ATELIER ALBERT COHEN

Groupe de recherches universitaires sur Albert Cohen

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Des propos des "bien Ivres" aux rires des Valeureux : Jouissances et réjouissances rabelaisiennes dans le roman cohénien par Catherine Milkovitch-Rioux

Des propos des "bien Ivres" aux rires des Valeureux : Jouissances et réjouissances rabelaisiennes dans le roman cohénien

Catherine MILKOVITCH-RIOUX

L'univers rabelaisien constitue l'une de ces pistes que Cohen livre en pâture, de manière souvent ludique, aux chercheurs avides d'hypotextes et de palimpsestes. Le rapprochement, souvent esquissé mais non véritablement fondé sur l'étude du texte, s'est ainsi imposé de manière insidieuse et superficielle, au même titre que ceux ébauchés avec Homère, Cervantès, Dickens, voire Céline. Pourtant, au point de convergence d'un certain nombre de notions — le rire, le grotesque, le réalisme populaire, le sens de la fête et du carnaval analysés par Bakhtine dans l'œuvre de Rabelais —, le rapprochement révèle des perspectives d'étude intéressantes, les réjouissances valeureuses semblant participer de ce "choeur populaire riant" dont Cohen serait le coryphée.

Avant de réfléchir sur le sens de la fête carnavalesque proposée par les Valeureux, il s'agit de déterminer ce qui autorise, en deçà de la parenté de signifiance, le rapprochement entre l'univers rabelaisien des "bien Ivres", dont les créations verbales débridées président à la naissance de Gargantua, et le monde valeureux qui assiste à la naissance du héros Solal : Mangeclous, "chien dévoué [...] attendant avec angoisse l'annonce d'une heureuse délivrance" versa en abondance des "larmes de joie"(BS, 253)[1], là où Gargantua "pleurait comme une vache" et "riait comme un veau" à la naissance de son fils Pantagruel[2]. Comment se justifie, autour du texte, au cœur du texte, la  recherche intertextuelle ?

Le fil rabelaisien

La première piste suivie, à la recherche du fil rabelaisien, concerne la réception la plus usuelle de l'œuvre, non le fruit d'une lecture herméneutique, mais heuristique, selon la détermination des phases de lecture établie par Michael Riffaterre[3].

Paradoxalement, le fil rabelaisien qui, tendu sous l'œuvre cohénienne, désignerait celle-ci comme hypertexte, est plus fréquemment explicite dans les commentaires, nouvelle strate du palimpseste, qu'au cœur du texte. La fréquence de la référence, unanime intuition d'une lecture confrontée à une œuvre au second degré, systématique à propos de Mangeclous et des Valeureux, incite à réfléchir à cette "paternité" rabelaisienne supposée par Roger Giron, Josiane Duranteau[4], à ces "réminiscences"[5] évoquées par Lucile Bourquelot, pour ne citer que des termes dont l'imprécision hésite entre la filiation-substitution et le pastiche-réduction. Ainsi, Pierre-Henri Simon, usant de la métaphore cohénienne de la plume, et évoquant l'"encrier de Rabelais", recherche alors la "substantifique moelle" : "en le lisant, il faut savoir casser l'os du gros comique pour y trouver une vérité secrète et grave"[6]. Le lecteur cohénien se trouve confronté dans cette périlleuse entreprise au danger des "silènes" rabelaisiens, petites boîtes ornées de peintures amusantes recelant de précieux ingrédients. Rabelais invite son lecteur, dans le Prologue de Gargantua, à rechercher du sens contenu dans ses "billevesées", littéralement "boyaux gonflés, c'est-à-dire discours pleins de vents"[7] tout en minant de l'intérieur la recherche de l'interprétation. La carte de visite de Mangeclous et le syndrome physiologique dont le "Capitaine des vents" est affecté portent, sinon des réminiscences, du moins déjà l'arôme du texte rabelaisien...

Sans allonger l'inventaire référentiel concernant la réception du texte, contentons-nous de relever deux constantes : la référence à Rabelais apparaît comme une intuition de lecture unanime, et la fréquence de ses occurrences permet d'en évaluer la valeur universelle. Il suffit en second lieu à démontrer l'une des caractéristiques de l'œuvre cohénienne, précisément la profusion et le brouillage des références. L'analyse critique semble autoriser, si l'on s'en tient aux comparaisons suggérées, à considérer l'œuvre cohénienne comme hypertexte de tout texte littéraire antérieur, des Mille et Une Nuits, de l'épopée au roman picaresque, d'Homère à Scarron et Lesage, en passant par toutes les références de la culture humaine. Peut-être l'abondance des comparaisons démontre-t-elle, pour plagier Kessel, qu'il y a là "quelque chose sans aucune espèce de comparaison"[8]. Si des pistes se dessinent, le palimpseste surchargé semble s'effacer du fait de ses propres surdéterminations pour ne laisser place qu'au texte cohénien, et la voie intertextuelle tourne court.

Or, s'ajoutant à cette obstination exégétique, le paratexte cohénien, défini au sens large, autorise, voire suscite le rapprochement. Cohen établit en la matière un parallèle explicite : "Mangeclous a une richesse et une splendeur et une finesse et une tendresse et une perspicacité que n'ont jamais que les héros rabelaisiens". La filiation se réduit à la tribu gargantuine. Et Cohen d'ajouter modestement : "Gargantua est si terne à côté de Mangeclous. [...] Il profite seulement d'avoir été écrit il y a quelques siècles". Au regard de l'interprétation morale des personnages, Mangeclous est un "gentilhomme", et Gargantua un "horrible bonhomme"[9].

Certes, Cohen semble autoriser la piste intertextuelle, mais c'est pour aussitôt appliquer au héros rabelaisien une boutade antiphrastique qui semble annuler l'allégation initiale. Le commentaire interprétatif, selon un procédé cher à Rabelais, se détruit de l'intérieur en énonçant simultanément vérité et contrevérité, tourne à l'aporie et laisse le chercheur de "lettres non apparentes", de "signifiance" pour d'autres, découragé dans son entreprise d'archéologie textuelle. Cependant, la dimension ludique de l'allusion, à l'égal de l'énigme en prophétie rabelaisienne, présente l'intérêt non négligeable de poser le problème du sens et de l'interprétation, problème qui réside, pour nos délices et pour nos tourments, au cœur du texte cohénien comme de l'œuvre rabelaisienne.

Ce travail ne prend véritablement son sens que si l'étude intradiégétique de l'œuvre permet effectivement de produire la signifiance relevant de la lecture intertextuelle, là où la lecture linéaire se limite au sens. Or, les allusions intradiégétiques existent sous diverses formes. Les allusions textuelles à Rabelais sont livrées entre autres références : Cohen cite avec constance "Villon, Rabelais, Montaigne ou Corneille"(Sol, 101, Mg, 390), "Villon, Ronsard, Rabelais ou Montaigne"(Val, 856), que les cinq amis Valeureux lisent ensemble "pour ne pas perdre l'habitude des «tournures élégantes»"(Val, 856). Quelles que soient les variantes du texte, ces références littéraires intègrent toujours Rabelais, et sont, notons-le, exclusivement appliquées aux Valeureux, en fonction du paramètre du langage. Les archaïsmes confrontent les Valeureux à une expérience de la durée. Investis d'une tradition littéraire et riches d'un apprentissage oral (la lecture commune, les cours de l'"étudiant famélique", "professeur de beau langage"(Val, 856), les Valeureux oscillent entre passé et rénovation. La culture littéraire des personnage, qui dérive en "éloquence" et en "faconde", intègre une composante verbale. Enfin, les personnages orientaux offrent aux touristes français un reflet de leur langue qui, précise à plusieurs reprises Cohen, les fait "sourire". Cette imitation déformante relève, dans le domaine littéraire, non du pastiche stricto sensu, dont se réclament les Valeureux, mais de la parodie. Or, l'imitation qui devient "travestissement", et qui affirme l'altérité, est au cœur de la représentation valeureuse, fondamentalement expression de la différence.

La confrontation avec le langage rabelaisien s'intègre au sein d'autres références, d'autres confrontations, qui apparaissent comme autant de variations sur le thème du même et de l'autre. Celle avec Don Quichotte en particulier, autre piste, autre fil littéraire et chimérique d'une même réflexion, a été suivie, en d'autres temps, par Philippe Zard[10].

Les relations s'opèrent donc au niveau de la réflexion, conçue à la fois comme un effet de miroir, et comme l'aptitude à produire un sens intelligible. La mise en abyme vertigineuse de la réflexion à laquelle procède Cohen, qui entraîne entre autres références, le texte rabelaisien, livre des pistes multiples et complexes.

Outre l'allusion effective à Rabelais, les réminiscences rabelaisiennes dans l'œuvre cohénienne proposent un reflet sous forme de relations, plus ou moins explicites, mais répétées, qui deviennent opérantes par leur fréquence et leur convergence. Genette, mettant en garde contre le danger qui consiste à trop élargir, à partir d'une herméneutique textuelle, la notion d'hypertextualité, invite à utiliser les termes d'"intertextualité" pour qualifier "la présence effective d'un texte dans un autre", et de "transtextualité" pour déterminer une relation "manifeste ou secrète avec d'autres textes"[11].

Les énigmes, fréquentes dans le texte rabelaisien qui pratique rébus, devinettes érudites ou triviales, calembours et autres jeux de langage, sont essentiellement l'indice d'un jeu sur l'interprétation : les relations entre la représentation ludique et le sérieux soustraient à l'intelligence, au sens étymologique, une signification qui se dérobe. De fait, les modes de représentation de cette difficile interprétation au cœur même du texte présentent dans les deux œuvres de curieuses similitudes : abondent en particulier, dans l'œuvre rabelaisienne comme dans le texte cohénien, les discours professoraux, harangues devant la foule, appelées encore "contions"[12] chez Rabelais. La représentation du discours apporte indifféremment l'expression d'une vérité, de "bonnes paroles"[13] ou un délire verbal de la plus haute fantaisie. La variante attestée dans ces deux textes de la parole est la "lettre", les scripteurs étant pour l'un Grandgousier[14], pour l'autre Mangeclous et Saltiel, mais aussi Solal colporteur d'énigmes et de messages en tous genres. Il est à noter que les lettres, reflet parodique du monde, débattent souvent du bellicisme (Picrochole, Hitler) et de la réaction à adopter face à la menace. Elles proposent une autre écriture de l'Histoire, instaurent une relation interne entre sérieux et comique, entre réel et imaginaire.

La harangue cohénienne semble très largement référer à l'œuvre rabelaisienne, où Mangeclous occupe le rôle du géant. Les signes du contexte gigantal sont explicites dans le texte de Solal en particulier : après la lecture d'une lettre du héros éponyme, "Mangeclous se désaltéra longuement à l'outre que soutenaient deux officieux, puis se restaura d'un gigot et d'une tête de chevreuil. La foule le contemplait avec respect. Enfin, après s'être essuyé la bouche du plat de sa main gigantesque, osseuse, veineuse et velue, le faux avocat commença en ces termes ..."(Sol, 218). Pantagruel, le géant, est aussi né "velu comme un ours"; "il fera des merveilles", prétend "par esprit prophétique" une sage femme[15].

Le contexte parodique est clairement établi : le dilemme tragique dégradé auquel est soumis le héros, "que faire et que ne pas faire", en constitue un autre indice. Ce fameux dilemme n'a pas attendu Corneille, il est présent dans le même épisode de Pantagruel : Gargantua, "voyant d'un côté sa femme Badebec morte, et de l'autre son fils Pantagruel si beau et si grand, [...] ne savait que dire ni que faire, et ce qui troublait son esprit, c'était de ne pas savoir s'il devait pleurer de douleur à cause de sa femme, ou rire de joie à cause de son fils"[16]. Voilà l'expression d'une hésitation toute mangeclousienne ! Le texte du "faux avocat" est un faux en écriture, une réécriture et le récit se désigne comme un palimpseste. La devise du maître de la contrefaçon est, rappelons-le, "Du mensonge, même dans les petites choses". Le festin arrosé par les "outres de vin miellé", les "gigots" et "têtes de chevreaux"(Sol, 218), les injures proférées — "ô chien issu de la chienne !"(Sol, 219) —, le réalisme de l'évocation de Salomon philosophiquement "gobant un oeil de chevreau" et disant "fais comme tu veux" ("Fais ce que tu voudras"[17], clause fondatrice de Thélème) renvoient à l'univers rabelaisien.

Le contexte se précise quand un vieillard illettré chausse ses lunettes, feint de lire le "texte" qu'il s'agit d'"interpréter" et entérine la version de Mangeclous. Cohen propose alors une variation sur l'"art de lire lettres non apparentes tel que l'enseigne Aristote"[18] des érudits rabelaisiens, spécialistes de la cryptologie, confrontés à l'énigme trouvée sur des monuments antiques, qui chaussent leurs "besicles" à cet effet, pour finalement n'y rien comprendre. Le chapitre qui suit dans Gargantua l'évocation de Thélème concerne la fameuse "Énigme en prophétie" interprétée, à la fin du roman, de deux manières contradictoires par Gargantua et Frère Jean. De plus, l'épisode cohénien évoque par la voix de Mangeclous les "Juifs du pays de Gog et de Pologne"(Sol, 219) ennemis qui seraient "engraiss[és]". Thélème établit une liste des indésirables, "Goths", "Ostrogoths", "précurseurs des magots". "La tradition médiévale, commente Guy Demerson, avait confondu les effrayants envahisseurs barbares avec les ennemis de Dieu symbolisés dans Ézéchiel et dans l'Apocalypse par Gog et Magog"[19]. D'où la violence de la réaction chez Cohen qui se comprend dans ce contexte : "Un cri unanime d'horreur s'éleva du sein de la foule méditerranéenne. Il ne fallait pas laisser échapper aux véritables fils d'Israël la somme énorme. «Plutôt saigner nos enfants et nos femmes !» s'écrièrent plusieurs"(Sol, 219). Enfin, le substantif "horreur", ici employé par Cohen, et son dérivé adjectival "horrible" trahissent toujours chez Rabelais, selon Spitzer, un contexte parodique.

La convergence des signes établit le texte cohénien, qui pose le problème de l'interprétation de Mangeclous, "Compliqueur de Procès", en contrefaçon du texte rabelaisien. En outre, le "bey des menteurs" falsifie, usurpe, pervertit le sens de la lettre. L'interprétation devient sous son égide substitution.

De manière générale, la lettre, le cryptogramme constituent autant de représentations emblématiques du texte, équivalentes de l'énigme en prophétie, des fanfreluches antidotées qui encadrent le texte rabelaisien, ou encore des paroles gelées. L'impulsion est donnée au texte, qui met en scène le lecteur : le "brasier de cryptographie" ne représente-t-il pas l'effort de l'exégète cohénien penché sur les saintes écritures ? En même temps, la dimension festive de ces manifestations parodiques assimile jouissance de la nourriture et jouissance de l'écriture, de la lecture, du langage. Elle constitue une représentation du plaisir et de la vie, nourrit le texte d'une substance riche, prolifère.

Une herméneutique textuelle minutieuse, fondée sur une véritable mnémotechnique littéraire, met en évidence la fréquence opérante de ces connexions qui se ramifient et se cristallisent dans des scènes. Le rapprochement d'ensemble révèle des parentés plus vastes, engageant l'esthétique et le projet des deux auteurs. Le fil rabelaisien est perceptible dans la structure et les modalités narratives, signifiantes dans les deux œuvres, qui, usant du contrepoint ou de l'épanorthose (la rectification), s'organisent en diptyques.

Le diptyque ou l'esthétique du contraste

L'étude de la poétique de Rabelais met en évidence une autre manière de lire Gargantua, non selon une disposition linéaire, une ordonnance classique, mais en fonction de l'ordre et de la rupture.

Sans entrer dans le détail, remarquons l'importance de la représentation de la paix, par les "Propos des bien Ivres", au chapitre V, l'affaire des fouaces, au chapitre XXV, qui précède le début de la guerre picrocholine. Le trait commun de ces épisodes consiste en une représentation du monde paysan marquée par le rire, la bonne chère et, au chapitre V, une abondance de carnaval, univers détruit par la furie guerrière de Picrochole. Les chapitres XXVI et XXVII sont les tableaux des "misères" de la guerre. Gargantua s'ouvre et se ferme pourtant sur une célébration de la liberté. Le chapitre I établit la généalogie du héros enserrée dans un tombeau où est inscrite la devise : "hic bibitur". Le chapitre LVII se clôt sur l'exclamation de frère Jean : "Et grande chère !". L'ivresse et le banquet, le boire et le manger constituent les deux symboles majeurs de liberté.

De la même façon, il est aisé de démontrer que l'univers festif du ghetto, dont la représentation inaugure le roman cohénien, est soumis à la menace belliqueuse d'un certain nombre d'assaillants antisémites, dont la première attaque eut lieu le jour des dix ans de Solal : "Jupes soulevées des femmes assassinées; cerveaux d'enfants dans les ruisseaux; ventres troués"(Sol, 123). L'univers valeureux apparaît face à ces menaces comme l'espace de célébration de la liberté qui sert en quelque sorte de contrepoids aux angoisses légitimes.

Bakhtine analyse ces alternances contrapuntiques dans l'univers rabelaisien comme le fondement d'une réflexion sur le sens et la nécessité de la fête, compensatoire face aux souffrances dont est porteur le monde. La rénovation matérielle et corporelle opérée dans ces manifestations entre en lutte contre des conceptions médiévales eschatologiques, empreintes d'obscurantisme. Le jeu prend la valeur d'une conception du monde[20]. L'interprétation du monde est duelle, sérieuse et parodique, la vie est présentée selon un diptyque.

C'est précisément dans la représentation du banquet que se concentre, dans le monde cohénien, l'expression de cette dualité. Les scènes de banquet sont placées en regard des représentations d'autres banquets, de l'autre humanité. La confrontation ne dévoile pas seulement un décalage social et culturel. Elle met à nu, nous le verrons, deux conceptions antithétiques du monde, le combat du rire et du sérieux. Les exemples sont nombreux : le convivial repas partagé par Mangeclous et Hippolyte Deume, "joyeusement alternant" "tripes" et "cassoulet", "force sourire échangeant", "gaillardement chantant", buvant "d'un cœur vaillant"(BS, 265), fait pendant, au chapitre XXV de Belle du Seigneur, au mensuel "cocktail Benedetti", qui a lieu, précise Cohen au début du chapitre XXVI, "en ce même après-midi" : "Sous les rires, les sourires et les plaisanteries cordiales un sérieux profond régnait, tout d'inquiétude et d'attention"(BS, 267). On se "forc[e] à sourire", mais on est "triste en réalité"(BS, 267). La contre-position et l'affrontement des deux épisodes sont manifestes.

L'articulation de ces deux épisodes se double d'un autre effet d'opposition combinatoire : le banquet improvisé d'Hippolyte auquel Mangeclous se rend sans y être invité renvoie à la préparation du banquet Deume auquel Solal pourtant invité ne se rend pas. La variation ainsi offerte sur le thème de l'invitation prend sens si l'on se réfère à l'épisode de l'Apocalypse, (XIX, 9), aux visions prophétiques et eschatologiques, évoquant les invités du festin de Dieu. Hippolyte ne serait-il pas précisément, à la différence de son épouse Antoinette, invité au banquet de Dieu ? Solal, mis en cause par l'invitation d'Antoinette Deume, est attendu, sinon comme le Messie, du moins comme le Seigneur. Le Seigneur qui ne vient pas au festin inverse le sens de la parabole évangélique (Matthieu, XXII, 1-14, Luc, XIV, 13-14). L'inversion provient de la perversion de l'éthique d'Adrien et d'Antoinette Deume qui, donnant un grand repas, loin d'inviter des "humbles et des disgraciés" (Luc, XIV, 13-14) selon les préceptes de leur religion, lancent un "hameçon d'invitation (BS, 138) à un surimportant. L'établissement du menu est assujetti à un bénéfice social : "Le caviar ! s'écria [Adrien], lunettes lyriques. Le caviar, qui est le nec plus ultra des mets et le plus cher ! (Il déclama :) Il y aura du caviar au dîner qu'offre ce soir Adrien Deume, membre de section A, à son supérieur hiérarchique, M. le sous-secrétaire général de la Société des Nations !". Aux objections d'Antoinette, Adrien répond en précisant sa pensée : "C'est une manière de garder notre standing social ! Sois tranquille, c'est de l'argent bien placé !"(BS, 142). Adrien pervertit totalement la parabole évangélique du "prêt", commentée en d'autres lieux par Hugo : "Qui donne aux pauvres prête à Dieu".

Par une nouvelle réversion, l'humble Mangeclous reçu à l'improviste et accueilli comme un important par Hippolyte, la parabole retrouve son sens original. Mangeclous, hors d'état de rendre le bienfait à Hippolyte, représente le véritable crédit devant la reconnaissance de Dieu.

Au début de Solal est représenté, lors de la fête céphalonienne consacrant la majorité religieuse de Solal, le peuple qui mange, hommes, femmes, humbles gens. Les présents apportés par le "menu peuple" qui "grouillait" sont énumérés. La représentation de la réception des Valdonne, fête des "puissants de ce monde"(Sol, 121) vient en contrepoint, contemplée par les Valeureux "derrière les grilles". Solal s'empêtre dans de "sales histoires de protocole"(Sol, 121).

À ce contrepoint qui régule les relations entre deux épisodes, s'ajoute un type de contrepoint interne, qui impose au sein d'un même épisode un élément perturbateur. Ainsi, Saltiel, introduit au cœur de la réception du ministère Valdonne, apparaît en constant décalage comme en témoigne son "antique Manuel à l'usage des gens de cour"(Sol, 264). Le déphasage culturel inhérent à cette représentation conduit à une remise en question existentielle : il savoure de la viande défendue, appelée "langue de boeuf"(Sol, 264) — un sandwich au jambon. Outre la transgression due à la pénétration clandestine de l'univers interdit qu'elle constitue, la consommation solitaire du sandwich appelle à distance l'image de tous les exclus cohéniens intégrés à tort dans des réceptions officielles, les parias du cocktail Benedetti qui avaleront "un sandwich consolateur", voire "se bourr[eront] de sandwiches"(BS, 273). L'expulsion entérine ce décalage, et le personnage reprend sa logique : "Cette expulsion le rassurait et il comprenait l'unité de sa vie"(Sol, 265). Saltiel retourne aux banquets valeureux, et aux chapitres consacrés à leur représentation.

Les Valeureux se replient donc, au sein du roman, dans ces chapitres qui leur sont exclusivement consacrés et constituent un espace paradoxal de liberté, de clôture protectrice, à l'image de la cage lors de l'apologue de la lionne. La particularité narrative de ces épisodes est alors l'usage de la scène, opposée au sommaire, stratégie de narration démesurée par laquelle se développe la prolixe parole valeureuse. Comme dans le roman rabelaisien, la distribution entre le discours et le récit souffre alors d'un net déséquilibre en faveur du premier. Or, Rabelais, expert de la durée narrative, met en relation le passage du sommaire à la scène et l'émergence du temps et de l'innovation sur le fond même de la durée. On cite souvent à cet égard le passage concernant l'invention du "torchecul". Ce passage du sommaire à la scène se double chez Cohen comme chez Rabelais d'un passage de la tradition, convenue, mimétique, sclérosante, à l'innovation dont le langage valeureux est le vecteur.

Les médiateurs entre les deux univers existent : la description d'Hippolyte, personnage de rencontre lors du banquet improvisé, rejoint celle des Valeureux : il est un "zéro social"(Mg, 634), déterminé de la même façon qu'un Jacob Finkelstein (BS, 274), présent au cocktail Benedetti. Cohen insiste sur la détermination spécifique du personnage : "Qu'on ne s'y trompe pas. Le petit père Deume était un poète de la vie bourgeoise mais un poète tout de même"(Mg, 664). Scipion apparaît quant à lui comme le double latin des Valeureux. Originaire de Marseille, port d'attache entre les deux cultures, lieu de jonction avec l'Occident pour la biographie cohénienne, il partage la parole valeureuse dont il surpasse même la prolixité. Son comportement trahit une déviation des fantasmes et des appétits valeureux en désirs sexuels, déviation qui demeure dans l'ordre du "bas corporel", pour employer la litote de Bakhtine.

Cette dichotomie de la représentation trahit donc une bipartition des personnages, et plus généralement du monde social. D'un côté, en bas plus exactement, se trouvent les soumis ou les rejetés, les exclus et les opprimés, étrangement regroupés par une parole poétique et par une paradoxale aptitude au rire. C'est d'ailleurs précisément la joie de Salomon qui est à l'origine du dédain dont il est victime : son "humeur hilare" lui attire le "mépris général"(Sol, 220).

Face à ce paradoxe, Cohen corrige, par le procédé rhétorique de l'épanorthose, la rectification, ce qui lui semble perverti dans la première représentation humaine. De la même façon que Rabelais rectifiait par l'affrontement de deux éducations ce qu'il y a de vicieux dans la première[21], le second volet du diptyque corrige et rénove toute une conception du monde. Le comique de la représentation est donc un agencement rhétorique, dont il s'agit de comprendre les ressorts et les aboutissants.

L'agencement rhétorique prend sens, la forme devient signification quand elle traduit une représentation sociologique, dans laquelle s'opposent deux sphères : populaire et bourgeoise. La thèse sociologique met en évidence la confrontation de deux mondes dans l'univers rabelaisien. Mikhaïl Bakhtine confronte en particulier l'œuvre de Rabelais et le sérieux médiéval qu'elle fustige, "imprégné intérieurement par des éléments de peur, de faiblesse, de docilité, de résignation, de mensonge, d'hypocrisie, ou au contraire de violence, d'intimidation, de menaces, d'interdits"[22]. Le sérieux opprime, ment et assujettit, et la fête populaire exprime une autre vérité sous la forme comique, par des plaisanteries, des obscénités, des grossièretés, des parodies et des pastiches. L'obscurantisme social, la métaphore des ténèbres, les mythes médiévaux, l'homme du Moyen Âge sont précisément des images privilégiées par l'imaginaire cohénien pour qualifier cette humanité qui n'a pas déclaré la guerre à la nature. Le motif de la prédation domine la représentation de la fête officielle.

L'image de la fête sérieuse, le cocktail Benedetti qui consacre l'inégalité, les rapports hiérarchiques, confrontée à la "mangerie"(BS, 260) du chapitre XXV de Belle du Seigneur, semble effectivement relever de ces représentations officielles qui avaient pour but de consacrer l'inégalité, où chacun devait se munir de tous les insignes de ses titres et occuper la place dévolue à son grade. "Tous, affirme Cohen à propos du cocktail, étaient en ardente quête d'importances mesurées au nombre et à la qualité des relations"(BS, 269).

À l'inverse, la représentation festive chez Rabelais montre des réjouissances carnavalesques où règne une égalité entre tous, "une forme particulière de contacts libres, familiers entre les individus séparés dans la vie normale par des barrières infranchissables que constituaient leur condition, leur fortune, leur emploi, leur âge et leur situation de famille"[23]. Le monde carnavalesque offre une seconde vie, permet d'entretenir des rapports nouveaux, proprement humains, avec ses semblables. Le sens de la fête populaire, du carnaval, réside en particulier dans cette abolition de la hiérarchie.

Le mode d'apparition des Valeureux — intrusion, dérangement, épisodes discursifs — sous-tend ainsi une double narration, représente un monde duel, trahit la double conscience culturelle de Cohen.

La manifestation de cette marginalité transite chez Rabelais par une forme romanesque réinventée, dont les fondements sont l'aspect non-littéraire, la non-conformité des images aux canons et règles de l'art littéraire en vigueur. Rabelais exprime par là son hostilité à toute stabilité, à tout sérieux exclusif et sclérosant qui régirait le domaine de la pensée. Bakhtine affirme l'impossibilité d'accéder à lui en suivant les chemins de la création artistique et de la pensée idéologique de l'"Europe bourgeoise"[24], Cohen semble se faire l'écho de ce refus du code social et de la pensée bien-pensante dans Belle du Seigneur, fustigeant en particulier les "idée[s] bourgeoise[s], idée[s] de protégé, de préservé"(BS, 855) du philosophe Sartre. La pierre de touche de ce refus de la stabilité artistico-philosophique repose précisément sur les Valeureux, brimborions qui échappent à toute tentative d'adaptation, d'acclimatation, de normalisation, de systématisation.

Le rire suscité par les Valeureux véhicule donc un certain nombre de refus idéologiques, de partis pris contre-normatifs. La distinction entre comique et sérieux constitue l'expression esthétique d'une séparation entre deux strates sociales, et repose sur un décalage, crée un effet de perspective, un "écart" dont la définition stylistique apparaîtra plus tard riche de connotations. Aussi les Valeureux se distinguent-ils toujours par l'inversion, le contre-comportement, le contre-sens, la contre-vérité, le contre-langage qui fondent une vérité burlesque.

Dans ce contexte, le plaisir des mots apparaît comme un plaisir de substitution, qui supplante le monde réel souvent décevant. Frère Jean, dans l'univers rabelaisien, se contente d'évoquer le plaisir sexuel sans l'expérimenter. De la même façon, la transgression valeureuse est purement verbale. Scipion, le double occidental, expérimente le désir sexuel sous la seule modalité du langage, substitutive : "La liance, c'est la joie de la vie"(Mg, 489), affirme-t-il également. Le néologisme transmue le désir en verbe, et un langage libéré, jubilatoire, transgresse l'interdit.

Le romancier cristallise ces aspirations fantasmatiques de délivrance prolétarienne dans la représentation d'Hippolyte, associé à la "mangerie" de Mangeclous. L'épisode consacre en effet la délivrance, certes momentanée et éphémère, du petit homme confronté dans son ordinaire à la tyrannie bourgeoise et matérialiste de son omnipotente Antoinette. Que représente en effet Antoinette Deume ? La culture officielle, le ton sérieux, religieux, doctoral des "pripranpran" : on se rappelle en effet le fameux épisode des conseils de lecture imposés plus que prodigués à Hippolyte — "tu liras d'abord Veille et prie, puis Prie et veille puis Prie et vis puis Prends et lis, puis Lis et prie puis Veille et lis puis Prends et prie puis Prends et vis puis Prie et prends"(Mg, 663). La lecture des affligeants "Pauvres" de la comtesse de Noailles offre un reflet de la culture officielle, "cela dit d'un ton sobre, douloureux, convaincu", modulé ensuite en "voix artiste et brisée", "avec le ton distingué et respectueux d'une femme qui est en quelque sorte la représentante à Genève, pour quelques minutes, de la noble poétesse et participe de loin, lune de ce soleil social, à sa gloire mondaine"(Mg, 669). On ne peut pas être plus clair, d'autant plus qu'Anna de Noailles, également citée au cours du cocktail Benedetti (BS, 273), attire manifestement les foudres cohéniennes.

Or, loin de sa tyrannique épouse, le poète de la "vie bourgeoise" "tap[e] avec force sur son ventre rondelet"(BS, 149), selon un "rite secret", imaginant qu'il est un "chef nègre" qui, "dans la brousse, appe[lle] à la guerre sa fidèle tribu" (Mg, 635), "à coups de tam-tam"(BS, 149). Se taper sur le ventre, tel est selon Bakhtine le "geste de carnaval par excellence"[25]. Retrouvant le fondement de la représentation corporelle populaire, Hippolyte caresse la "tache lie-de-vin qu'il appelait son gros grain de beauté"(BS, 149). Se conjuguent dans ces étranges précisions des "petits mystères"(Mg, 635) d'Hippolyte l'imagerie populaire de l'appétit et de la soif, la représentation d'un penchant pour l'abondance et la plénitude, la détermination d'une vie secrète, double, qui s'élabore en marge de la représentation officielle organisée par Antoinette. Hippolyte évoque en cela l'attitude des "bien Ivres" inaugurant le roman rabelaisien, appelle en surimpression, ou en sous-impression, l'image de Sancho, double humain de l'éthéré Don Quichotte, et confronte à la représentation égoïste et personnelle d'Antoinette une mise en scène de son inclination à l'abondance générale. Mangeclous révèle en privé des comportements similaires, qui mange son gigot en "sauvage africain"(Val, 942).

C'est en cela que le personnage d'Hippolyte, que nous avons analysé comme un personnage transitoire, est intéressant dans le cadre de cette étude. Il traduit intrinsèquement une hésitation entre matérialisme et égoïsme d'une part, jouissance et universalisme, voire œcuménisme de l'autre. En lui s'entrecroisent deux conceptions du monde : la conception bourgeoise, individualiste, d'une existence soumise à la dispersion — les Deume s'évanouissent d'ailleurs diversement dans le roman cohénien ; une conception pluraliste, relevant de la culture comique populaire.

C'est ainsi que par le ventre rondelet d'Hippolyte, comparable aux rondeurs du petit philosophe céphalonien, Salomon, le principe matériel inépuisable, rénovateur, éternellement riant s'oppose au principe matériel abâtardi et routinier brocardé au travers de la flasque Antoinette et des silhouettes molles et avachies de la S.D.N. C'est au moment où il échappe à sa femme qu'Hippolyte retrouve instinctivement le sens des licences carnavalesques, et qu'il rejoint les Valeureux. "Le bas absolu rit sans cesse, c'est la mort rieuse qui donne la vie"[26], prétend encore Bakhtine face au texte rabelaisien. L'échappée loin d'Antoinette se fait dans le refuge paradoxal des toilettes, riche de résonances dans l'univers cohénien, dont on retrouve une variation régénérée au travers du pot de chambre de Rébecca.

L'épisode a son équivalent chez Rabelais au travers de l'invention gargantuine du "torchecul", qui marque symboliquement l'entrée du jeune héros dans la véritable humanité. Or, que fait Hippolyte en s'enfermant dans sa salle de bain ou dans d'autres lieux secrets pour effectuer un mystérieux rituel fait de "rugi[ssements]", de "petits halètements voluptueux et effrayés", de "claques" sur ses "fesses tremblotantes" et autres tapes sur son gros ventre "gonfl[é]" "de toutes ses forces"(Mg, 635) ? Il régénère par le bas un monde sclérosé, celui des rimes proprettes et pas "bien rice[s]" brodées sur les serviettes, "soixante ans auparavant", pour son édification :

"Vive l'eau

Vive l'eau

Qui rend propre

Et qui rend beau !"(Mg, 634)

Échappant à cette tyrannie pseudo-poétique versifiée, sclérosante et bourgeoise, Hippolyte découvre à sa façon la liberté corporelle créatrice, retrouvant un contact primitif que symbolise l'emblème torcheculatif : l'épisode rabelaisien s'attache bien également à l'apprentissage de la propreté. Gargantua découvre en même temps la rime ("je rime tant et plus et en rimant souvent je m'enrhume"), pas très riche non plus : "Chieur, Foireux, Péteur, Bréneux, Fécal En cavale Tu t'étales Sur nous Répugnant Puant. Dégouttant...". En outre, le fameux rondeau "En chiant..." n'a pas été composé par le héros, qui l'a entendu "réciter à [s]a grand-mère" et l'a retenu "en la gibecière de [s]a mémoire"[27]. La serviette familiale d'Hippolyte fait donc référence à ce "propos torcheculatif" sur la propreté dont les rimes sont retenues depuis la prime enfance.

La comparaison entre les deux textes, ébauchée sous l'égide de la représentation corporelle, se poursuit dans les scènes de banquets, dont la représentation donne également la part belle au langage. Mangeclous, au cours de son discours plein d'effusions lyriques adressé à Solal, affirme que son cœur "saigne" à la lecture des "réceptions somptueuses"(BS, 253) auxquelles évidemment il n'est pas convié. Il imagine la rencontre des plus grands de ce monde, dans une alliance symbolique au regard du pouvoir entre le trône et l'autel. "Et après, se lamente-t-il, c'est le dîner somptueux chez le pape en l'honneur du roi, mille bougies allumées, et saumon fumé à discrétion ! Mais pour moi, pauvre Mangeclous, des cafards dans ma cave et si j'ai faim, des pommes de terre tout en lisant à chaudes larmes le menu de la réception ! Et à la fin du dîner, le roi s'étant rempli de saumon fumé, la partie du haut étant meilleure parce que moins salée, le pape lui caresse paternellement la joue, lui demande s'il n'aimerait pas encore un peu de saumon ou de ce gâteau au chocolat tellement crémeux"(BS, 254). La matière même de la brillante péroraison mangeclousienne lie symboliquement nourriture et langage.

Aussi convient-il de s'attarder à ces moments de fête, réjouissances données par le seigneur Amphitryon ou partagées entre humbles, où se manifestent un universalisme, un utopisme populaire, destructeur de la convention et régénérateur face à l'objet de la parodie. Leur caractère utopique, leur valeur de conception du monde, dirigée contre toute supériorité, sous-tendent chez Rabelais la moquerie rituelle de la divinité comme dans les anciens rites comiques. Le rire valeureux s'oppose, en l'absence du divin pourtant souvent invoqué, voire convoqué, au rire germain, aryen, à l'homme supérieur rappelé à ses fondements. Cette fête de l'humanité à laquelle nous convie Cohen retrouve le sens de l'ivresse rabelaisienne, où fête du corps se conjugue avec fête du langage dans une licence verbale orgiaque, dont il s'agit d'analyser l'ambivalence.

Les motifs rabelaisiens : nourriture, langage et corps

Le banquet constitue à la fois un topos littéraire, dont la tradition s'est élargie avec l'apparition de l'élément satirique, un morceau de bravoure, et le lieu privilégié de l'intertextualité. Les propos de banquet, à la fois universalistes et matérialistes, travestissent ainsi, dans le symposium grotesque du Moyen Âge, la Cène. Le discours de Frère Jean, les propos des "bien Ivres" rabaissent les textes sacrés, les paroles liturgiques, retournent les prières. Or, l'analyse du texte cohénien témoigne à cet égard d'une concentration particulière de motifs rabelaisiens, qui puisent eux-mêmes dans le fonds d'une culture populaire ancestrale.

Ce que nous avons appelé le "banquet d'Amphitryon" en premier lieu, révèle dans son étude précise, une richesse intertextuelle vivifiée par des motifs croisés. Il s'agit du banquet de Solal, au chapitre XXXV de Mangeclous, suivi d'un discours du héros éponyme qui marque l'apothéose de la fantaisie verbale. Notons le premier signe d'intertextualité, le seigneur appelé "amphitryon"(Mg, 599), alors que l'Amphitryon 38 de Giraudoux n'a pas dix ans. Giraudoux, rappelons-le, fait allusion à la partie du mythe concernant Alcmène, séduite et fécondée par Zeus qui avait pris les traits de son mari, et à la comédie de Molière. Un amphitryon est l'hôte, le maître de maison ; Sosie, le valet d'Amphitryon, s'écrie :

"Le véritable Amphitryon

Est l'Amphitryon où l'on dîne".

Il y aurait beaucoup à dire sur le masque, l'usurpation d'identité et la séduction adultère, mythèmes fondateurs de la légende d'Amphitryon. Contentons-nous ici de relever l'allusion à un trente-huitième hypertexte et au dîner, qui situe le contexte parodique.

Or, Cohen offre l'image d'un banquet bien peu platonicien. Mangeclous "ricane", "très ogre avec diverses fourchettes petites et grandes et divers couteaux dans ses mains"(Mg, 596). L'histoire enchâssée qu'il raconte est intéressante à cet égard : Salomon tombé "dans son propre trombone", "avait disparu dans les circonvolutions de l'instrument d'où on l'avait sorti à la fourchette, comme un escargot"(Mg, 598). Le domaine culturel est manifestement celui du folklore populaire, de la légende, qui renvoie au fonds rabelaisien, voire au fonds des Grandes Chroniques ; on peut rappeler à cet égard l'épisode des pèlerins mangés en salade, le sexe de l'un d'entre eux étant confondu par Gargantua avec une limace, auquel le petit Salomon métamorphosé en escargot et sorti à la fourchette fait référence.

L'impatience des pétulants et inventifs convives contraste avec le comportement de Solal qui, immobile et taciturne, "un peu trop silencieux", dit le texte, n'a pas "faim", est "engourdi", "vivant à demi seulement" alors que Mangeclous "vivait entièrement". Les "trois domestiques élégants"(Mg, 597) et le mélancolique maître d'hôtel, le "beau Danube bleu" diffusé dans la salle à manger privée témoignent de l'urbanité raffinée de l'univers occidental, monde du savoir-vivre, des bonnes manières. Cette préciosité extrême, cette profusion anormale apparaissent aux yeux des Céphaloniens habitués à la frugalité et à la pauvreté comme les indices de l'extraordinaire, du merveilleux. En particulier, les modalisateurs appliqués à la détermination des plats trahissent une émotion des convives face au spectacle : "noms merveilleux", gâteaux "émouvants", petits fours "extraordinaires". Mangeclous souligne la valeur unique de l'événement : "Remplis ta panse à en éclater car un tel dîner est unique en ton histoire et en celle de l'humanité !"(Mg, 598).

Le menu est détaillé : "Soixante hors-d'œuvre"; "puis il y eut des truites diversement préparées et notamment au bleu; douze soles à la normande, à la Dufferin, à la Dugléré; du cassoulet; du foie gras en gelée [...] Tout cela !"(Mg, 597). Le plaisir de la nomination, de l'énumération imaginaire appliquée à la nourriture renvoie à la liste rabelaisienne, avec ce maniement fantaisiste de l'assonance et de la paronomase. Le menu et la liste donnent substance et réalité aux choses, présentifient le monde, matérialisent la fiction. On note au passage une prédilection pour le pâté (trois occurrences), intéressant en tant que perception mixte et unificatrice de la substance. Est-on sûr d'ailleurs de l'absence d'"innommable", en particulier dans ces "ballotines" dont Cohen prétend avoir "oublié le nom"? Cet œcuménisme alimentaire où apparaissent des plats "arabes et turcs" prélude symboliquement à l'absorption et à la digestion du monde, à l'appropriation de l'extérieur qui s'exprime dans un déversement torrentiel. Le texte illustre la caractérisation stylistique première de l'œuvre et du verbe cohéniens, la substance de la liste nutritionnelle demeurant le mot. La relation au langage est ici établie sous l'égide d'une ambition babélienne d'expression totale, plurilinguistique, et pour tout dire universelle.

Le discours inspiré de Mangeclous module toutes sortes de variations lexicales sur la représentation de l'absorption : "je n'oublierai jamais ce grand jour où j'ai absorbé, résorbé, avalé, croqué, grignoté, dévoré, goûté, happé, gobé, bâfré jusqu'à gonflement dangereux des parois stomacales et dilatation suprême ! De par votre munificence j'ai subsisté, brouté, ruminé et vécu et me suis rempli à la satisfaction des entrailles et papilles linguales et me suis réellement et véritablement régalé, restauré, repu, rassasié, assouvi, gorgé, gavé, empli et sustenté"(Mg, 599).

Le déliement de la langue va de pair avec cette nutrition débridée, ces "résorptions et intussusceptions". La libération des contraintes de la bienséance, des "inutiles gracieusetés" telles que les fourchettes (Mg, 597) s'accompagne de rots, onomatopées, et de "force claquements de langue et divers bruits de lèvres". L'évocation pratique un mixte de nourriture et de langage, l'oralité conjuguant les deux selon le rythme primitif et effréné de l'irrépressible Mangeclous, d'autant plus que l'assonance imprime une valeur poétique paradoxale à la représentation : "criant" et "rotant et discutant tout en se nourrissant et riant et résolvant toutes questions et expliquant [...]" et "énonçant" et "enfournant"(Mg, 597). Les recherches étymologiques symboliques de Saltiel, associant de manière symptomatique les homophones "content" et "comptant", renvoient aux variations linguistiques de Rabelais et ses recherches d'étymons fantaisistes.

Le corps s'exprime, l'"estomac", les "intestins" et l'ensemble des boyaux participant à l'allégresse vitale dans une représentation débridée : "Mattathias ne s'arrêtait de manger que pour prendre d'immenses cuillères de bicarbonate de soude qui le faisaient enfler et avaient des conséquences si sonores que Mangeclous en eût été jaloux s'il en avait eu le temps"(Mg, 599). L'évocation n'est pas sans rappeler la fête du boeuf célébrée à leur manière par les "bien Ivres" de Rabelais : Mangeclous émet "un rot de bien-être qui commença comme un beuglement de boeuf et se termina en languide gémissement voluptueux"(Mg, 599). Les tripes, la  "rate de boeuf au vinaigre"(Sol, 106) constituent un plat traditionnel des Valeureux et renvoient à la fête inaugurale de Gargantua, où Rabelais joue sur la représentation de la "grande plantée de tripes" engloutie et des boyaux de Gargamelle lors de son accouchement.

Tout cela semble relever de la traditionnelle représentation festive dans un univers populaire, qui tourne en dérision le monde sérieux. Or, la variation cohénienne du banquet accorde étrangement une importance démesurée à la représentation matérialiste, pécuniaire plus précisément, thème dont l'excroissance viole ici les règles élémentaires de l'hospitalité et de la civilité. Ce dysfonctionnement de l'invitation, cette "agrammaticalité", fil indicateur de la sémiosis, pour reprendre la terminologie de Michael Riffaterre[28], doit être le lieu d'un décodage rétrospectif.

Un réseau symbolique est en effet établi, qui réunit manger, argent (valeur, chiffre) et corps. Mangeclous, le "dévoreur des patrimoines" selon son titre, tout en se nourrissant diversement et en "enfournant subrepticement dans ses poches biscuits et petits fours" pour sa "progéniture"(Mg, 597) — c'est-à-dire en volant —, s'enquiert conjointement auprès du maître d'hôtel de "recettes culinaires" et de "vols et illicites profits", comme si les deux allaient de pair, questionne les domestiques sur leurs "gains". Mattathias mange beaucoup pour faire le lendemain un "économique jeûne" : "De joie, ajoute Cohen, il criait parfois diverses sommes en dollars et livres"(Mg, 598). Le mot de la fin de l'épisode revient à Mattathias, "dont les poches étaient gonflées de mets froids et chauds"(Mg, 600) : "Seigneur, la prochaine fois que vous voudrez nous inviter à un festin, donnez-nous plutôt la contre-valeur en espèces et nous nous arrangerons au mieux de nos intérêts"(Mg, 600). Le réseau sémantique unissant argent, corps et manger est établi explicitement par Mangeclous quelques pages plus loin : "L'important", ce sont "les partie nobles", la tête où "se font les comptes et les mangeries", et les mains qui "prennent la monnaie et portent les aliments à leur destination" (Mg, 604).

Certes, la manie du compte apparaît comme une des déterminations de l'univers valeureux, de ce qu'on peut même définir comme le gigantisme valeureux. Le chiffre, la numération, mieux, l'accumulation énumérative, expriment en soi une substance. On retrouve ici le sens de la numération gigantale présente dans l'univers rabelaisien, en relation avec le grossissement, l'excès, la démesure. Les chapitres suivants sont dans Mangeclous littéralement envahis par le chiffre, représenté par "l'argent immense"(Mg, 604). Les Valeureux s'efforcent encore de profiter au mieux de leurs intérêts, de manger le plus possible, “que diable, deux cents francs par jour" devenant un leitmotiv structurel (Mg, 608-609), et de placer en lieu sûr, au Crédit Suisse, l'argent de Solal au terme d'un épisode qui marque leur passage douloureux et angoissé dans l'univers "capitaliste" : "atteints de la maladie des riches", ils "se sentaient pauvres", "tel est le mystère des riches". Se développent dans leurs discussions des maximes fondées sur d'affligeants lieux communs : "Le capital, c'est le capital", "il est incontestable qu'il faut des pauvres et des riches".

À l'issue de leur épuisant périple dans le monde de l'argent où ils sont déplacés, les Valeureux demandent à l'Éternel "d'accorder longue vie à leurs avoirs", se sentant "plus religieux que d'habitude" "en ce jour de richesse", entrent dans une synagogue puis dans une église : Salomon glisse sa petite monnaie dans "le tronc des âmes du purgatoire"(Mg, 614-615), est-il précisé. Saltiel pense à Dante et à La Divine Comédie... Ne s'agit-il pas ici de l'enseignement évangélique, synthétisé, nous l'avons évoqué, par une formule de Hugo : "Qui donne aux pauvres prête à Dieu" et de la parabole du festin ? Selon les Valeureux, le crédit terrestre semble très préférable à l'hypothétique crédit céleste que la parabole évangélique met en évidence. Cette question de l'argent porté à la banque par Solal, essentielle à l'issue du banquet (Mg, 600, 601), prend des résonances particulières : elle tourne en dérision l'obtention de la Grâce chrétienne, évoque en filigrane l'ancienne pratique de l'achat d'Indulgences. On se rappelle à cet égard les "trois centimes" donnés par Saltiel à un vieillard au début de Solal, "tout en priant pour que cette bonne action fût inscrite au crédit du compte céleste de son neveu"(Sol, 107).

"Beati qui ad coenam nuptiarum Agni vocati sunt !"(Apocalypse, XIX, 9), ("Heureux ceux qu'on a invités au festin de noces de l'Agneau"), voilà l'hypotexte qui transite par le texte rabelaisien. L'épisode est farouche chez Saint Matthieu, où il s'agit de la vengeance d'une grandeur bafouée (Matthieu XXII, 1-14). Les invités ne se dérangent pas, appelés au festin des noces du fils du Roi. Le Roi envoie chercher au hasard des carrefours, les premiers venus. Pour Luc (XIV, 13-14), Jésus reçu au repas d'un important Pharisien donne des conseils de circonstance : "Quand tu donnes un grand repas, invite des humbles et des disgraciés ("pauperes, debiles, claudos et caecos"); car ils sont hors d'état de te rendre le bienfait, ainsi en seras-tu crédité devant la reconnaissance de Dieu." La parabole qui suit (Luc, XIV, 16-24) n'évoque plus un roi, mais un homme ("homo quidam"), qui fait le choix volontaire des déshérités et des miséreux, des petits : "pauperes, ac debiles et caecos et claudos", découvrant le vrai langage de l'Accueil. La morale de la parabole révèle le "plus charitable enseignement de l'Évangile : les derniers seront les premiers.[...] Avec tout l'espoir qu'ouvre le constant renversement évangélique : le pauvre est riche, le fou est sage"[29].

Dans le texte cohénien, les signes du contexte évangélique (entrée dans l'Eglise, évocation de Dante, du tronc de la damnation), la présence taciturne du Seigneur Solal, associé en d'autres lieux à la figure christique, identifie le banquet comme celui de la Parabole. Mangeclous s'en rend compte, lui qui, après avoir "crié alléluia de tous [s]es intestins satisfaits", rend grâce : "Louange à Dieu qui nous a repus et au seigneur Solal qui L'a fortement aidé !"(Mg, 600); "donnons une pensée compatissante, poursuit-il, à tous ceux qui, en cette heure, ont faim, à tous les malheureux, à tous les affamés, et crions comme le rabbin de l'histoire bien connue [...] : «Hourra pour les pauvres !»”(Mg, 600).

Rabelais aussi se souvient, affirme Saulnier, de la parabole. Le thème du Festin est fréquent, associé à l'invitation, à la notion de compagnie joyeuse, aux figurations apparentes du boire et du manger. L'œuvre de Rabelais est un grand repas, ajoute Saulnier, non le Banquet de Platon ni d'Athénée, ni la Cène du Christ. Ce n'est pas l'élite du monde qui est conviée à son œuvre, mais un "ramassis", selon l'exégète, des "rats peureux", dirait Cohen, des "pauvres et des boiteux", dirait Luc, des "vérolés" et des "goutteux", dirait Rabelais. Le Tiers Livre précise que ces "bonnes gens" peuvent boire à l'inépuisable "tonneau diogénique"[30], du "philosophe cynique" dont se réclame Rabelais, "sans rien payer"[31], et sans s'en priver. "À la prochaine", rétorque Mangeclous ; "Vous m'avertirez quelques jours à l'avance pour que je puisse faire jeûne [le Carême ?] et me purger afin que le trou soit profond et large"(Mg, 600). L'étrange et ambiguë louange de Mangeclous est tout empreinte de culture rabelaisienne.

Saulnier relève qu'à sa manière et sous l'aspect facétieux, voire farcesque de l'invitation, Rabelais distingue ceux qui sont du "Bien" des "grabeleurs de correction" et "cafards", reprenant la distinction évangélique entre les "Enfants de lumière" et les autres. Cohen ne fait rien de moins, nous l'avons souligné, en invitant ou en répondant aux invitations dans ses romans : les élus, Valeureux et autre Hippolyte, ont face à eux Benedetti et ses convives, Antoinette Deume. Comme Rabelais, ce "champion de l'exercice verbal"[32], joue sur les mots goutteux/goûteurs, partageux/partageurs, Cohen reprend l'idée du doublet et établit une équation évidente entre valeureux et valeur, ce qui explique également le vaste problème des "valeurs" vénales sans cesse confiées ou offertes aux Céphaloniens. Le mot "valeur" est, selon le procédé de la syllepse si fréquent chez Rabelais, pris à la fois au sens propre et au sens figuré.

Soulignons  à cet égard que le mot "chevalereux" apparaît dans le texte rabelaisien, traduit par "valeureux", ainsi que le "sage et pacifique roi Salomon". Les "vaillants, diserts et valeureux personnages", trouve-t-on dans Le Tiers Livre, "à la vue et aux yeux de toute l'Europe", "jouent cette remarquable pièce et cette tragique comédie"[33]. Les invités du grand repas sont, glose encore Saulnier, des "affligés", des "gens de l'épreuve"[34]. Rabelais ne fait pas l'apologie des non-nantis, mais "réserver son banquet aux gens tarés relève du monde à l'envers, du mythe de l'anti-monde. Et comme tout ce qui relève de l'anti-monde, il y a là une valeur comique et satirique à la fois", à laquelle s'ajoute parfois une "dimension évangélique, par le renversement des valeurs"[35]. N'est-ce pas là la dernière réversion valeureuse, qui confine au sacrilège, que ce banquet évangélique, certes déjà revisité par Rabelais ?

On comprend alors qu'une intertextualité interne à l'œuvre cohénienne propre à la représentation des banquets vient redoubler le système de liens complexes entrevus ici. Dans Belle du Seigneur, le repas est offert, nous l'avons dit, au plus riche, au plus puissant, et l'invité Solal ne se dérangera pas. Comme dans l'Évangile, les premiers invités, les refusants, étaient des possédants, des puissants ; les substitués appartiennent au monde de la rue (Mangeclous). L'inversion, l'auto-invitation chez autrui, retrouve les mêmes signes, les mêmes indices textuels, agrammaticalités qui fonctionnent désormais d'un texte à l'autre : dans l'épisode qui précède, Mangeclous glisse son unique billet de banque dans la sébile d'un mendiant aveugle (BS, 256). C'est l'image du véritable don, celui au pauvre, total, sans restriction. L'évangélisme est évident dans la réalisation idéale de l'amour du prochain, auquel Cohen pourtant ne croyait pas.

Enfin, comme les "interdits" de Thélème, "bigots, cagots, matagots, cafards" et autres hypocrites se cachant sous un masque de vertu religieuse, Antoinette Deume est exclue du banquet cohénien. Les appelés de Thélème sont à l'inverse des "gentilshommes", précisément l'épithète appliquée par Cohen à Mangeclous quand il le compare à Gargantua. Le terme de "gentilhomme" ne désigne plus une catégorie sociale chez Rabelais, souligne Saulnier, mais un "type accompli d'humanité". Rabelais ajoute à sa détermination de l'idéal gentilhomme (de l'"honnête homme", dira-t-on plus tard) invité à Thélème :"Tous gentils compagnons", — "mes chers compagnons de la truite", a dit Mangeclous. L'image de communication, d'entente, de communion qu'est le bonheur, fondée sur l'entraide et la sympathie traverse les siècles pour constituer avec la même fraîcheur le fondement des relations valeureuses.

"Le menu du festin, c'est d'abord le texte même de Rabelais", conclut Saulnier, "optimum condimentum fames"[36]. Salomon est, selon l'étrange et récurrente détermination, un "petit condiment"...

Sans nous attarder au nouveau banquet de Belle du Seigneur, œcuménique, relevons rapidement les indices textuels à titre de confirmations des analyses précédentes.

Le délire verbal précède l'épisode, qui assimile encore une fois les références alimentaires et une virtuosité lexicale hors du commun :

"N'ayant pu venir manger chez vous l'autre soir pour des raisons d'État, [...] mon suzerain m'a délégué à ce même effet de mangement selon l'habitude du grand monde, et consultez les ouvrages de protocole au chapitre intitulé : «De l'envoyé plénipotentiaire en mangerie.» Bref, Son Altesse m'a chargé, moi le susnommé, d'une représentation mangeuse et mandat de dégustation, ce qui veut dire en langage vulgaire, mieux compris de la plèbe, que je viens me sustenter quelque peu à sa place [...]. D'ailleurs, soyez tranquille, je ne me restaurerai que symboliquement”(BS, 260-261).

La confusion des niveaux de langue, l'inversion, les distinctions entre styles prosaïque et soutenu, entre plèbe et aristocratie, l'attention portée au symbole rejoignent les observations précédentes. Le "plénipotentiaire" décide très vite, et derechef, de faire "fi du protocole", "les aristocrates s'entendant toujours avec les plébéiens". Mangeclous guidera "les pas illettrés"(BS, 261) d'Hippolyte — autre indice textuel — peu au courant des "raouts élégants". Que mangent les deux acolytes ? Une grande plantée de tripes en particulier, dont le fumet a encore à nos papilles averties un arrière-goût des exhalaisons gargantuines. Que boivent-ils ? Précisément du bordeaux, "maintenant à la mode" (BS, 264), spécifie Mangeclous. L'évocation des "convives" rappelle encore les invités paillards du festin rabelaisien : "Faces luisantes, les deux convives burent fort et se régalèrent de cassoulet et de tripes, joyeusement les alternant, force sourires échangeant, gaillardement chantant et amitié éternelle se jurant"(BS, 265); "sur quoi, de religions différentes, mais amis jurés jusqu'à la mort, buvons et chantons et embrassons-nous avec grâce car ce jour est de fête et l'amitié est le sel de la vie !"(BS, 265). Le condiment précédemment évoqué devient un "sel" tout aussi riche de signifiance dans l'univers cohénien.

Les signes concentrés dans ces récits se disséminent dans l'ensemble du texte qu'ils inséminent ou fertilisent, dès lors qu'apparaît une référence au manger. Les motifs rabelaisiens (gloutonnerie, avalage, représentation corporelle) observés dans les épisodes particuliers des banquets et vecteurs du sens, se retrouvent à l'échelle de l'œuvre cohénienne tout entière.

Ainsi, l'imaginaire cohénien se caractérise, à l’égal du mode de représentation rabelaisien, par un fonctionnement analogique, qui opère la promotion conjointe du langage (de l'oralité), du manger, et de la création, matrice du texte.

Certes, cette thaumaturgie apparaît dans les moments universels de repas ou de délivrance corporelle, où s’exprime la jouissance du corps valeureux. En allant plus loin, l'avalage est consubstantiel de la trame narrative consacrée aux Valeureux, sans cesse représentés en train de manger, de préparer à manger, de penser à manger, de regretter de ne pas manger... Il serait illusoire d’inventorier les fils de ce tissu alimentaire, transcrits dans des signes multiples : la représentation de la nutrition mangeclousienne relève directement du gigantisme, le héros préparant sous nos yeux une omelette de quarante oeufs à l'intention de ses mangeclousinets (Mg, 439). Les Valeureux accordent leur préférence au contenant, exprimant par synecdoque la substance : "Si j'avais une cuisine pareille à cette demeure de beauté, affirme Salomon, c'est dans la cuisine que je recevrais mes invités. Et si le roi venait me rendre visite, c'est dans la cuisine que je le recevrais ! Des grills de vingt dimensions, des écuelles, des racloirs !"(Sol, 108). En même temps, le culte de la rotondité du contenant s’accompagne d’une évocation imagée du contenu, par laquelle Salomon devient poète : "Eau d'abricot et limonade aux petits citrons ! Yeux de gazelle, lèvres de Sulamite !". Pratiquant l’analogie, révélant un comportement poétique, Salomon rejoint le monde par la nourriture.

La description poétique du ghetto issue de "Cher Orient", caractéristique par les innombrables références au manger, privilégie les contenants qui laissent voir leur substance, les "tonneaux éventrés", les "coulées plâtreuses du fromage" qui "s'échapp[ent]". Les substances vitales s'étalent sans pudeur et avec ostentation, et la dernière image est celle du sacrifice rituel (Sol, 106). Le peuple renvoie l'image de la réjouissance grouillante et absorbante (Sol, 111). Les textes inauguraux présentent donc une substance qui envahit ensuite, imprègne littéralement, au sens propre, la matière de la narration. Toutes les étapes de la vie valeureuse (voyage, rédaction d’une lettre, conversation ...) sont assorties de ces références nutritionnelles, signes d'une boulimie préoccupante. Aussi l'analogie langue-parole s'établit-elle sous l’égide de la matière triomphante. Les Anglais sont fustigés en raison d’une particularité inverse, leur "manie contre nature de fermer la bouche en mangeant car alors comment peux-tu savourer et surtout comment parler et quel est le plaisir de manger sans parler ?"(Val, 1013).

Les deux activités fondatrices des Valeureux, parler et manger, sont en effet consubstantielles et concomitantes. Les Valeureux pratiquent l'"amour de la langue et subséquemment de la panse" (Val, 811). La langue est ainsi prise au sens propre : elle permet de parler et d'avaler. Les Hollandais, tous gras, parlent "un langage terrible qui est comme une suite d'arêtes de poissons entrées dans la gorge et vite ils doivent les cracher avec d'horribles bruits afin d'en débarrasser le tuyau de respiration ! Mais la langue française, quelle beauté !"(Val, 998, 1025). La caractérisation d'une langue gutturale est significative : elle se coince dans la gorge.

Certes, le motif de l’avalage prend dans les Grandes Chroniques, et dans le texte rabelaisien à leur suite, un sens beaucoup plus précis. Il s’agit d’un motif gigantal lié à la démesure, élaboré dans une langue non officielle et triviale. Le monde est balayé, comme dans l’épisode des pèlerins avalés avec de la salade, à deux doigts d'être noyés dans de l'urine (Gargantua, XXXVIII). Le corps gigantal de Gargantua absorbe le monde, et en même temps, les angoisses humaines sont exorcisées par la pénétration du corps monstrueux. Le motif de l’avalage se retrouve dans le récit de Jonas et du ventre de la Baleine, des contes enfantins (Le Petit Chaperon Rouge) analysés par Bettelheim. Or, à sa manière, le petit Immortel rédempteur de l’univers cohénien, Salomon, jeunesse du monde, participe au motif de l’avalage stricto sensu, en étant imaginairement absorbé dans les circonvolutions de son trombone (Sol, 122). Le conte fantaisiste de gullivérisation sous-tend l’angoisse consubstantielle de la représentation valeureuse.

En outre, le motif structurel de l'avalage est lié chez Rabelais à la profondeur du langage. Tel est également le sens symbolique de l'épisode des pèlerins :  la découverte d'un monde dans la bouche et le ventre du géant, liée au vin et relevant de la création dionysiaque. L'avalage permet aux Valeureux de découvrir, non des "paroles gelées", mais un langage vivant.

Autre avatar de cette représentation linguistique ou linguale, le condiment, ou le sel, offre une traduction appropriée du corps mangeant et parlant des Valeureux.

"Les inutiles comme notre petit Salomon, rappelle le romancier, sont le condiment de la terre"(Sol, 223) — "condiment", c'est-à-dire, littéralement, ce qui "accompagne". L’expression est récurrente dans l’œuvre : le "petit condiment, qui s'était endormi, se réveilla à l'odeur du délicieux repas fumant" (Sol, 223); "bon inutile, petit sel de la terre" (Sol, 339); Maïmon ajoute : "le sel doit être répandu et non concentré". Dans Mangeclous, la croisade valeureuse est annoncée en ces termes : "nous sommes le sel. Et il me tarde d'aller saler les pays". L’image récurrente de la concentration renvoie sans doute à la "montagne de sel" d'Ibérie, qui se reconstituait au fur et à mesure des extractions, célébrée par Caton et évoquée par Rabelais dans le "Prologue" du Tiers Livre[37].

Le texte rabelaisien met en relation l'image de la montagne de sel, celle de la poésie (le rameau d'or célébré par Virgile dans L'Énéide), son propre texte et l'image d'une corne d'abondance, "pleine de joyeuseté et de facétie". Le sel apparaît comme l'élément emblématique de la création, de la naissance. Ainsi, Rabelais développe le réseau métonymique à propos de la naissance de Pantagruel inaugurale dans le roman du même nom. La sécheresse échauffa en cette année tellement la terre "qu'elle se mit à suer à grosses gouttes, et cette sueur forma la mer, qui est salée, parce que toute sueur est salée; ce que vous vérifierez si vous voulez goûter la vôtre, ou bien celle des vérolés quand on les fait suer" [il s'agit des lecteurs convoqués dans le Prologue de Gargantua]. Par le sel s'explique la naissance du héros éponyme : "panta signifie tout en grec, et gruel en langue mauresque signifie altéré. À l'heure de sa nativité, le monde était tout altéré". Sortent également du ventre de l'infortunée Badebec, qui en périt étouffée, des mulets chargés de sel et autres provisions, jambons et langues de boeufs, et divers condiments — aulx, oignons, ciboules[38]. L'image cohénienne du condiment est donc issue d'une métaphore rabelaisienne génétique.

Les récits de création accompagnent dès lors, chez Rabelais comme chez Cohen, l'évocation alimentaire, rénovant étymologie et étiologie. La "Sottise des Nations ou Salade de Nouilles ou Salon des Niais" (Mg, 506) de Michaël se métamorphose encore au cours du festin des Valeureux en "Satisfaction des Nourris et Satiété du Nombril et Saturation de Nouilles"(Mg, 599). On retrouve ce plaisir du récit étiologique parodié dans Gargantua, chapitre XVI, épisode de déboisement où l'origine du mot "Beauce" est attribuée aux paroles d'un grand homme, le géant Gargantua en l'occurrence, selon une tradition humaniste : "Je trouve beau ce".

Plus encore, le parallèle concerne l'onomastique. Rabelais assortit la création des noms propres d'une référence alimentaire fondatrice. "Gargantua" proviendrait de la parole paternelle concernant le gosier de son enfant, "que grand tu as" (Gargantua, chapitre VII). Le premier cri de l'enfant, "horrible", associe soif et éloquence : "À boire ! À boire !". En outre, la racine "garg", commune au nom de la mère Gargamelle et du fils, signifie en provençal et en languedocien "gorge". Grandgousier porte lui-même un nom significatif.

Or le nom "Mangeclous" a une origine similaire : le héros prétend avoir "en son enfance dévoré une douzaine de vis pour calmer son inexorable faim"(Mg, 373). Il ajoute à ce récit les précisions suivantes dans Les Valeureux, qui évoquent par une précoce parole d'affamé le texte rabelaisien :

"Sachez, ô mes amis, que lorsque je vis le jour j'étais fort précoce et quelque peu miraculeux. Or donc, sortant de l'honorable panse de ma dame mère, ma première pensée fut de demander à la sage femme s'il y avait quelque chose de bon à manger dehors. Elle me répondit que non. «Alors je rentre, m'écriai-je, car j'ai faim et suis assuré de trouver immédiate provende en l'intérieur maternel !»"(Val, 817). La faim de Mangeclous est l'équivalent de la soif de Gargantua, d'autant que le héros cohénien est "pourvu d'une faim et d'une soif célèbres dans tous les ports méditerranéens"(Sol, 94). Les tenailles alors utilisées renvoient à l'accouchement difficile de Gargamelle, et expliquent la particularité physiologique de Mangeclous, le crâne rigoleux ... entre autres "explications diverses". Le langage est en relation avec la représentation de la bouche, du gosier et dévoile le caractère oral de l'inventio.

La représentation corporelle, tellement glosée dans l'univers rabelaisien, apparaît comme la dernière composante de la jouissance valeureuse, et trahit une distorsion entre le sacré et le trivial. On en citera pour exemple le texte fondateur de Solal, consacré à la cérémonie de la Bar mitzvah. Le contexte sacré est en discordance avec les activités prosaïques des invités : "Les femmes roses burent, se bourrèrent et se réjouirent... Les paroles étaient grossières"(Sol, 111). Le menu peuple se presse, les imprécations sont vulgaires, évoquant la conception du héros (Sol, 112). Au milieu des licences de la fête populaire, surgit brutalement la définition de la vérité : "ce qui est entre les mots, et qu'on éprouve dans la joie" (Sol, 113). Le sens donné à la représentation festive met au jour la vérité humaine dans ses deux composantes : spirituelle et corporelle. Le trivial prend sens : "c'est être vulgaire que dire la vérité !"(Val, 969).

De la même façon, l'incipit de Gargantua renvoie à la fête de l'abattage des boeufs, marquée de joyeuses ripailles, où a lieu la naissance miraculeuse du héros. Le motif dominant est celui de la généreuse abondance matérielle et corporelle, auquel toutes les images sont subordonnées. L'introduction dans le domaine du "bas" corporel et matériel se fait par un jeu de mots : "si m'en croyez, le fond vous échappe". L'accouchement de Gargamelle intervient alors : le "fond" lui a échappé, d'avoir trop mangé des intestins de boeufs, des tripes, image capitale dans tout le passage. L'accouchement, la chute du fondement rattache le ventre mangeur au ventre mangé, le lecteur au personnage, la naissance de Gargantua à la création littéraire.

Aussi le motif de la productivité et de la croissance se poursuit-il dans l'ensemble des premiers chapitres, le registre du gras et de la démesure se développant de concert. Le mardi gras est jour du salage de la viande et jour de carnaval, et constitue le noeud qui relie, dans une image grotesque unique, abattage, dépeçage, étripage, vie corporelle, abondance, graisse, festin et enfantement. La particularité stylistique du récit rabelaisien réside ici dans une chaîne dont chaque maillon est relié au précédent. Le motif des excréments est lié au banquet, il concourt à la concentration, à l'intensité, à l'unité indissoluble de cet univers de graisse où prolifère et s'épand la joyeuse matière. Bakhtine montre qu'une conception de l'homme et de l'univers est en jeu dans cette représentation, qui ne relève pas d'un naturalisme grossier ni d'une attitude physiologique.

Or, les boyaux et leurs affections insurrectionnelles, des vents aux coliques, constituent bien évidemment un ressort essentiel du récit valeureux. Ces exubérantes manifestations interviennent dans la nomination de Mangeclous, surnommé "bon appétit" et encore "le Capitaine des vents ou ouragan à cause d'une certaine somptuosité de [s]on appareil digestif"(Sol, 245). Mangeclous évoque avec une constance indéfectible ses "insurrection[s] intestine[s]" imputables à ses "boyaux"(BS, 252).

On note également la prédilection du personnage pour le gras, la friture, ses filles étant nourries "à la graisse de poulet"(Val, 927). L'huile d'olive constitue le secret élixir qui intervient dans toute recette mangeclousienne (Val, 1009, 1012), et le personnage se plaint de l'inclination anglaise pour le bouilli : "La couleur leur suffit ! Le goût leur importe peu !"(Val, 1007).

La métaphore du gras envahit le champ de représentation des orientaux, Reuben par exemple chérissant "les viandes les plus grasses et les abats"(Sol, 295). Les femmes deviennent, sous le coup de la métaphorisation valeureuse, nourriture grasse et rissolée : "— Les blondes me font toujours penser à une épaule de mouton bien rissolée tandis que les brunes me rappellent plutôt la queue de boeuf bien grasse avec beaucoup de poivre rouge. — Quelle poésie ! rican[e] Saltiel"(Mg, 448).

La poésie du motif scatologique s'exprime dans les échos de ces variations lexicales et métaphoriques, Mangeclous n'ayant pas honte de "nommer ce que l'Eternel n'a pas eu honte de créer" : les vents variés de sa poétesse (Mg, 450) : "Quant à ce vent aventureux et long que je viens d'émettre, ne vous en étonnez point, c'est un usage de la cour d'Angleterre pour montrer à l'hôte qu'on est chez lui comme chez soi, à l'aise" (BS, 264). L'allusion au rot de bienséance en usage dans d'autres cultures met en évidence, derrière l'aspect ludique, la relativité des usages.

Or, selon Bakhtine, le haut et le bas ont une signification rigoureusement "topographique"[39]. Le haut représente le ciel, le bas, la terre, principe d'absorption, qui renvoie au ventre et à la tombe, symbolise à la fois naissance et résurrection. Cette valeur topographique est mimée dans la bipartition corporelle, le haut étant représenté par la face, le bas par les organes génitaux, le ventre et le derrière. Rabaisser consiste dès lors "à rapprocher de la terre, à communier avec la terre comprise comme un principe d'absorption en même temps que de naissance". Le rabaissement ensevelit et sème du même coup, donne la mort pour redonner le jour ensuite. La partie inférieure du corps permet de communier avec la vie, par des actes comme l'accouplement, la conception, la grossesse, l'accouchement, la digestion de nourriture, la satisfaction des besoins naturels.

La vision de la sexualité est dès lors compréhensible dans cette perspective : Anna Karénine abandonnant son fils, Aude privant son fils de père, Ariane et Adrien, puis Ariane et Solal privés d'enfants représentent une sexualité morbide qui a pour objet exclusif elle-même, narcissique, dénuée de sens régénérateur, mortifère. Mariette, personnage populaire, le sent bien, qui assimile le refuge d'Ariane et Solal à un sarcophage, et affirme sa conviction qu'ils n'auront pas d'enfant.

En revanche, la sexualité valeureuse est porteuse de promesses. Rébecca, Léa, la "grasse fille rousse aux hanches énormes", "vrai beurre d'amandes" (Sol, 228) font l'objet d'une appréhension toute sexuelle. Tamar, "belle fille aux fortes protubérances" (Sol, 335), repeuple symboliquement de sa promesse de fécondité la Terre Promise au cours de l'épisode palestinien. Dans les caves de Saint-Germain, "de grosses femmes" "fortement enceintes" portent "leur fardeau avec orgueil" (Sol, 301). Depuis Ézéchiel, la représentation féminine est liée aux hanches, traduction de l'aptitude à la procréation et à la vie, au cœur de l'intrigue de la pièce. La fille de Mattathias, proposée à Solal, est nourrie à l'huile d'olive, rejoignant nutritionnellement le motif du gras. Sa "panse propre à l'enfantement"(Sol, 228) confirme l'interprétation du motif. "La fille est maigre", "les flancs sont étroits", "elle me paraît cagneuse et mal conformée quant à l'arrière-train", objecte Maïmon après observation de la "génisse".

Au-delà de l'avilissement apparent, les femmes enfantent, régénèrent le monde. La mise en évidence de particularités physiologiques élargies et abaissées ne constitue pas une détermination dégradante, mais relève d'une perception du monde "à l'envers". Comme existe, surdimensionnée, une fête de l'avalage, apparaît logiquement l'apothéose de la défécation, de la déjection, fête de la matière excrémentielle célébrée par sa grande prêtresse Rébecca, nouvelle Gargamelle. Rébecca est une épouse certes larvaire, mais féconde, comme en témoignent les fruits de sa fertilité : les mangeclousinets, au nombre de trois, les "jeunes mâles défunts", dont "Petit Mort"(Mg, 391), les "nombreuses filles" dont Mangeclous est "affligé" (Sol, 94, Mg, 391). Le pot de chambre de Rébecca, à l'égal de la "belle matière fécale" qui "fermente"[40] en Gargamelle quelques instants avant son accouchement, constitue la célébration paradoxale d'une nouvelle naissance, emblème de la terre qui donne la vie, symbole du commencement, de la source.

La scène du pot de chambre renvoie évidemment à l'indigestion de Gargamelle : Rébecca, épouse de cent quarante kilos aux "épaisses lèvres huileuses", évoque les bienfaits de l'"huile de ricin" : "Et quel effet ! Moi, quand je mange trop le soir, le lendemain vite la purge !"(Mg, 401). Évoquant l'argent substantiel que rapporte pour un fils l'activité de médecin accoucheur, "Pythie possédée d'un haut esprit médical", elle est ramenée au présent par "l'effet tonitruant du purgatif" : "Oh libération dans mon ventre, oh beauté dans mes intestins, oh fin de mes eczémas, oh soulagement charmant. Oh beauté que c'est l'huile de ricin ! Tu te rappelles le lendemain du mariage, [...] j'en avais pris pour me laver le sang à cause de l'émotion de la nuit de noces"(Mg, 402).

Rébecca, après avoir éructé, se remet à "fonctionner sur son vase"(Mg, 403). Ses préoccupations sont significatives : la cotation de la De Beers, qui préoccupait également Ézéchiel ramené à la vie et à ses projets nuptiaux, la vie des "petits trésors", des petits mâles de Mangeclous, sa propre santé, vérifiable dans "tout ce qui sort du corps", ces matières à la "gluance" et à la "densité" "aimables" (Mg, 405).

Le thème de cette féminité fécondante et fécondée nous renvoie à la représentation du manger, au travers des "pis de vache", recette que Mangeclous livre à la reine d'Angleterre afin que, de "remplissage satisfait quand elle aura fini de les manger, elle se mette les deux mains à plat contre son aristocratique estomac tellement elle aura trouvé cela bon !"(Val, 1013). La confection du "Sautenbouche" suppose, précise Mangeclous, des "pis de jeunes vaches", "mais nubiles et ayant eu déjà des enfants"(Val, 1032).

Le cycle s'accomplit dans cette représentation de la graisse inséminée : les grasses femmes qui nous chagrinent tant dans leur propension à la laideur, à la difformité, à la diarrhée, ne sont, à l'égal d'Anna Karénine, à laquelle elles servent de contrepoint, pas femmes réelles, mais littéraires, véhiculant un pittoresque de carnaval, issu en particulier des Grandes Chroniques, univers de la caricature et de l'outrance. Les femmes valeureuses sont, à l'égal des géantes rabelaisiennes, ce "cordon ombilical qui lie au ventre fécond de la  terre"[41].

La boucle de la transformation organique de la matière est bouclée, et la libération d'une séculaire et "épouvantable rétention" entreprise par Mangeclous, le jaillissement en un "jet unanime et joyeux et véridique" (Mg, 455), constitue l'accomplissement de l'insémination rabelaisienne dans le texte cohénien, et la conséquence digestive du banquet. La représentation de la soif inextinguible des Grandgousier, Gargantua, Gargamelle, Frère Jean et autres "bien Ivres" se résout physiologiquement dans cette péroraison de Mangeclous, célébrant le jet unanime qui faillit déjà, quatre siècles plus tôt, noyer les pèlerins et leur barra le chemin. Les pèlerins se sont vengés de Racine à Tolstoï, en imposant aux martyrs romanesques une insupportable "sécheresse" à laquelle Cohen met fin.

L'humour cohénien, comme l'humour rabelaisien, fondé sur la logique originale des choses à l'envers, consiste bien en cette aptitude à une constante réversion qui, parfois,  impose également à l'exégète d'insupportables contorsions, une grande souplesse pour pénétrer dans les profondeurs et les circonvolutions du texte. L'énigme en prophétie rabelaisienne rencontre alors un écho dans le brasier de cryptographie cohénien, où s'élabore une conception de la jouissance comme réjouissance, d'un rire en rupture avec l'esthétique classique, ennobli, revalorisé, positivé. La régénération du langage, du corps et du monde fait advenir un texte qui n'est plus mimésis, mais sémiosis continue transitant par la représentation des Valeureux.

Article paru dans les Cahiers Albert Cohen, numéro 6, 1996.

 


[1] Belle du Seigneur, Bibliothèque de la Pléiade, édition établie par Christel Peyrefitte et Bella Cohen, 1986. Les références aux textes cohéniens dans la suite de cette étude renvoient à l'édition de la Pléiade [Belle du Seigneur et Œuvres], selon les sigles suivants, indiqués entre parenthèses après la citation : Sol pour Solal, Mg pour Mangeclous, BS pour Belle du Seigneur, Val pour Les Valeureux.

[2] RABELAIS, Pantagruel, in Œuvres Complètes, édition établie, annotée et préfacée par Guy Demerson, Seuil, "L'Intégrale", p. 226. [Les traductions et commentaires du texte rabelaisien cités au cours de cette étude sont intégralement empruntés à l'édition de Guy Demerson.]

[3] Voir Michael RIFFATERRE, Sémiotique de la poésie, Seuil, "Poétique", 1978, pp. 16-17.

[4] Voir le dossier de presse des Valeureux, in Œuvres, Bibliothèque de la Pléiade, édition établie par Christel Peyrefitte et Bella Cohen, pp. 1376-1377.

[5] Lucile BOURQUELOT, Études, avril 1970.

[6] Pierre-Henri SIMON, Le Monde, 24 janvier 1970.

[7] RABELAIS, Gargantua, op. cit., p. 41.

[8] Joseph KESSEL, Magazine littéraire, avril 1979.

[9] P. BRUCKNER et M. PARTOUCHE, "Les Amours fous d'Albert Cohen", Entretien avec Cohen, Le Monde dimanche, 6 janvier 1980, p. XVII.

[10] Philippe ZARD, "De Cervantès à Cohen, Donquichottisme et littérature dans l'œuvre de Cohen", Cahiers Albert Cohen, n° 2, septembre 1992, pp. 45-63.

[11] Gérard GENETTE, Palimpsestes, La Littérature au second degré, Seuil, "Poétique", 1982, pp. 16-17.

[12] RABELAIS, Gargantua, ch. L, p. 184.

[13] Ibid., ch. XLV, p. 173.

[14] Ibid., ch. XIX, p. 133.

[15] RABELAIS, Pantagruel, ch. II, p. 225.

[16] Ibid., ch. III, p. 225.

[17] RABELAIS, Gargantua, ch. LVII, p. 203.

[18] Ibid., ch. I, p. 43.

[19] Ibid., ch. LIV, p. 196.

[20] Voir Mikhaïl BAKHTINE, L'Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, Gallimard, "Tel", [traduction française], 1970, pp. 236-239.

[21] Voir RABELAIS, Gargantua, ch. XIV et XXIII.

[22] Mikhaïl BAKHTINE, "Rabelais et l'histoire du rire", op. cit., p. 102.

[23] Ibid., p. 18.

[24] Ibid., p. 10.

[25] Ibid., p. 25.

[26] Ibid., p. 31.

[27] RABELAIS, Gargantua, ch. XIII, pp. 78-79.

[28] Voir Michael RIFFATERRE, Sémiotique de la poésie, Seuil, "Poétique", 1983.

[29] V.-L. SAULNIER, "Préface", Études rabelaisiennes, tome XIII, Genève, Droz, 1976, p. VIII.

[30] RABELAIS, Le Tiers Livre, p. 362.

[31] Ibid., p. 370.

[32] V.-L. SAULNIER, "Préface", Op. cit., p. X.

[33] RABELAIS, Le Tiers Livre, p. 366.

[34] V.-L. SAULNIER, "Préface", Op. cit., p. XI.

[35] Ibid., p. XI.

[36] Ibid., p. XV.

[37] RABELAIS, Le Tiers Livre, p. 371.

[38] RABELAIS, Pantagruel, p. 224.

[39] Mikhaïl BAKHTINE, Op. cit., p. 30.

[40] RABELAIS, Gargantua, p. 49.

[41] Mikhaïl BAKHTINE, op. cit., p. 32.