l'esprit de clarté souverainement incarnés par Aude la Française, peuples juif et allemand se rejoignent dans une même attention portée à la mythologie des profondeurs (culturelles, historiques, affectives) qui, en dépit de tout, continue de hanter secrètement les consciences, à ce mélange de transcendance et d'affects qui ne cesse, dans une clandestinité peu propice à la pensée claire et distincte, de posséder l'individu le plus soucieux de s'en affranchir.

Il n'est donc pas faux que Solal soit fou. Que — motivé par une soif sincère d'amour — son désir de reconnaissance par Aude soit aussi un déni de reconnaissance d'Aude, sommée de se convertir plutôt qu'invitée à partager, mise au pied du mur plutôt qu'éclairée[105]. Le modèle du roman noir, le thème de la folie du châtelain, sont là pour signifier cette faille de la personnalité, qui ne peut se dire que dans l'excès et une violence inouïe faite à l'autre. De nouveau, la requête de Solal, où il est impossible de démêler l'aspiration à l'absolu et le viol d'une sensibilité, anticipe les termes équivoques de l'offre du vieillard à Ariane, au début de Belle du Seigneur.

En cela au moins, Aude est parfaitement lucide : plus qu'aucune autre compagne du héros, elle pressent la source névrotique du pathos moral de Solal, qui cache mal les désarrois d'une identité d'autant plus vindicative qu'elle est mal assurée :

"Il se repaissait des trahisons inconscientes dont il l'accusait. Fatigant et monotone, avec sa «justice, justice» toujours aux lèvres et sa haine absurde de la charité. Que de peine il se donnait pour expliquer des choses qu'elle comprenait fort bien. [...]

"A ses yeux de vieillard méchant, tous étaient des fripouilles ou des imbéciles. Tout était vanité, sauf la Loi dont il parlait, l'hypocrite, avec des yeux égarés et en ouvrant trop la bouche"[106].

Il y a loin de cette surenchère de signes à la certitude d'un sens, d'une identité proclamée à une vocation assumée. L'espoir de Solal, en conduisant Aude dans les profondeurs de la cave, n'est pas seulement de lever l'occultation européenne du Juif, mais, par une sorte d'expérience conjuratoire, par l'épreuve d'un regard extérieur, de faire advenir ou apparaître l'unité d'Israël. Or, dans ces caves d'Europe, le visage d'Israël est décidément insaisissable, multiple et disloqué[107].

Solal en exil d'Israël comme Israël est en exil de lui-même — nul passage sans doute ne montre mieux combien, chez Cohen, il n'est pas tant question d'une identité juive que d'une condition juive, fondamentalement problématique, ne se résorbant jamais (sauf, précisément, en des passages où le romancier cède le pas au poète épique) dans une essence aisément identifiable. L'échec de la sédentarisation sioniste des Valeureux, dans un chapitre qui suit de près cet épisode[108], signifie peut-être que la réponse politique à l'antisémitisme ne saurait constituer le règlement métaphysique de la question juive.

La permanence juive, en ce sens, n'est pas seulement un mystère pour la théologie chrétienne, elle est une source de perplexité pour le Juif lui-même, comme si elle obéissait à une nécessité aussi secrète qu'implacable, comme si devait s'y déchiffrer une part cruciale de l'aventure humaine. C'est peut-être pour s'acheminer vers l'élucidation ou la rationalisation de ce secret que Solal avait besoin du regard d'Aude l'Européenne, qu'Israël est en manque d'Europe comme l'Europe est en manque d'Israël. Quelques années avant le déferlement des troupes germaniques, l'épisode de Saint-Germain semble déjà pressentir la gravité de ce rendez-vous manqué.


A l'image de la Commanderie, avec ses chambres inhabitées et ses passages secrets, l'épisode de Saint-Germain vaut autant par ses vides que par ses pleins, par les questions qu'il laisse en suspens que par les réponses qu'il feint d'apporter. L'imitation du roman gothique n'est là que pour aménager une série de leurres et de chausses-trappes, en laissant attendre une révélation qui jamais ne vient. En vérité, en croyant découvrir, par la descente dans le souterrain, le secret de Solal, le lecteur ne fait qu'approcher des abîmes autrement profonds : celui d'une conscience individuelle entrouverte sur ses abysses intérieurs; celui d'une Europe tiraillée entre des impulsions contradictoires, hantée par une présence cryptique dont elle ne peut s'expliquer le sens; celui d'un peuple de survivants devenu étranger à lui-même dans un exil sans fin; celui enfin de leur interminable affrontement. Ce n'est pas le moindre mérite de ces pages que de nous offrir, en lieu et place de la résolution d'une énigme, l'aliment d'une inépuisable méditation sur l'esprit de l'Europe et le mystère d'Israël.


Article paru dans les Cahiers Albert Cohen, numéro 4, 1994.

 

 


[1] J.-F. LYOTARD, Heidegger et «les juifs»,, Galilée, 1988, p. 134.

[2] Albert COHEN, Solal, Gallimard, 1930, renouvelé en 1958, p. 244.

[3] Solal, p. 253.

[4] Francis LACASSIN, Romans terrifiants, Robert Laffont, coll. Bouquins, 1984, p. II.

[5] Solal, pp. 244-245.

[6] Ibid., p. 245.

[7] Ibid., p. 245.

[8] Ibid., p. 245.

[9] Ibid., p. 245.

[10] Ibid., p. 245.

[11] Ibid., p. 252.

[12] Solal, p. 252.

[13] Ibid., p. 246.

[14] Ibid., p. 248.

[15] Ibid., p. 246.

[16] Ibid., p. 247.

[17] Solal, p. 248.

[18] op. cit., p. 13.

[19] Solal, p. 244.

[20] Marcel PROUST, A la recherche du temps perdu, volume III, Bibliothèque de la Pléiade, éd. de J.-P. Tadié,  Gallimard,  p. 490.

[21] Visage de mon peuple. Essai sur Albert Cohen, Nizet, 1982, pp. 66-67.

[22] Solal, p. 253.

[23] Ibid., p. 253.

[24] Solal, p. 234-235.

[25] Ibid., p. 204.

[26] Ibid., p. 271, repris pp. 272, 279, 282 par Solal.

[27] La question de la justification post-christique des Juifs est une des plus épineuses de la théologie chrétienne, qui  a longtemps vécu, faute de mieux, sur la thèse augustinienne des Juifs "témoins du Christ".

[28] Solal, p. 253.

[29] Je dois au travail d'Ariane TAPINOS (Lecture politique d'Albert COHEN, Institut d'Etudes politiques de Paris, D. E. A., 1992) d'avoir éveillé mon attention sur cet aspect de l'épisode.

[30] Solal, p. 268.

[31] Solal, p. 271.

[32] Ibid., pp. 271, 272, 273, 279, 300, 328.

[33] Ibid., p. 266.

[34] Ibid., p. 269.

[35] Ibid., p. 251.

[36] Solal, p. 252.

[37] Ibid., p. 269.

[38] Gilberd DURAND, Les structures anthropologiques de l'imaginaire, Bordas, 1984, p. 275. Les citations "grotte d'émerveillement" et "caverne d'effroi" sont de Bachelard (La terre et les rêveries du repos).

[39] Solal, p. 270.

[40] Ibid., p. 254.

[41] Ibid., p. 252.

[42] Ibid., p. 254.

[43] Solal, p. 266.

[44] Ibid., p. 272.

[45] Ibid., p. 271.

[46] Gilbert DURAND, op. cit., p. 276

[47] Solal, p. 247

[48] Rémi BRAGUE, Europe, la voie romaine, Critérion, 1992, pp. 29-30.

[49] Ibid., p. 31.

[50] Ibid., p. 123.

[51] Ibid., p. 125.

[52] Ibid., p. 133.

[53] Rémi BRAGUE, op. cit., p. 61.

[54] Ibid., p. 113. Rappelons que le marcionisme, qui radicalisait l'opposition entre l'Ancien et le Nouveau Testament, en refusant toute validité théologique au premier, a été condamné comme hérésie par l'Eglise.

[55] Ibid., p. 114.

[56] Solal, p. 269.

[57] Il faut également avoir à l'esprit que le terme, qui désigne la forme embryonnaire de l'insecte, a pour étymologie le latin larva : masque, ce qui renvoie à la problématique évoquée plus haut de l'opposition entre essence et apparence.

[58] Solal, p. 338.

[59] Les textes prophétiques (et particulièrement Isaïe) usent de la notion de "petit reste" pour désigner le petit noyau des rescapés de l'Exil, appelé à former le nouvel Israël.

[60] Solal, p. 253.

[61] Ibid., p. 253.

[62] Ibid., p. 270.

[63] Ibid., p. 272.

[64] Solal, p. 273.

[65] Rémi BRAGUE, op. cit., p. 122.

[66] C'est le titre d'un ouvrage de Simone Weil. Il est bien entendu qu'on n'entend nullement ignorer ici le travail considérable de la langue et des textes hébraïques au cours de la Renaissance. Mais Cohen ne semble pas pouvoir se satisfaire d'une reconnaissance purement théologique, intellectualisée, des anciens Hébreux : il faut encore encore que le message d'amour du christianisme s'étende aux Juifs réels et non seulement à leurs ancêtres mythiques, et que le message de justice des prophètes hébreux se traduise non seulement en esprit mais en acte dans l'Europe chrétienne.

[67] Solal, p. 324.

[68] Solal, p. 303.

[69] Ibid., p. 303.

[70] Solal, pp. 303-304.

[71] Ibid., p. 304.

[72] Belle du Seigneur, Gallimard, 1968, p. 766.

[73] Solal, p. 304.

[74] Les Valeureux, Gallimard, 1969, p. 269.

[75] Ibid., p. 268.

[76] Les Valeureux, p. 279.

[77] Il importe bien sûr moins de vérifier l'exactitude de l'image de la Rome antique chez Cohen, fortement sujette à caution, que de montrer comment Rome fonctionne dans le récit comme un mythe, une polarité imaginaire et spirituelle.

[78] Solal, p. 245.

[79] Ibid., p. 136.

[80] Solal, p. 241.

[81] Ibid., p. 278.

[82] BS, p. 437.

[83] Ibid., p. 432.

[84] Ibid., p. 437.

[85] BS, p. 436.

[86] Ibid., p. 436

[87] Etant entendu que la satire de la bigoterie de Mme Deume ou de Mme Sarles, l'auteur le rappelle de mainte façon, loin d'engager le christianisme comme tel, se présente au contraire comme sa falsification, péremptoirement dénoncée par la mise en scène de "vrais chrétiens" : M. Sarles, l'oncle Agrippa...

[88] BS, p. 436

[89] "La Vierge allemande, statue creuse, instrument de torture, atteste la dénaturation des symboles chrétiens à travers l'histoire médiévale, à laquelle fait écho la brutalité des païens nazis de l'époque moderne (...)" (Denise Goitein-Galperin, op. cit., p. 103.)

[90] BS, p. 436.

[91]Ibid., p. 439.

[92] Alain SCHAFFNER, L'enjeu sacré de la littérature dans l'œuvre d'Albert Cohen, Thèse de doctorat nouveau régime, Université de Paris VII, 1993, pp. 283-286.

[93] BS, p. 766.

[94] Dans Belle du Seigneur et dans les Carnets 1978, Cohen rappelle la haine hitlérienne du christianisme authentique, de même nature que sa haine antisémite : "ces deux filles de Jérusalem la juive et la chrétienne en son mont d'où il aime à contempler sa chère nature Hitler les hait également car toutes deux sont reines d'humanité" (BS, p. 766).

[95] BS, p. 724.

[96] Ibid., p. 726.

[97] Ibid., p. 732.

[98] "Ne vous fâchez pas, mon ami, et laissez-moi vous dire une chose en toute confiance : mon arrière-grand-mère, oui parfaitement, d'Alsace." (Solal, p. 235)

[99] BS, p. 202.

[100] Utilité du beau (fragment)

[101] Solal, p. 255.

[102] Nous appelons holisme, avec Louis DUMONT, toute pensée fondée sur la primauté de la totalité sur la partie, l'antériorité de droit de la communauté sur l'individu.

[103] Solal, p. 250.

[104] Solal, p. 271.

[105] "Aimé sois simple, sincère, ne parle pas toujours comme s'il y avait un troisième pour t'écouter. Je suis ta femme. Tu parles d'une vie à toi. Dis-moi quelle est cette vie, prends-moi par la main et fais-moi participer à ta vie" (Solal, p. 250). Solal ne dira jamais à Aude quelle est cette vie, il ne la prendra pas par la main mais la laissera seule dans la cave du château.

[106] Solal, p. 247.

[107] Dans sa tirade de justification, Solal hésite entre deux perspectives : l'une, qui fait "des graves vieillard prophètes, vrais fils du peuple saint" (p. 268), les représentants authentiques d'Israël ("tu n'as pas su les voir, les vrais, ceux de l'esprit, ceux qui étaient mêlés aux autres hier soir", p. 270); l'autre, qui le pousse à prendre en charge la totalité de son peuple porteur des promesses messianiques (pp. 270-271).

[108] Le chapitre XXXII.