ATELIER ALBERT COHEN

Groupe de recherches universitaires sur Albert Cohen

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Le goût de l'absolu par Alain Schaffner


La thèse d’Alain Schaffner (L’Enjeu sacré de la littérature dans l’œuvre d’Albert Cohen, Paris VII, 1993) avait fait date ; ce livre, qui en est la version remaniée, est appelé à devenir un ouvrage de référence. L’auteur était tout désigné : en une dizaine d’années, il a su acquérir une connaissance unique de l’œuvre de Cohen comme de la littérature critique, dont il a récemment présenté une bibliographie exhaustive (Albert Cohen, "Bibliographie des écrivains français", Mémini, 1995). La publication de nombreux articles avant, pendant et après sa thèse, l’organisation de colloques et de journées d’études ont achevé de lui donner une complète maîtrise du champ des études cohéniennes.

C’est parce que rien de ce qui est cohénien ne lui est étranger qu’Alain Schaffner a su faire de son ouvrage une véritable somme.

D’abord en ce que le livre tient compte — c’est une première — de toute l’œuvre de Cohen : sont non seulement pris en compte, comme une unité, les écrits romanesques et autobiographiques, mais aussi le recueil de poèmes Paroles juives, les premiers textes narratifs (Projections ou Après-minuit à Genève), l’ensemble des textes politiques (dont Salut à la Russie, Combat de l’homme), ainsi que des articles de Cohen aussi décisifs que rarement exploités comme "Le Juif et les Romanciers français" (Revue de Genève, 1923) — autant de textes, dont certains ne sont même pas réédités — sur lesquels l’auteur jette un éclairage nouveau et précieux.

Ce parti pris d’exhaustivité dans le choix du corpus répond à une hypothèse forte, qui empêche tout risque de dispersion : celle de l’unité profonde de l’inspiration d’Albert Cohen, qui se sert tour à tour, et parfois simultanément, de la diversité des genres et de la variété de ses talents pour ressasser une même et unique vérité, dans l’horizon jamais atteint d’un Livre total. Si cette hypothèse est prise au sérieux, il convient d’adapter ses instruments d’analyse à cette visée totalisante : plutôt que de s’en tenir à une approche unique, Alain Schaffner fait flèche de tout bois, recourant à des approches aussi bien psychanalytiques que mythocritiques, narratologiques ou stylistiques. Ce parti pris d’unité et de diversité est l’expression d’une démarche critique soucieuse de se conformer à ce "mariage miraculeux des contraires" qui caractérise, selon Alain Schaffner, l’œuvre de Cohen elle-même. En cela, ce livre relève brillamment le défi de contenter toutes les sortes de lecteurs, de ne fermer aucune porte à l’interprétation sans jamais sacrifier la nécessaire cohérence de la lecture.

Si somme il doit y avoir, elle sera théologique ou ne sera pas. Alain Schaffner se situe ici clairement dans la lignée des interprètes de l’œuvre qui, avec Denise Goitein-Galpérin, Carole Auroy, Catherine Milkovitch-Rioux, considèrent que l’accès privilégié à l’intelligence de l’univers cohénien est d’ordre religieux, spirituel ou mythique. L’hypothèse a l’avantage de pouvoir s’appuyer non seulement sur des arguments internes mais sur la multitude des déclarations d’intention de l’auteur, clamant à qui voulait l’entendre qu’il avait écrit une "œuvre juive".

Alain Schaffner choisit de prendre au mot ces déclarations réitérées, pour en éprouver la teneur, la justesse et les limites. Bien des chapitres du livre, notamment dans les deux premières parties, s’emploient à mettre au jour l’enracinement juif de l’œuvre de Cohen, considéré à travers un réseau serré de valeurs, de références — l’auteur traque avec une précision jamais forcée et toujours convaincante les innombrables emprunts de Cohen aux sources bibliques, en les mettant souvent en rapport avec leurs échos talmudiques ou kabbalistiques —, d’images, de motifs narratifs et de postures énonciatives.

Puisque pour Cohen, comme le rappelle l’auteur, il existe non pas un esprit juif mais plusieurs, il faut que cette pluralité s’exprime dans le tissu de l’écriture : le judaïsme négateur ou iconoclaste ("l’esprit juif destructeur" qui met à bas les idoles païennes) s’exprime dans la veine satirique ; le judaïsme des Prophètes s’énonce dans la mission morale de l’écrivain qui distribue l’éloge et le blâme, et clame sans relâche sa soif d’absolu ; le judaïsme messianique se lit alternativement dans le culte de la mère, dans l’utopie réconciliatrice de l’univers céphalonien, ou dans une espérance de salut individuel (l’Amour) ou collectif (restauration d’Israël) ; la mystique même se fait entendre dans la quête fébrile de Dieu par l’écrivain vieillissant des Carnets 1978. C’est l’un des nombreux apports de l’étude d’Alain Schaffner que de ne jamais réduire la pluralité de ces expressions juives, de toujours s’ouvrir — en maintenant d’un bout à l’autre la clarté du propos et l’unité de ton — à la profusion polysémique de l’œuvre.

Il est impossible ici de rendre compte de la richesse des analyses de détail qui viennent constamment enrichir le propos, éclairer des aspects inaperçus : appuyée sur une information sans défaut, se référant toujours à la lettre du texte cohénien, l’argumentation se déploie avec une assurance dénuée de dogmatisme, et s’ouvre sur des perspectives nouvelles et inventives. Le maintien du parti pris "théologique" (au sens large) permet entre autres d’éviter les périls que constituait la quatrième partie de l’ouvrage, consacrée à la "poétique" d’Albert Cohen. Loin de tomber dans l’inventaire des procédés, ou de reconduire la séparation éculée de la forme et du contenu, ce dernier volet est tout entier orienté par l’interrogation sur le rapport à l’absolu. La question du point de vue, de la polyphonie, des antithèses, de la pluralité des tons et des genres se charge alors d’une heureuse profondeur métaphysique, en recoupant les débats axiologiques sur la posture omnisciente (celui qui a "vu" et "jugé") et le relativisme désorientant du romancier ou du satiriste.

L’intérêt majeur du travail réside précisément dans la seconde hypothèse de lecture qui instruit le travail : celle qui consiste à examiner dans ses contradictions, sa tension nourricière, une œuvre dont toute la genèse pourrait tenir, selon Alain Schaffner, dans cette affirmation paradoxale de Cohen et de son personnage : "ce Dieu auquel je ne crois pas mais que je révère". Œuvre juive mais athée ; œuvre athée mais portée par un souffle prophétique et par l’exaltation d’Israël et de son Dieu : c’est ce paradoxe que l’étude ne cesse de creuser, de retourner en tous sens, d’approfondir et de méditer, voyant dans cette affirmation le mouvement même de l’œuvre, sa logique interne, le secret des alternances d’euphorie et de dépression, de jubilation et de pessimisme auxquelles elle se soumet — et soumet son lecteur, dans un vertigineux jeu de montagnes russes. Le dialogue de l'œuvre de Cohen avec Pascal, les tragiques, la littérature de l'absurde ouvre de très heureuses voies à la critique.

À cet égard, ce travail est un travail de pionnier, puisqu’il est le premier à avoir pris en compte, comme élément primordial et sans négliger aucun des termes du conflit, les répercussions de cette impossible conciliation entre l’attachement à l’absolu prophétique et la conviction profonde de l’absurdité du monde.L’œuvre s'en trouve engagée dans un inextricable lacis de contradictions : la dialectique de la croyance et de l’incroyance touche non seulement au statut du sens dans l’œuvre, mais à la légitimité même du projet éthique qui anime le romancier et son personnage : toute profession de foi qui ne s’arrime pas à une Révélation primordiale n’est-elle pas du même coup menacée de sombrer dans la "mauvaise foi" ? Chaque texte se ressent alors "de l’irréductible compromission du psychologique et du théologique".

La notion de mauvaise foi se révèle d’une remarquable vertu heuristique dans la IIIe partie, assurément la plus novatrice et la plus essentielle, lorsqu’il s’agit d’étudier les rapports entre Cohen et Freud, la psychopathologie amoureuse de Solal — comme mise à l’épreuve truquée et perverse des valeurs morales —, mais aussi le double jeu du romancier lui-même, pris entre la dénonciation moraliste de la passion et ce qu’Alain Schaffner appelle joliment le "Cantique de l’Adultère". Tous ces éléments sont aujourd’hui devenus familiers ; certaines intuitions en ce sens avaient parfois été formulées mais, jusqu’au travail d’Alain Schaffner, elles n’avaient jamais abouti à des formulations aussi rigoureuses et circonstanciées, et c’est à lui qu’elles doivent, depuis quelques années, d’être considérées comme de véritables acquis des études cohéniennes.

L’ouvrage vient donc tout à la fois combler un manque, proposer un bilan critique, une somme interprétative, et ouvrir d’innombrables perspectives.

"Albert Cohen, conclut Alain Schaffner, assigne à son œuvre un triple enjeu issu de son héritage biblique, mais fortement marqué par des contradictions intimes : réintroduire la vérité dans le roman, proclamer la grandeur du peuple juif à travers les âges et enfin élaborer une œuvre qui poursuive à sa manière la tâche entreprise par les texte sacrés" (p. 389).

Vaste programme, dont le critique souligne la paradoxale réussite, qui tient avant tout à son inévitable faillite. Ce qui nous est cher dans l’œuvre est peut-être, par-dessus tout, l’échec héroïque en même temps que la démesure émouvante de l’entreprise. Car le roman ne peut pas être au service de quelque apologie que ce soit, et le romancier ne porte témoignage que de lui-même, de sa vérité solitaire toujours menacée de devenir folle, de sa subjectivité triomphante alors même qu’il prétend s’effacer derrière un absolu moral et une mission collective. De même que l’œuvre de Kafka — excroissance tardive de l’ésotérisme kabbalistique — renvoie à une ontologie égarante, parce qu’elle se déploie dans l’espace d’un doute abyssal, le projet de Cohen — surgeon improbable des écrits prophétiques — nous touche en ce qu’il exprime la "merveilleuse défaite" d’un roman qui se voulait Révélation. Le livre capital d’Alain Schaffner nous convie à accompagner l’écrivain dans ses fécondes errances.

Philippe ZARD