ATELIER ALBERT COHEN

Groupe de recherches universitaires sur Albert Cohen

  • Augmenter la taille
  • Taille par défaut
  • Diminuer la taille

La théorie de l'amour dans les romans d'Albert Cohen, un héritage stendhalien ? par Alain Schaffner

La théorie de l'amour dans les romans d'Albert Cohen, un héritage stendhalien ?

 

Alain SCHAFFNER

Albert Cohen aimait à citer Stendhal parmi ses maîtres et on peut à coup sûr le situer au nombre des auteurs qu'il fréquentait assidûment. Dans une précédente étude publiée dans les Cahiers Albert Cohen, Denise Goitein-Galperin se penchait sur les parentés entre le parcours narratif de certains personnages stendhaliens et celui de Solal[1]. Sans négliger l'importance de tels rapprochements, il faut se souvenir aussi qu'avant de se lancer dans l'écriture de ses grands romans, Stendhal a tenté d'inscrire la relation amoureuse dans un modèle théorique. L'ancien élève de l'École Centrale de Grenoble, confronté aux rigueurs d'une femme aimée altière et dédaigneuse, voulait alors s'assurer par l'écriture une sorte de maîtrise de ce qui, dans la vie, échappait à son emprise : le sentiment amoureux. Sans doute son ambition était-elle aussi, grâce à son petit traité, de séduire celle à qui il était destiné. Ne faut-il pas chercher dès lors, dans l'ouvrage écrit en 1822 pour Métilde Dembowski ("made for Métilde", comme le dit Stendhal), l'origine de cette théorie de l'amour que Solal ou Mangeclous ont à cœur de développer, l'un pendant sa scène de séduction au Ritz[2], l'autre durant son mémorable cours à l'Université de Céphalonie[3] ?

Le projet de Stendhal ne paraît pas, au début du XIXe siècle siècle, d'une extrême originalité. Il s'inscrit en effet dans une longue tradition de traités sur l'amour, dont le plus illustre est sans doute L'Art d'aimer d'Ovide[4]. Mais Henry Beyle, qui s'inspire aussi des moralistes français, confère à son projet une ambition scientifique inédite :

"Les mouvements du cœur (y sont) ordonnés suivant la logique d'une mise en équation et enfermés dans une terminologie que Stendhal, en bon disciple des idéologues, s'efforce de rendre aussi nette, aussi exclusive du «louche» que le langage mathématique"[5].

C'est également le caractère scientifique, voire mécanisé, de l'exposé de la relation amoureuse, qui nous surprend dans le discours des personnages de Cohen. Au-delà de quelques analogies particulièrement frappantes, le texte de Stendhal nous servira surtout ici de révélateur des romans cohéniens, envisagés dans leur rapport à la théorie de l'amour qui y occupe une place centrale.

La volonté de systématiser l'expérience amoureuse

Le désir de soumettre l'expérience amoureuse à un modèle théorique constitue le point commun le plus manifeste entre le petit livre de Stendhal et les romans d'Albert Cohen. On trouve chez les deux auteurs un goût prononcé pour les classifications assorties de numérotations. Dignes des sciences naturelles et de la théorie des climats, les divisions stendhaliennes permettent ainsi de découper l'expérience amoureuse en éléments isolables. On y trouve détaillées par exemple les neuf particularités de la pudeur[6], ou les six tempéraments[7], qui évoquent la théorie des humeurs.

Mais Stendhal considère surtout qu'il existe quatre sortes d'amour : l'amour-passion (celui d'Héloïse et d'Abélard), l'amour-goût (que l'on trouve dans les mémoires et les romans publiés vers 1760), l'amour physique et l'amour de vanité[8]. Albert Cohen procède, lui, à la fois par compression et par élargissement de cette classification. L'amour physique et l'amour de vanité sont en effet chez lui les deux composantes de l'amour-passion, celles que Solal appelle les deux "causes"[9] ou les "deux convenances, la physique et la sociale"[10]. L'amour-goût, lui, n'est même pas évoqué : il n'y a pas place dans les romans de Cohen pour les nuances intermédiaires du sentiment amoureux. Viennent s'ajouter à cette typologie deux catégories qui ne figurent pas dans l'inventaire stendhalien, bien que les romans ne les ignorent pas. Il s'agit de l'amour conjugal et de l'amour maternel[11]. "Le saint mariage, alliance de deux humains unis non par la passion qui est rut et manège de bêtes et toujours éphémère, mais par la tendresse reflet de Dieu"[12], est glorifié chez Cohen face à l'ignominie de la passion adultère, même si l'œuvre n'en présente pas par ailleurs une image très flatteuse. Quant à l'amour maternel, auquel Albert Cohen a consacré tout un livre[13],  dans lequel il oppose sa constance à l'inconstance des amours passagères, il apparaît lui aussi indirectement dans la théorie exprimée par Solal, où la passion est qualifiée de "maternité divine des femmes en amour"[14]. S'esquisse alors un surprenant parallélisme entre l'amour maternel et l'amour-passion, alors qu'on l'attendait plutôt entre l'amour conjugal et l'amour maternel[15].

La volonté de systématiser l'expérience amoureuse se poursuit chez les deux auteurs par une réflexion sur son déroulement dans le temps. Stendhal, se plaçant du point de vue du soupirant, distingue ainsi sept époques de l'amour :

"1/ L'admiration

2/ On se dit : Quel plaisir de lui donner des baisers, d'en recevoir, etc. !

3/ L'espérance

4/ L'amour est né

5/ Première cristallisation

6/ Le doute paraît.

7/ Seconde cristallisation"[16]

Nous reviendrons un peu plus loin sur ce qu'il faut entendre exactement par cette notion de cristallisation, centrale dans la théorie stendhalienne, et sur les éclaircissements qu'elle peut apporter sur l'œuvre de Cohen. Contentons-nous pour l'instant de remarquer que ces différentes étapes de l'expansion du sentiment amoureux sont assorties de considérations de durée qui varient de "un an" (entre le n° 1 et le n° 2) à "un clin d'œil" (entre le n° 3 et le n° 4).

Les classifications que l'on trouve dans les romans de Cohen relèvent, elles, beaucoup moins de la description d'une évolution psychologique  (qui est l'objet même de la fiction) que d'une théorie de la séduction, qui emprunte son vocabulaire à celui de la guerre. On se situe ici, plus nettement encore que chez Stendhal, dans la droite ligne de L'Art d'aimer d'Ovide, recueil de techniques pour plaire et pour faire durer l'amour. Nous l'avons déjà signalé, la théorie de la séduction trouve son expression la plus aboutie en deux occasions : le cours de Mangeclous à l'Université de Céphalonie dans Les Valeureux et la scène de séduction de Solal dans Belle du Seigneur, qui ont pour point commun d'être de véritables leçons. Rappelons que Mangeclous s'exprimait le premier avant que Les Valeureux ne soient retranchés de Belle du Seigneur pour former un ouvrage autonome. Le Bey des Menteurs, qui distingue entre la "séduction éclair" et la "séduction lente et soignée"[17], fonde cette dernière sur sept conditions préalables :

1/ Que la jeune femme soit "en possession d'époux";

2/ Qu'elle soit noble et vertueuse;

3/ Que le climat se prête aux tentatives de séduction;

4/ Que la jeune femme soit en bonne santé;

5/ Qu'elle soit élégante;

6/ Que le séducteur soit "d'agréable apparence";

7/ Qu'il existe entre les amants une "convenance mondaine" (c'est-à-dire, qu'ils soient du même milieu social);

suivies de cinq manœuvres :

1/ La manœuvre des goûts communs;

2/ La manœuvre des moralités rassurantes;

3/ L'amitié décente et grandissante;

4/ La manœuvre du mijotage (fondée sur l'absence prolongée du séducteur);

5/ La manœuvre du gril et de l'explosion (qui fait appel à la jalousie).

Dans Belle du Seigneur, les conditions préalables sont réduites à deux, nommées "convenances" : "la physique et la sociale", tandis que les manœuvres se transforment en onze "manèges"[18] :

1/ Avertir la jeune femme qu'on va la séduire;

2/ Démolir le mari;

3/ Jouer la "farce de poésie";

4/ Jouer la "farce de l'homme fort";

5/ Faire preuve de cruauté pour être "religieusement aimé";

6/ Faire preuve de vulnérabilité;

7/ Manifester son "mépris d'avance" pour les femmes;

8/ Prodiguer égards et compliments;

9/ Faire appel à la sexualité indirecte (par des regards appuyés);

10/ Provoquer la mise en concurrence (qui fait appel à la jalousie);

11/ Procéder à la déclaration (sans craindre les pires clichés).

On voit qu'il s'agit ici de deux exposés différents d'une même théorie de la séduction, fondée sur une théorie plus ou moins explicite de la relation amoureuse. Moins prolixe sur les conditions préalables, moins caricatural que celui de Mangeclous, le discours de Solal est aussi plus précis en ce qui concerne les différentes étapes de la séduction. À chaque fois interviennent, comme chez Stendhal, des considérations de durée. Outre le choix offert au séducteur entre la "séduction lente et soignée" et la "séduction éclair"[19], il dispose d'environ "un tiers de mois"[20] pour effectuer la troisième manœuvre. Mangeclous prédit aussi qu'"au bout de six mois"[21], les amants s'ennuieront énormément l'un avec l'autre. Dans Belle du Seigneur, on apprend que l'amant peut espérer en venir au "trapèze volant dans le lit"[22] après avoir patiemment parlé de Mozart, de Bach et de Dieu pendant une quinzaine de jours. Solal estime par ailleurs à "six semaines"[23] la durée de l'escapade amoureuse des araignées avant que l'ennui ne survienne (pour donner plus de crédibilité scientifique à son propos, il choisit préférentiellement des exemples tirés des sciences naturelles). La durée de la séduction d'Ariane par Solal nous est précisément connue : elle est de "trois heures"[24]; quant à leur aventure amoureuse, dans son ensemble, elle n'excédera pas deux ans et demi. Ces quelques exemples montrent à quel point le problème de la durée est au cœur de la réflexion cohénienne sur la relation amoureuse.

Coup de foudre ou cristallisation ?

"Les autres mettent des semaines et des mois pour arriver à aimer, et à aimer peu, et il leur faut des entretiens et des goûts communs et des cristallisations. Moi, ce fut le temps d'un battement de paupières"[25]. Ainsi s'exprime Solal dans la chambre d'Ariane, alors que, déguisé en vieillard, il tente de la séduire. D'un point de vue religieux, cette première tentative de séduction se présente comme une tentative désespérée pour renverser le temps, revenir aux origines de l'humanité et annuler, par un miracle salvateur, le péché originel. Du point de vue de la relation amoureuse, c'est bien un coup de foudre que le vieux juif cherche à provoquer chez Ariane, un coup de foudre réparateur, car ce n'est encore que pour sa beauté que Solal aime Ariane, tandis que si Ariane tombait amoureuse de Solal déguisé, elle se placerait résolument, et lui avec elle, en dehors des contingences corporelles. L'échec de cet exploit fou, est donc bien l'échec programmé d'un impossible éblouissement. Dès lors, Ariane ne pourra être séduite qu'en une durée déterminée (les trois heures dont nous parlions précédemment ne pourront être qu'une séduction-éclair, qu'un succédané du coup de foudre). Après cet échec, les deux amants sont condamnés à inscrire leur relation amoureuse dans le temps, et à laisser agir le processus de cristallisation.

Dans les mines de Salzbourg, raconte Stendhal, le sel recouvre en quelques mois de ses diamants les rameaux noirâtres que les mineurs y ont jetés, si bien qu'ils disparaissent sous le feu de ses cristallisations multiples. Stendhal utilise ce phénomène pour en tirer une notion de psychologie amoureuse : "Ce que j'appelle cristallisation, c'est l'opération de l'esprit, qui tire de tout ce qui se présente la découverte que l'objet aimé a de nouvelles perfections"[26]. La cristallisation est à la fois chez Stendhal, la manière dont on tombe amoureux, et un processus involontaire qui permet à l'amour de s'entretenir lui-même. S'y révèle le caractère profondément imaginaire de l'être aimé : "au moment où vous commencez à vous occuper d'une femme, vous ne la voyez plus telle qu'elle est réellement, mais telle qu'il vous convient qu'elle soit"[27]. La jolie Ghita, aimée d'un officier bavarois peut ainsi s'écrier : "Quoi que je fasse, quelque sottise qu'il m'arrive de dire, aux yeux de ce bel Allemand, je ne sortirai jamais de la perfection"[28].

On sait quel rôle joue le désir de perfection dans l'amour qui unit Ariane à Solal, et comment l'impossibilité d'y satisfaire les conduit au désastre amoureux. Par une perversion du processus de cristallisation, Ariane et Solal, dans leur quête d'un amour "chimiquement pur" vont bientôt se trouver engagés dans un combat pour la préservation de leur sentiment, alors que la cristallisation selon Stendhal ne suppose ni effort ni dissimulation. Solal accepte, dans un premier temps — parce qu'il ne peut se passer d'Ariane —, de se prêter au jeu de la cristallisation; mais il refuse d'en être dupe, au nom de sa lucidité et de la vérité, brandie comme un étendard. Si toutes les femmes sont pour lui des "idiotes", c'est parce qu'elles n'ont pas conscience du caractère imaginaire de cette opération de l'esprit, et qu'elles attribuent à l'objet aimé des qualités tout droit sorties de leurs lectures, poétiques ou romanesques. Cohen introduit ainsi dans la cristallisation une dimension qui en est absente chez Stendhal, celle de la durée destructrice, c'est à dire de la dégénérescence. Il montre la manière dont, au bout d'un certain temps, le processus s'inverse et fait réapparaître le rameau sous sa vêture de diamants (ou plus exactement les "pieds de porc" sous la "crème fouettée"[29], pour utiliser une image qu'affectionnent Mangeclous et Solal). La volonté forcenée de perfection qui anime Ariane et Solal est donc une résistance éperdue, une volonté de protéger contre la dégradation du temps, une passion qui se corrode, s'effrite et finit par s'anéantir.

Pour Cohen, qui se place presque exclusivement du point de vue du séducteur (alors que Stendhal se place, lui, du côté du soupirant), l'amour-passion, le premier éblouissement passé, se présente donc comme une lutte acharnée contre la décristallisation. Solal n'a d'ailleurs de cesse qu'il n'ait provoqué ce que Stendhal appelle la seconde cristallisation ("beaucoup plus forte chez les femmes"[30]), celle qui, issue du doute portant sur l'existence de l'amour chez l'autre, le jette dans des incertitudes déchirantes. Mais le héros d'Albert Cohen — qui refuse pourtant de se laisser abuser par le jeu de la cristallisation — doit aussi se livrer à cette "manœuvre" en ce qui le concerne. Conscient d'être moins aimé et d'aimer moins, il lui faut passer par les affres de la jalousie pour susciter, chez lui comme chez Ariane, les ultimes étincelles d'une passion autodestructrice. Sous ses différentes formes (Dietsch, de Cusa, etc.), les trahisons supposées d'Ariane ne sont pour Solal que des moyens de stimuler son propre désir défaillant. La jalousie, "extrême malheur empoisonné encore d'un reste d'espérance"[31], devient ainsi le dernier catalyseur d'un processus chimique qui ne veut plus s'opérer.

Deux visions divergentes de la relation amoureuse

À ce point de notre réflexion, ce sont surtout les divergences entre deux conceptions de l'amour qui nous frappent. Si Stendhal se préoccupe de ce qui se passe dans l'esprit de la personne qui aime, Cohen, à travers les exposés didactiques de ses deux porte-parole, met en place la stratégie de celui qui veut être aimé. D'un côté, les étapes d'un processus psychologique; de l'autre, les moyens à mettre en œuvre pour provoquer l'amour. Par ailleurs, l'identification presque exclusive chez Cohen de l'amour-passion à l'amour physique, le conduit à en faire un sentiment illusoire d'exaltation religieuse qui ne dure pas plus que l'attraction qu'il provoque. La fiction chez Cohen a donc essentiellement pour but de dénoncer la cristallisation comme étant l'illusion éphémère issue du désir sexuel (et éventuellement d'une attraction d'ordre social qui le légitime) en montrant son évolution dans le temps, son impossibilité à se perpétuer — en un mot de la dénoncer comme une imposture.

Rien de tout cela n'est bien évidemment présent chez Stendhal. Si l'amour-passion n'y est pas nécessairement conçu comme éternel, la cristallisation lui ouvre en tout cas une possibilité de durer, — à supposer que les amants au lieu de vouloir s'entêter à le conserver dans son premier état acceptent sa transformation : "quand l'amour perd de sa vivacité [...] une douce habitude vient émousser toutes les peines de la vie, et donner aux jouissances un autre genre d'intérêt"[32]. Ainsi, au lieu de constituer l'amour-passion comme une illusion, la cristallisation est pour Stendhal un processus changeant (sans qu'il s'agisse pour autant du refus d'une "réalité" qui n'existerait pas en dehors de lui) conduisant tout naturellement l'amour à se conjugaliser.

Or, c'est précisément ce que le héros cohénien refuse avec la dernière énergie, dans une œuvre qui n'offre que des images d'une conjugalité désolante et où, au contraire, c'est l'amour absolu de type maternel qui est exalté (même dans le cadre de la relation amoureuse où il apparaît comme le complément illusoire du plaisir physique). Solal n'a pu faire advenir le miracle du coup de foudre lors de l'épreuve originelle, mais dans la relation amoureuse qui s'ensuit, il persiste au nom d'une étrange "lucidité" — comme Ariane le fait pour des raisons qui tiennent à ses lectures romanesques — à vouloir figer l'amour en un perpétuel éblouissement réciproque (c'est-à-dire dans la toute première phase de la cristallisation), à s'entêter dans la recherche d'une impossible perfection qui n'est autre qu'un artifice pour conserver intact ce qui est destiné à se perdre : "le délire sublime des débuts"[33]. Les deux amants s'installent donc dans un mensonge réciproque, qui les conduit pour des raisons diverses à un comportement identique : devancer ce qu'ils croient être les désirs de l'autre dans le cadre, chez Ariane, d'une vision romanesque de la relation amoureuse, chez Solal de préjugés sur ce que les femmes attendent de l'amour.

À l'opposé de cette institutionnalisation du mensonge[34], le "naturel" chez Stendhal — ici en complète contradiction avec Cohen — se trouve être également la meilleure tactique amoureuse, puisqu'en se laissant aller à exprimer naïvement ce qu'il ressent, l'amant a toutes les chances de toucher davantage le cœur de sa belle. Les amants peuvent ainsi, comme le dit Stendhal en une magnifique formule, "détendre leur âme de l'empesé du monde"[35], c'est-à-dire s'éloigner de tous les mensonges qui tuent l'amour et le réduisent à une "affaire ordinaire"[36]. Mentir, c'est bien considérer l'autre comme ayant un esprit inférieur, et "il est difficile de ne pas éprouver une nuance de mépris pour une femme avec qui l'on peut impunément jouer la comédie"[37]. Comment ici ne pas avoir présente à l'esprit la notion de "mépris d'avance" que Solal développe juste avant la scène de séduction, lors de sa discussion téléphonique avec Adrien, et qui est l'un des piliers de sa vision péjorative de la féminité ? Or Solal traite Ariane avec mépris dès l'échec de l'épreuve originelle[38]. Il signe du même coup, avec la plus belle de toutes les femmes, l'échec définitif de l'amour humain.

En ce qui concerne la relation qui s'établit entre la beauté et la passion amoureuse, le point de vue de Cohen apparaît à nouveau fort éloigné de celui de Stendhal. Pour Henry Beyle comme pour Cohen, la beauté est pourtant "nécessaire à la naissance de l'amour [...] nécessaire comme enseigne"[39]. La laideur peut même lui faire obstacle : un défaut d'élégance ou même certains "malheurs physiques et ridicules"[40], s'ils viennent à être connus rendent la cristallisation impossible.  Ce n'est qu'à contrecœur que le héros de Cohen doit se résoudre à admettre la nécessité d'une part de cristallisation, nécessairement impure, dans la relation amoureuse, lui qui voulait pour ainsi dire les cristaux sans le rameau[41]. En effet, la cristallisation est, comme nous l'avons vu, d'emblée refusée par Solal dans le discours du vieux Juif. Elle a pourtant, chez Stendhal, le pouvoir de transfigurer la vie en la modelant sur nos désirs: "Les plaisirs de chaque individu sont différents et souvent opposés : cela explique fort bien comment ce qui est beauté pour un individu est laideur pour un autre"[42]. Ainsi, Swann peut-il, chez Proust, éprouver son plus grand amour pour Odette de Crécy, qui n'était "pas son genre". Un homme peut parfaitement aimer une femme au visage marqué de petite vérole et la préférer à une femme plus belle, si elle lui rappelle une morte qu'il a beaucoup aimée[43]. La cristallisation est si puissante qu'elle a le pouvoir de changer la laideur en beauté[44]. Stendhal cite l'exemple d'une princesse russe, C., restée profondément éprise d'un homme qui avait perdu son nez[45]; et celui, rapporté par Saint-Simon, de la duchesse de Berry  qui s'était entichée d'"un gros garçon,  court, joufflu et pâle, qui, avec beaucoup de bourgeons, ne ressemblait pas mal à un abcès"[46].

Le lecteur familier de l'œuvre de Cohen reconnaîtra ici  un démenti avant la lettre des imprécations de Solal contre l'importance excessive qu'accordent les femmes à l'amour physique dans la relation amoureuse :

"Alors, je vous le demande, quelle importance accorder à un sentiment qui dépend d'une demi-douzaine d'osselets dont les plus longs mesurent à peine deux centimètres ? Quoi, je blasphème ? Juliette aurait-elle aimé Roméo si Roméo quatre incisives manquantes, un grand trou noir au milieu ? Non !"[47].

Chez Cohen, la passion s'enracine dans la fascination idolâtre de la beauté, et dans le désir sexuel doublé de mépris qui en résulte. La prétendue lucidité du héros, qui n'est après tout que la connaissance du caractère éphémère du désir, partialement identifié à l'amour, ne peut suffire à lui faire obstacle. Peut-être même pourrait-on dire qu'elle est pour une part la raison de la faillite du processus, en ce qu'elle s'oppose à son évolution. En effet, la conscience de la déperdition du désir, et les efforts pour le figer dans la première phase de la cristallisation sont justement la raison pour laquelle le "naturel" est rendu impossible. Mais toute l'œuvre de Cohen n'est-elle pas construite sur un refus du "naturel" ?

La dernière grande différence théorique entre Stendhal et Cohen tient à la présence chez ce dernier d'un point de vue moral fondé sur des préoccupations religieuses totalement absentes, du moins sous cette forme, de l'œuvre de Stendhal. L'opposition entre la laideur et la beauté est lourdement chargée chez Cohen d'une signification morale et théologique. La laideur physique, apanage glorieux du peuple juif (Jérémie, Rachel, etc.) est en réalité le masque d'une beauté d'ordre moral invisible aux yeux des Occidentaux. Le déguisement de Solal en vieux juif édenté, suivi du dévoilement d'un prince ensoleillé, lance ainsi l'amour sur la voie du malentendu tragique. En effet la dénonciation de la beauté (toujours occidentale, ce n'est pas un hasard) va de pair chez Solal avec une fascination qui manifeste la tentation de rompre avec ses origines. La théorisation de l'amour apparaît alors comme une réaction d'ordre moral à ce dangereux penchant[48]. Quand Belle du Seigneur se présente comme une arme contre le roman de l'adultère, que la tradition juive, opportunément relayée par la psychologie de l'écrivain, vient condamner, De l'amour s'inscrit en faux contre le mariage de convenance, prend position en faveur du choix de leur mari par les femmes et même du divorce si elles se sont trompées[49]. C'est donc sans hésitation que Stendhal prend la défense de l'amour adultère (passion glorifiée dans Le Rouge et le Noir). Ne pas connaître la passion, dit-il, c'est "laisser passer la vie sans vivre"[50] :

"Ne pas aimer quand on a reçu du ciel une âme faite pour l'amour, c'est se priver soi et autrui d'un grand bonheur. C'est comme un oranger qui ne fleurirait point de peur de faire un péché"[51].

Le refus de moraliser la relation amoureuse — et surtout de l'inscrire dans une dépendance religieuse — est bien clair chez Stendhal. Si la théorie de l'amour, exposée par Solal ou Mangeclous, s'inscrit au contraire dans une perspective didactique, les romans, eux, lui échappent de toutes parts. Les personnages sont en effet soumis à cette exaltation de la passion qui, au moins dans les premiers temps, l'identifie avec le bonheur de vivre : "Oh, comme il était intéressant de vivre ! "[52], s'écrie Ariane, convaincue comme Solal que "vivre était sublime"[53]. Quelle impression le roman de l'anti-passion laisse-t-il au lecteur, en l'absence d'espoir en un monde meilleur, en l'absence de toute véritable alternative d'ordre conjugal ? Que la passion est illusoire ou que, pour emprunter une formule à Flaubert, l'époque des premiers temps de la passion est ce que les amants auront eu de meilleur ?

Solal : Werther ou don Juan ?

L'ambiguïté du message romanesque, malgré la fermeté apparente des prises de position didactiques tient à la division du personnage qui les exprime (que ce soit d'ailleurs Solal ou Mangeclous), ce qui conduit à un certain flottement dans son discours théorique : l'exaltation de la passion amoureuse, qui ouvre un accès au divin, coïncide avec le dénigrement systématique de cette manière d'aimer qui, presque uniquement fondée sur le désir sexuel, ne nous distingue en rien des animaux. En ce qui concerne le personnage de Solal, il faut ajouter au double déchirement géographique et religieux une tension entre deux manières de considérer (et de vivre) la relation amoureuse : celle de Werther et celle de don Juan, évoquées par Stendhal au chapitre LIX de son traité. Alors que Werther, âme tendre et amoureux transi, voit son âme s'épanouir dans le bonheur d'aimer et perd tous ses moyens face à l'objet de son amour, auquel il ne peut rien dissimuler[54], don Juan réduit l'amour à n'être qu'une affaire ordinaire : "c'est un marchand de mauvaise foi qui prend toujours et ne paye jamais"[55].  Et Stendhal ajoute :

"Au lieu d'avoir comme Werther des réalités qui se modèlent sur ses désirs, il a des désirs imparfaitement satisfaits par la froide réalité [...]. Au lieu de se perdre dans les rêveries enchanteresses de la cristallisation, il pense comme un général au succès de ses manœuvres, et en un mot tue l'amour au lieu d'en jouir plus qu'un autre, comme croit le vulgaire"[56].

À ce "goût pour la chasse" qu'est l'amour à la don Juan s'oppose l'amour-passion à la Werther, véritable résurrection qui ordonne le monde autour d'un sens nouveau : c'est l'amour de celui qui "voit la femme qu'il aime dans la ligne d'horizon de tous les paysages qu'il rencontre"[57]. Les caractéristiques de don Juan, selon Stendhal, sont l'orgueil de la naissance[58] et un amour excessif de lui-même, qui va jusqu'à lui faire perdre la conscience de la souffrance d'autrui : "Il faut l'excuser, il est tellement possédé de l'amour de soi-même qu'il arrive au point de perdre l'idée du mal qu'il cause, et de ne plus voir que lui dans l'univers qui puisse jouir ou souffrir"[59]. Ainsi, Solal évoque don Juan, auquel il s'identifie, malgré la troisième personne, en ces termes : "[...] toujours cette séparation d'avec les autres, même d'avec ceux qu'il aime. Il les voit, mais il ne les sent pas réels, autres que lui. Ils sont des imaginations, des figures de rêve"[60]. Comme Don Juan qui,  selon Stendhal, éprouve vers les trente ans un dégoût croissant pour tout ce qui faisait ses délices lors de son impétueuse jeunesse. Solal, qui a environ trente-cinq ans dans Belle du Seigneur, se décrit comme dégoûté de la séduction[61]. Refusant les plaisirs infinis de l'imagination, qui sont ceux de la cristallisation, le don Juan de Stendhal se condamne dès lors à l'ennui et à la nécessité de faire souffrir autrui,— réduit à faire naître sa jouissance du mal qu'il cause, comme Solal se voit condamné à faire souffrir Ariane pour sauvegarder sa passion.

Pourtant, Don Juan est, chez Stendhal, celui qui séduit vite et ne garde pas longtemps tandis que Werther met longtemps à séduire mais peut espérer garder toujours l'objet aimé, qui de maîtresse se transforme en amie intime : "c'est une fleur qui, après avoir été rose le matin, dans la saison des fleurs, se change en un fruit délicieux le soir, quand les fruits ne sont plus de saison"[62]. Le paradoxe du don Juan cohénien est de vouloir à la fois séduire vite et garder longtemps[63]. Si Don Juan est pour Stendhal incapable d'éprouver l'amour-passion — que seul Werther peut vivre parce qu'il suppose la cristallisation —, le Don Juan de Cohen est celui qui maîtrise, ou croit maîtriser, les mécanismes de la passion, et s'en voit par conséquent exclu. La théorie de l'amour est chez lui non une voie d'accès, mais un obstacle à la compréhension de l'autre : Ariane, si exceptionnelle qu'elle soit, reste pour lui "elle" ou "cette femme", perpétuellement renvoyée à sa féminité ou à son altérité (Ariane/Aryenne). Solal est donc un don Juan qui aurait voulu être Werther, un assoiffé de l'amour absolu, désespéré de ne pouvoir le vivre, un homme privé de Dieu qui pense paradoxalement pouvoir trouver la foi dans l'improbable rencontre avec celles qu'il dit pourtant "mépriser d'avance". La passion selon Cohen est bien un "désir métaphysique" au sens de René Girard et se différencie radicalement de l'amour-passion stendhalien, qui est fondé sur la communion durable entre deux êtres. Chez Cohen, l'échec de la passion est en réalité le constat de l'impossibilité de faire perdurer le désir. Belle du Seigneur met ainsi en scène l'échec annoncé de l'impossible métamorphose de don Juan en Werther.

Théorie de l'amour et roman

Le traité De l'amour pose enfin à sa manière la question de la relation existant entre la théorie de l'amour et ses implications narratives. La volonté de systématiser ne suffit pas à résumer le projet de Stendhal : une prise de position théorique conduit bien vite à un exemple dans De l'amour, et un exemple à un récit. Stendhal propose une "anecdote [...] pour preuve de la cristallisation"[64], ce qui sur le plan de la pure logique scientifique paraît bien étrange, une illustration ne pouvant en aucun cas tenir lieu de démonstration. Mais nul ne niera que la présentation la plus convaincante de la notion de cristallisation se trouve dans la petite nouvelle intitulée "Le rameau de Salzbourg". De l'amour, animé par l'ambition du traité est en fait un recueil de maximes et d'anecdotes, où la fiction n'est jamais bien loin. Cependant, si Stendhal n'isole jamais complètement la réflexion théorique de sa transfiguration romanesque, il y consacre cependant un ouvrage séparé.

L'originalité de l'œuvre d'Albert Cohen est au contraire que la théorie de l'amour y figure dans les romans. Le cours de séduction de Mangeclous dans Les Valeureux, puis la scène de séduction de Solal sont deux mises en perspective critiques, deux avertissement au lecteur des tenants et des aboutissants de l'amour. Philippe Zard a montré que le cours de séduction de Mangeclous anticipait point par point l'aventure amoureuse de Solal et d'Ariane[65]; dans une moindre mesure, on pourrait en dire autant du discours de Solal qui prévoit le départ des amants vers la mer et l'ennui profond qui en résultera. L'insertion de la théorie de l'amour dans le roman a pour premier effet de conduire le lecteur à un perpétuel va-et-vient de la théorie à la fiction, afin de vérifier si ce qui se produit est conforme à ce qui a été annoncé.

Reste que tout n'est peut-être pas représentable : s'il est possible de développer une théorie de l'amour vertueux, comme on en trouve parfois une chez Cohen, la peinture de cet amour a toutes les chances d'être prodigieusement ennuyeuse. Stendhal attribue cette difficulté aux "lois du roman" et en fait une "infirmité de l'art de peindre"[66]. Albert Cohen, se plaçant lui sur un plan éthique, décide de tourner la difficulté en mettant en scène les infortunes de l'adultère pour écrire le roman de l'anti-passion, qui combine intérêt romanesque et valeur morale. Tout autre est le dessein de Stendhal, qui s'en prend à La Princesse de Clèves, où l'adultère n'est jamais consommé, ce qu'il trouve désolant : "la princesse de Clèves devait ne rien dire à son mari, et se donner à M. de Nemours"[67]. Pour Stendhal comme pour Cohen, les romans mentent parce que les personnages sublimes qu'ils mettent en scène nous présentent une image idéalisée de la vie :

"Je crois que si Mme de Clèves fût arrivée à la vieillesse, à cette époque où l'on juge la vie, et où les jouissances d'orgueil paraissent dans toute leur misère, elle se fût repentie. Elle aurait voulu avoir vécu comme Mme de La Fayette".

En note de bas de page, Stendhal ajoute cette remarque :

"On sait assez que cette femme célèbre fit probablement en société avec M. de la Rochefoucauld le roman de la Princesse de Clèves, et que les deux auteurs passèrent ensemble dans une amitié parfaite les vingt dernières années de leur vie. C'est exactement l'amour à l'italienne"[68].

Stendhal prêche ici comme Cohen pour une correspondance plus étroite entre le roman et la vie au nom de la vérité. Le roman est un genre mensonger, ou qui, du moins, ne dit pas toute la vérité. D'un autre côté, l'essai théorique est tout à fait incapable — il est significatif que Stendhal le remarque juste après cette esquisse de réécriture — de donner une idée du "véritable amour", de "cette inexprimable non-curance pour tout ce qui n'est pas la femme qu'on aime"[69]. Se profile ici tout un travail romanesque qui trouvera son aboutissement dès Le Rouge et le Noir, en ce qui concerne le bonheur possible dans l'adultère, et dans la deuxième partie de La Chartreuse de Parme pour l'expression la plus achevée de l'amour absolu. Pris entre les conventions du romanesque et l'incapacité de la théorie à représenter l'émotion, Stendhal opte pour un roman qui refuse, dans une large mesure l'épanchement romantique. Utilisant au contraire toutes les ressources du lyrisme amoureux, Cohen pousse celui-ci jusqu'à la caricature et glorifie l'amour pour mieux en dénoncer le caractère illusoire. Il utilise ainsi l'illusion romanesque pour dénoncer l'illusion amoureuse, c'est-à-dire la cristallisation.

Du point de vue de son rapport avec la fiction, la théorie de l'amour chez Cohen présente deux particularités qui sont absentes du texte de Stendhal. D'une part, comme nous venons de l'indiquer, son intégration dans le roman en fait une sorte de matrice de l'écriture. Le rôle du cours de séduction européenne de Mangeclous dans l'économie romanesque apparaît beaucoup plus clairement si l'on conserve bien en tête l'idée que les différentes étapes qu'il décrit seront illustrées par l'amour entre Solal et Ariane. Quant à la scène de séduction de Belle du Seigneur, malgré sa longueur, c'est l'un des moments dramatiques forts du roman puisque l'enjeu en a été posé au début : Solal gagnera-t-il son pari ? Ariane tombera-t-elle amoureuse de lui en un temps aussi court ? Dans ce cas, la théorie accepte de se mettre elle-même sur-le-champ à l'épreuve. Mais le problème de la sincérité des orateurs reste posé, puisque dans les deux cas, il s'agit non seulement de dire la vérité mais aussi de séduire, que ce soit Ariane ou le public céphalonien. Mangeclous parle d'un sentiment qu'il n'a jamais éprouvé et qui lui demeure pour une part incompréhensible. Quant à Solal, après s'être maladroitement déguisé, il lui reste à se dévoiler habilement, et peut-être même tactiquement. N'est-ce pas lorsqu'il prétend se dévoiler que le fils de Gamaliel est le plus déguisé ? Ariane est-elle séduite par les "babouineries" de Solal, par le contenu de son discours ou par le langage enfantin qu'il lui tient à la fin ? Le signe le plus évident du travestissement de la théorie est assurément sa dimension fortement parodique[70]. La réécriture d'Anna Karénine entamée dès Mangeclous, permet dans Les Valeureux au Capitaine des Vents de ridiculiser, au prix d'une sensible déformation, l'expression convenue de l'amour-passion en littérature. Elle offre au romancier un moyen très efficace d'intégrer la théorie dans la fiction — au cœur de laquelle elle joue le rôle d'un miroir déformant —  mais aussi de conserver une salutaire distance entre ce qui est dit et l'expression assurée d'une vérité sans conteste. C'est-à-dire qu'aux liens que le lecteur est sans cesse amené à tisser, et à défaire, entre la théorie de l'amour et la fiction où elle s'insère s'ajoute un dialogue perpétuel entre le sérieux et le comique, entre la mesure et l'hyperbole, qui invite le lecteur à nuancer son adhésion d'une légitime suspicion.

Cohen, qui pensait comme Proust qu'"une œuvre où il y a des théories est comme un objet sur lequel on laisse la marque du prix"[71], expose donc à deux reprises au moins, pour en faire l'instrument d'optique destiné au lecteur de ses romans, ce qu'il faut bien appeler une théorie de la relation amoureuse. Si, comme le dit Jean Starobinski, "le rationalisme de Stendhal est avant tout le système d'un homme qui cherche à se défaire d'un très puissant irrationnel intérieur"[72], ne pourrait-on en dire autant de celui d'Albert Cohen ? Les personnages des romans, y compris Solal, sont en effet bien loin d'être en mesure de rendre compte de leurs pulsions, et encore moins d'y résister. La systématisation de l'expérience amoureuse dans l'œuvre de Cohen peut donc apparaître, mais seulement pour une part, comme un héritage stendhalien. L'imaginaire de Cohen vient en effet se greffer sur une tradition culturelle et religieuse qui accorde aux interdits une place prépondérante. Cohen dissocie ainsi, sans le dire clairement, les deux termes que Stendhal accole si joliment : amour et passion. "Peut-être, écrit Stendhal, que les hommes qui ne sont pas susceptibles d'éprouver l'amour-passion sont ceux qui sentent le plus vivement l'effet de la beauté ; c'est du moins l'impression la plus forte qu'ils peuvent recevoir des femmes"[73] ? N'est-ce pas là le cas de Solal, avouant ainsi à Adrien, avant la scène du Ritz,  qu'il est "malade d'amour" pour Ariane puis se reprenant étrangement : "Non, pas d'amour, mais elle me hante"[74]. Et si la passion, dans l'œuvre de Cohen, n'était après tout que la tragique impossibilité d'aimer ?

Article paru dans les Cahiers Albert Cohen, numéro 5, 1995.

 


[1] Denise GOITEIN-GALPERIN, "Cohen lecteur de Stendhal, Solal, Lamiel et Le Rouge et le noir", Cahiers Albert Cohen, n° 3, pp. 65-87.

[2] Belle du Seigneur (BS), Gallimard, collection blanche, chap. XXXV, pp. 296-336.

[3] Les Valeureux (Val), Gallimard, collection blanche, chap. XI et XII, pp. 135-184.

[4] Le chapitre XXXIX bis de De l'amour s'intitule par exemple "remède à l'amour", en référence au recueil d'Ovide intitulé Les Remèdes à l'amour.

[5] Michel CROUZET, préface à De l'amour (DA), Garnier Flammarion, p. 18.

[6] DA, pp. 90-91.

[7] DA, pp. 149-150.

[8] DA,, pp. 31-33.

[9] "Toujours la même vieille stratégie et les mêmes misérables causes, la viande et le social" (BS, p. 306).

[10] BS, p. 310.

[11] Tout lecteur des romans de Stendhal a bien évidemment en tête les figures d'amantes maternelles que sont Mme de Rênal et la duchesse Sanseverina.

[12] BS, p. 313.

[13] Le Livre de ma mère, Gallimard, 1954.

[14] BS, p. 316.

[15] Voir à ce sujet l'excellent article de Nathalie FIX : "La sacralisation de la maternité chez Albert Cohen", Cahiers Albert Cohen, n° 4, pp. 55-78.

[16] DA, p. 41.

[17] Val, pp. 137-138.

[18] BS, p. 310.

[19] Val, pp. 137-138.

[20] Val, p. 155.

[21] Val, p. 175.

[22] BS, p. 317.

[23] BS, p. 319.

[24] BS, p. 296, et non "deux heures", comme Solal l'avait pourtant promis un mois auparavant, en s'enfuyant de chez Ariane (BS, p. 41).

[25] BS, p. 38.

[26] DA, p. 35.

[27] DA, p. 336.

[28] DA, p. 337.

[29] BS, p. 315.

[30] DA, p. 45.

[31] DA, p. 123.

[32] DA, p. 43.

[33] BS, p. 357. On sait combien cet adjectif "sublime" était aimé de Stendhal.

[34] Le lecteur attentif aura remarqué que Solal, si épris de vérité, ment sans cesse à Ariane (de peur de la perdre, dit-il).  Par exemple, il ne lui avoue jamais son renvoi de la S.D.N.

[35] DA, p. 115.

[36] DA, p. 116.

[37] DA, p. 116.

[38] "Femelle, je te traiterai en femelle, et c'est bassement que je te séduirai, comme tu le mérites et comme tu le veux. [...] En attendant, reste avec ton Deume jusqu'à ce qu'il me plaise de te siffler comme une chienne" (BS, p. 41).

[39] DA, pp. 51 et 52.

[40] DA, p. 51. Stendhal explique d'ailleurs par une certaine émulation féminine et sociale "les succès des princes et des officiers" (p. 52) que Cohen a fréquemment à cœur de rappeler.

[41] Il faut bien admettre que, de ce point de vue, les aspirations de Solal, quoique procédant de sources différentes, sont très proches de celles d'Ariane. Le lecteur se trouve à nouveau pris dans ce paradoxe cohénien qui consiste à dénoncer le roman par des moyens terriblement romanesques...

[42] DA, p. 53. "Du moment qu'il aime, l'homme le plus sage ne voit plus aucun objet tel qu'il est" (DA, XII, p. 55).

[43] DA, chap. XVII.

[44] On peut citer ici la première phrase d'Aurélien, de Louis ARAGON, qui prélude à une grande histoire d'amour : "La première fois qu'Aurélien vit Bérénice, il la trouva franchement laide."

[45] DA, p. 69.

[46] DA, p. 140.

[47] BS, p. 302.

[48] Une bonne partie des contradictions souvent inextricables dans lesquelles se prennent au piège les commentateurs de Cohen me semblent liées à la confusion entre morale (religieuse) et vérité, savamment entretenue par le héros et par le narrateur.

[49] DA, chap. LVIII.

[50] DA,p. 125.

[51] DA, p. 89.

[52] BS, p. 364.

[53] BS, p. 387.

[54] Le lecteur appréciera à sa juste valeur la remarque de Stendhal selon laquelle "[...] ordinairement, l'amour-passion se rencontre chez des gens un peu niais, à l'allemande" (p. 109).

[55] DA, p. 237.

[56] DA, p. 236. On pense bien sûr aux cinq "manœuvres" de Mangeclous et aux onze "manèges" de Solal.

[57] DA, pp. 239 et 240.

[58] Solal est, dit-il, "fait pour être roi, de naissance et sans y prendre peine" (BS, p. 300).

[59] DA, p. 238.

[60] BS, p. 299.

[61] "Non, trop de dégoût, je ne peux plus. J'aime mieux séduire un chien" (BS, p. 322).

[62] DA, p. 242.

[63] "(Les don Juan) ne veulent pas voir que ce qu'ils obtiennent, fût-il même accordé par la même femme, n'est pas la même chose. [...] le plaisir que l'on rencontre auprès d'une jolie femme désirée quinze jours et gardée trois mois, est différent du plaisir que l'on trouve avec une maîtresse désirée trois ans et gardée dix" (Ibid., pp. 240-241).

[64] DA, p. 51. De même,  la nouvelle "Ernestine ou la naissance de l'amour" est présentée comme une preuve de l'existence des sept époques de l'amour.

[65] Philippe ZARD, "De Cervantès à Cohen", Cahiers Albert Cohen, n° 2, septembre 1992, p. 58.

[66] DA, p. 237.

[67] DA, p. 102.

[68] DA, p. 102.

[69] DA, p. 103.

[70] Ce point mériterait à lui seul une étude complémentaire qui porterait sur les moyens employés (notamment l'exagération) pour convaincre l'auditoire de prendre au sérieux ce qui est exprimé avec si peu de sérieux.

[71] Le Temps retrouvé, Pléiade, édition de Jean-Yves Tadié, p. 461.

[72] Jean STAROBINSKI, L'Œil vivant, Gallimard, p. 219.

[73] DA, p. 71.

[74] BS, p. 293.