ATELIER ALBERT COHEN

Groupe de recherches universitaires sur Albert Cohen

  • Augmenter la taille
  • Taille par défaut
  • Diminuer la taille
Bienvenue sur le site de l'atelier Albert Cohen

Ariane : Belle du seigneur au théâtre Entretien avec Olivier Borle, metteur en scène,

Envoyer Imprimer PDF

Ariane : Belle du seigneur au théâtre

Entretien avec Olivier Borle, metteur en scène,

par Catherine Milkovitch-Rioux, 9 décembre 2024


crédit Béatrice Cruveiller


Olivier Borle, metteur en scène et acteur, a été formé à l’école du Théâtre National de Chaillot et à l’ENSATT. Il a fait partie de la troupe du Théâtre National Populaire pendant plus de douze saisons. Il a participé, comme acteur et assistant à la mise en scène, à de nombreux spectacles mis en scène par Christian Schiaretti et a mis lui-même en scène plusieurs spectacles et lectures.

Il a fondé en 2013 la compagnie Le Théâtre Oblique, et a mis en scène des textes d’Aimé Césaire, William Cliff, David Mambouch, Blaise Cendrars, Anton Tchekhov et Albert Cohen. Ses créations théâtrales sont bâties sur le répertoire, l’écriture contemporaine, la poésie, manifestant le désir d’un « Théâtre d’Art », élevé et populaire. Olivier Borle s’interroge sur la place de l’artiste dans la société, dans la tension entre le monde dans lequel il vit et celui qu’il se doit de rêver. Les réalités sociales des territoires, du public sont prises en compte dans une mission de diffusion culturelle, de transmission de savoir-faire, d’échange.

Il est également artiste partenaire de « RAMDAM, un Centre d’Art » situé à Sainte-Foy-lès-Lyon.

Après Mangeclous et les Jours Noirs de la Lioncesse, Olivier Borle poursuit son travail sur l’œuvre d’Albert Cohen avec une adaptation de Belle du SeigneurAriane[1].



Catherine Milkovitch-Rioux – Donner à votre spectacle le prénom d’Ariane – non celui de « Solal des Solal », le héros de la fresque romanesque – est un choix important. Ariane, personnage féminin principal, est-elle une victime tragique de la passion amoureuse ou une héroïne littéraire à laquelle le romancier tend le miroir ?

Olivier Borle – Elle est, selon moi, un peu des deux. Elle est bien sûr la victime d’une tragédie au sens où elle aspire à un bonheur qui lui sera non seulement refusé, mais dont la recherche la guidera vers la violence et la mort. Elle se heurte, comme Solal, à l’échec de leur plan (dont on ne sait pas dans quelle mesure elle en est l’autrice) et elle paiera pour avoir tenté d’échapper au modèle classique du couple. Mais je ne voulais pas en faire un agneau sacrificiel, la réduire au seul statut de victime, ce qu’elle n’est pas d’ailleurs dans le texte. Avec Jessica Jargot, l’actrice qui l’interprète dans le spectacle, nous avons beaucoup essayé de l’éloigner de cette figure de femme « faiblette, pudiquette, attendante, acceptante ». Elle est une héroïne littéraire par son refus des injonctions du monde dans lequel elle évolue. Et oui, le romancier lui tend un miroir et va même jusqu’à nous faire entendre sa voix intérieure la plus intime où l’on découvre une personnalité extrêmement vive, rebelle, brillante.  Nous nous sommes souvent raconté qu’elle était une artiste contrariée, une Niki de Saint Phalle née au mauvais endroit, dans la mauvaise famille.

 

Est-ce une manière pour vous de dédouaner Albert Cohen de l’accusation de misogynie qui lui a été souvent portée ?

 

Lors de mon travail d’adaptation, on m’a conseillé la lecture du livre de Mona Chollet « Réinventer L’amour. Comment le patriarcat sabote les relations hétérosexuelles », dont un chapitre était consacré à Belle du Seigneur. Cette lecture a été déterminante pour moi. Je me suis tout de suite replongé dans Belle du Seigneur pour essayer de comprendre si les critiques en misogynie étaient fondées ou non. Je suis féministe et il n’était pas question pour moi de présenter un spectacle dont on puisse penser qu’il soit contraire à mes convictions. Je n’ai pas vraiment tenu compte des propos odieux tenus par l’auteur sur les plateaux télé. Je pense que Cohen n’était pas un idéologue, il n’avait pas de message à faire passer et, à vrai dire, Cohen en lui-même ne m’intéresse en réalité pas tellement, je ne me sens pas inféodé à un auteur quand je travaille sur une de ses œuvres. Ce qui m’a intéressé, c’était de savoir si le texte lui-même était problématique. Et lors de cette seconde lecture, j’ai pensé que le vrai problème résidait dans le fait qu’à partir de l’enlèvement, on n’a presque plus accès aux pensées d’Ariane. Elle n’est plus jamais le personnage principal. Elle l’est en creux, bien sûr, Cohen aime raconter un personnage et des situations « en creux », c’est d’ailleurs d’une habileté jubilatoire, mais jusqu’à la toute fin, on ne lit Ariane qu’à travers Mariette ou Solal. Elle disparaît en tant que sujet.

Par ailleurs, il m’a sauté aux yeux que le sous-titre du livre de Mona Chollet pouvait aisément se décliner en « Comment le patriarcat sabota les amours d’Ariane ». Il était clair pour moi que le texte était une formidable dissection du grand corps social qui brime et violente les âmes, les sentiments et les sexualités. Ariane est par essence le personnage le plus opposé à tous les codes de la société dans laquelle elle évolue. Solal aussi, en tant que juif, non occidental, mais il est difficile de nier qu’en tant qu’homme, il a un pouvoir qu’Ariane n’a pas.

À partir de là, il était clair pour moi qu’il fallait tout centrer autour d’Ariane, qu’elle serait le centre de gravité du spectacle.

 

« Avec cette tragi-comédie moderne, écrivez-vous, Albert Cohen donne à voir la déraison profonde de l’abîme sentimental et la beauté qui peut néanmoins en jaillir, nous plaçant à la fois devant la sublime ascension de ses personnages et leur inévitable chute… » Comment donne-t-on à voir, au théâtre, beauté et sublime ? Comment représente-t-on la chute ?

 

À partir du moment où l’axe principal de travail était dégagé, la critique du système patriarcal, il a fallu se tenir sur une ligne de crête dramaturgique fine. Identifier les mécanismes et les injonctions pernicieuses du système patriarcal ne devait pas exonérer les personnages de leurs responsabilités. Je ne voulais pas en faire des monstres, des exceptions qu’on pourrait mettre tranquillement à distance, mais je ne voulais pas les excuser non plus. Et je crois qu’il fallait alors prendre soin de bien raconter une chose très importante de l’histoire : l’amour.

Avec une lecture contemporaine, ce n’est finalement pas forcément facile de comprendre pourquoi Ariane cède au Ritz. Nous avons beaucoup travaillé ce passage parce qu’il est indispensable de comprendre que, malgré tout, Ariane et Solal tombent véritablement amoureux l’un de l’autre et que cet amour constitue la plus belle chose de leur vie. Mais il faut considérer que cet évènement et cet état de choses ne sont pas exactement la conséquence de tout ce qui précède ni la cause unique de ce qui suit. Je ne voulais pas qu’on pense qu’elle tombe amoureuse de lui parce que sa vie est terne et surtout pas que leur histoire sombre dans la violence parce qu’ils se sont aimés passionnément.

Nous avons souvent pensé à la scène de Richard III et Lady Ann quand nous travaillions les Onze Manèges. Comment et pourquoi Ariane tombe-t-elle amoureuse de Solal ? Notre idée est qu’Ariane gagne son pari, prend la lettre, sort et, une fois dehors, se rend compte qu’elle n’a pas d’autre issue que de retourner à sa triste vie. Elle retourne donc dans la pièce, retrouve Solal, tente un pari fou : la fuite en avant. L’amour naît ensuite, par l’alchimie des corps, par le mystère de la rencontre de deux âmes.

Il fallait ensuite, en peu de mots et de temps (nous sommes au théâtre), raconter ces jours heureux et merveilleux, ce temps de bonheur. C’était très important pour saisir ensuite la violence de la chute. Penser la tragédie comme un bonheur inadvenu me semblait capital pour faire ressentir au spectateur l’émotion que l’on peut avoir à la fin du livre.



À quels renoncements avez-vous dû consentir pour adapter une œuvre démesurée ? Quels ont été vos partis pris ?

 

Mon travail d’adaptation du texte, qui a principalement consisté à une réduction de son volume, s’est déroulé sur plusieurs années, six ou sept. J’alternais trois opérations : la lecture, les coupes, l’oubli. J’avais besoin d’être parfois très radical dans mes choix en coupant très nettement tel ou tel chapitre et parfois besoin de laisser émerger quelque chose de l’œuvre et de moi, en laissant dans l’adaptation de longs passages sans les couper. Je connais peu d’œuvres littéraires qui nous plongent aussi profondément dans l’intimité des personnages. On partage leurs pensées les plus secrètes, les plus honteuses, les plus inavouables. Il me semblait que je devais donc faire un spectacle intime, qui émergerait de mes plus sincères convictions, de mes propres émotions. Travailler avec mon cœur et avec mon esprit. J’ai donc pris beaucoup de temps pour articuler des choix dramaturgiques et des choix sensibles.

Mais il y avait des évidences, des passages qui, dès la première lecture, m’avaient paru immédiatement théâtraux : les monologues d’Ariane, les Onze manèges, Adrien, les scènes de jalousie de la fin. C’étaient des moments incontournables.

Ensuite, à partir du moment où j’ai décidé qu’Ariane serait le centre de gravité du spectacle, il fallait enlever tout ce qui ne racontait pas sa tragédie à elle.

 

Vous avez consacré trois spectacles à Solal et les Solal : Les Jours Noirs de la Lioncesse, « fable burlesque familiale », Mangeclous, « épopée romanesque » et aujourd’hui Ariane, « tragédie-comédie moderne ». Belle du Seigneur commence exactement où s’est arrêté Mangeclous : sur le geste fou de Solal entrant par effraction dans la chambre d’Ariane endormie. Au-delà de cet enchaînement narratif, comment avez-vous conçu la progression de ce « cycle Cohen » ?

Le projet littéraire de Cohen est démesuré, assez inclassable et hors format. Il fallait créer des objets théâtraux à cette image. J’ai pris les objets un par un en essayant de les différencier le plus possible les uns des autres stylistiquement. Mangeclous s’est donc voulu un grand spectacle épique, avec 10 personnes au plateau, où l’on traverse des milliers de kilomètres, où on plonge dans la folie créatrice de Mangeclous. Il fallait rendre compte de cette dimension quasi fantastique, exubérante, généreuse. Pour Les Jours Noirs de la Lioncesse, je voulais faire entendre l’enfance, si présente dans l’écriture de Cohen, si fondamentale pour lui. Un spectacle donc naïf, drôle, simple, où les interprètes jouent avec des légumes comme s’ils étaient les bambins de Mangeclous. Pour Ariane, enfin, il fallait faire entendre la dure réalité du monde, la froide dictature de la pensée occidentale dont Cohen a tant souffert, le monde qui détruit les âmes et les corps. Nous avons travaillé sur un décor cloisonné, des scènes très découpées les unes des autres, en essayant d’être le plus concis possible.

Vous relevez l’importance de la matière théâtrale dans Belle du Seigneur : quels sont les éléments de cette esthétique dramatique dans l’œuvre ? Comment l’adapter sur scène ?

 

La langue, bien sûr. Les interprètes le sentent immédiatement. Il suffit de lire à voix haute les dialogues pour en comprendre immédiatement la justesse, l’équilibre et la beauté. Je n’ai quasiment jamais eu à transformer un style indirect en style direct. L’œuvre est déjà très orale. Elle m’a fait penser à Céline, dont la lecture m’avait fait mal aux oreilles tellement on avait l’impression qu’il hurlait. Je crois qu’en lisant Cohen, on l’entend. Je me souviens d’un choc esthétique qui s’est produit en moi quand j’ai lu Cahier d’un retour au pays natal à voix haute pour la première fois. Chamoiseau parle aussi de la même expérience : « Je récitais ces vers comme des prières ésotériques, des vocalises vibratoires qui enthousiasment des souches inertes en moi. Il faut parler Césaire, l’avoir en bouche et en poitrine, accueillir dans les os de son crâne l’activité tellurique de son verbe. Même en murmure, il peut propager un écho dans ce qui souffre d’une anémie d’exaltation. »

L’écriture de Cohen est de la même famille. Quand Estelle Clément-Bealem, qui joue Mangeclous et la narratrice d’Ariane, s’est emparée pour la première fois du texte de Mangeclous, j’ai immédiatement compris que faire passer ces mots dans le corps d’une interprète leur donnerait alors leur complétude. Il y a quelque chose du sens même de l’œuvre qui se comprend dans l’oralité, dans la dépense vocale et articulatoire. Un sens au-dessus du sens. Ce besoin physique qu’ont les êtres de s’exprimer, de sortir d’eux-mêmes. Mangeclous nous l’a dit : « Moi quand je pense c’est extérieurement ! ».

 

Vous citez en exergue de la présentation de votre compagnie, Le Théâtre Oblique, ces mots d’Albert Camus : « L’artiste se forge dans cet aller-retour perpétuel de lui aux autres, à mi-chemin de la beauté dont il ne peut se passer et de la communauté à laquelle il ne peut s’arracher. » Cette réflexion peut-elle s’appliquer à Cohen ?

 

Oui, sûrement. Encore une fois, je pense que Cohen n’est pas un intellectuel mais un artiste. Son œuvre est le fruit d’un travail intérieur profond dont la beauté réside selon moi dans le regard à la fois tendre et cruel qu’il a osé porter sur le monde et sur lui-même. Adrien Deume est un bon exemple : il est à la fois attachant par son ridicule, ses dérisoires petites joies et en même temps abominable dans sa soumission aux principes les plus racistes, antisémites et sexistes de son époque. Je crois que Cohen essaie de montrer les êtres sans les juger, sans leur pardonner et cela donne une œuvre magnifique et terrible, qui nous emporte et nous révulse parfois, mais dans laquelle n’importe qui peut se reconnaître.



Le spectacle

Ariane

D’après Belle du Seigneur d’Albert Cohen © Éditions Gallimard

Mise en scène Olivier Borle

Adaptation Olivier Borle avec la collaboration de Margot Thery


Avec Estelle Clément-Bealem, Jessica Jargot, David Mambouch et Maxime Mansion


Musique

David Mambouch


Scénographie

Benjamin Lebreton


Lumière

Manuella Mangalo


Costumes

Alex Costantino


Son

Cédric Chaumeron


Assistante  à la mise en scène

Margot Thery


Régie

Laurent Basso



Du 3 au 5 octobre 2024, au Théâtre de la Renaissance (Oullins)

Le 8 octobre 2024, au Toboggan (Décines)

Le 11 octobre 2024, au Théâtre Allégro (Miribel)

Le 10 décembre 2024, au Théâtre Jean-Vilar (Bourgoin)


Durée : 2h15 / à partir de 14 ans.


Coproductions : Théâtre de la Renaissance (Oullins), Le Toboggan (Décines), Théâtre Jean-Vilar (Bourgoin), Théâtre Allégro (Miribel)

Avec le soutien de la Région Auvergne Rhône Alpes, de la Spedidam et de RAMDAM, Un Centre d’Art.








[1] Voir sur le site de l’Atelier Albert Cohen notre entretien avec Olivier Borle : « Philippe Zard, Olivier Borle, le paradoxe Albert Cohen, humaniste et zoophobe, misanthrope et zoophile », 25 mars 2021, et le compte-rendu de Mathieu Thai : « Mangeclous, une épopée truculente au Théâtre de la Renaissance » le 16 janvier 2022.


Mise à jour le Mercredi, 29 Janvier 2025 21:28
 

Albert Cohen et Genève

Envoyer Imprimer PDF

Albert Cohen et Genève | 5 décembre, 18h30

Vernissage du livre publié aux éditions La Baconnière, en présence des autrices et auteurs Pierre-Louis Chantre, Marie-Luce Desgrandchamps, Idit Ezrati Lintz, Thierry Maurice,
Bruno Racalbuto, Noémie Sakkal Miville et Yan Schubert.

Jeudi 5 décembre | 18h30, Les Délices

Sur inscription, dans la limite des places disponibles

Albert Cohen (Corfou, 1895 - Genève, 1981) a vécu près de cinquante ans à Genève, où il a écrit la majeure partie de son oeuvre. Ce guide littéraire interroge les rapports contrastés de l’écrivain à la Cité de Calvin. Prodigieux satiriste, incurable inquiet, autofabulateur, Cohen fut dans sa ville d’adoption étudiant en droit, militant sioniste, fonctionnaire international, et écrivain consacré.

 

Mangeclous, une épopée truculente au Théâtre de la Renaissanc

Envoyer Imprimer PDF

Culture : Mangeclous, une épopée truculente au Théâtre de la Renaissance

  • 14 JANVIER 2022 A 16:18
  • PAR MATHIEU THAI
  • Olivier Borle propose une adaptation du roman haut en couleur d’Albert Cohen, Mangeclous, au Théâtre de la Renaissance.

    On connaît la puissance des textes d’Albert Cohen, dont les romans ont marqué la littérature du XXe siècle. Même si récemment on a pu voir le comédien Patrick Timsit - à contre-emploi - s’emparer en solo de son émouvant récit autobiographique Le Livre de ma mère, on peut regretter que le théâtre ne donne pas une part plus belle à cet écrivain dont les œuvres, de grandes fresques minutieuses, explorent l’âme humaine, en parvenant à tisser des liens intimes entre les personnages et les lecteurs.

    © Julie Cherki

    Né sur l’île de Corfou en Grèce, Albert Cohen a émigré en France lors des premiers soubresauts de la première guerre mondiale, puis s’est installé en Suisse pour embrasser une carrière de diplomate.

    C’est justement un retour à ses origines juives et grecques qui est le point de départ de Mangeclous.

    Deuxième volet d’une tétralogie - dont on connaît mieux Solal et Belle du Seigneur avec leur dimension passionnelle et tragique -, cette œuvre comique, raconte avec truculence les tribulations de cinq cousins juifs qui quittent leur petite île grecque de Céphalonie pour rejoindre Marseille et Genève à la recherche d’un trésor.

    Le récit de ce voyage, qu’Albert Cohen connaît bien pour l’avoir effectué lui-même, conte l’odyssée improbable, sur fond de montée du nazisme, de ce clan de bienheureux mené par Mangeclous, à la quête d’une hypothétique fortune,

    Pour mettre en scène ce texte drôle et féroce, qui confronte la culture méditerranéenne et occidentale de l’Europe, Olivier Borle et les comédiens de la compagnie Théâtre Oblique dressent avec humanité une galerie de personnages hauts en couleur. Entre désir de grandeur, petits mensonges, tendresse et avidité, ces hommes vont finalement parvenir à obtenir un bien plus précieux que celui tant espéré.


    https://youtu.be/u-SZiXCOUVc

    Mangeclous, au Théâtre de la Renaissance à Oullins, jusqu'au 15 janvier - www.theatrelarenaissance.com


    Mise à jour le Dimanche, 16 Janvier 2022 11:16
     

    le paradoxe Albert Cohen, humaniste et zoophobe, misanthrope et zoophile (Philippe Zard, Olivier Borle)

    Envoyer Imprimer PDF

    Philippe Zard, Olivier Borle: le paradoxe Albert Cohen, humaniste et zoophobe, misanthrope et zoophile

    L’actualité d’Albert Cohen au théâtre est léonine : avant d’adapter Mangeclous, Olivier Borle (Le Théâtre Oblique) porte à la scène deux épisodes extraits de Mangeclous (1938) et Les Valeureux (1969) dans une « fable burlesque » tout public : « Mangeclous et la lioncesse ». Littérature au Centre nous donne l’occasion de revenir avec Philippe Zard puis avec Olivier Borle sur la richesse du motif de l’animal, hyperbolique chez le romancier : la faune se déploie dans des listes surréalistes, se niche dans de petits contes allégoriques, habite l’imaginaire des personnages et envahit les forêts. Le bestiaire est à la fois le support d’une poétique, variée, et d’une rhétorique, profuse. Elle porte une vision du monde complexe et contradictoire.

    Philippe Zard, vous êtes l’auteur de l’édition critique des quatre romans d’Albert Cohen (Solal, 1930, Mangeclous, 1938, Belle du Seigneur, 1968, Les Valeureux, 1969) parue en 2018 en « Quarto » Gallimard sous le titre générique Solal et les Solal. Vous avez également coordonné un Cahier Albert Cohen consacré à L’animal et l’animalité (Le Manuscrit, 2008).
    De quelles richesses animales, et de quel(s) paradoxe(s), y parle-t-on ?

    La question de l’animal chez Cohen est en effet portée par des tensions, des contradictions flagrantes qui tiennent aux sources extrêmement hétérogènes de son imaginaire animal. On pourrait les présenter schématiquement selon trois axes – il y a l’animal comme idée, l’animal fabuleux (celui des contes), l’animal réel (celui qui tient un rôle dans l’histoire des personnages du roman). Dans le premier cas, il s’agit moins d’animaux réels que de motifs qui servent de repoussoir et d’antithèse à la pensée de l’humain. Dans le second cas, l’animal relève d’une strate plus archaïque de l’imaginaire, liée aux contes de l’enfance, notamment les contes maternels que Cohen évoque en particulier dans son récit de 1954, Le Livre de ma mère : ces animaux sont très anthropomorphiques, et la « lioncesse » mise en spectacle par Olivier Borle relève en partie de cet imaginaire. Une dernière veine nous entraînerait à considérer la manière dont Cohen prend en compte de vrais animaux qui échappent complètement à l’une et à l’autre des deux grilles précédentes (cheval de Solal ou chien d’Isolde, chatte Timie ou chien Spot). Or, ce sont les heurts entre ces différentes représentations de l’animal qui tissent le « paradoxe Cohen » et qui font de lui à la fois un zoophobe et un zoophile (au sens large, ça va de soi)…

    Commençons par la dimension idéologique de l’animal idéel : comment la relation avec l’animal permet-elle de déterminer chez Cohen, une pensée, voire un « combat de l’homme », selon le titre du texte paru à Londres en 1942 ?

    L’usage idéologique de l’animal est effectivement la plus manifeste. À y regarder de plus près, il s’agit ici moins de la question de l’animal à proprement parler que de celle de l’animalité, voire de la bestialité. Les fondements de l’humanisme chez Cohen reposent sur une antithèse, un antagonisme profond entre l’homme et l’animal : le cycle romanesque s’élabore, à partir de 1930, avec le roman Solal, à une époque où Cohen a fixé, presque figé sa vision du judaïsme comme religion d’antinature. Et en l’attribuant, en toute ambivalence, à l’austère et rigoriste père du héros, le rabbin Gamaliel : « Nous sommes le monstre d’humanité ; car nous avons déclaré combat à la nature. » (Solal, Quarto Gallimard, p. 104). On peut identifier rapidement les deux sources de cet antagonisme entre l’homme et la nature : l’une, très classique, de source spirituelle, exprime l’idée de l’exceptionnalité humaine, qui constitue une évidence pour les religions monothéistes ; l’autre s’inscrit dans la tradition humaniste, et engage l’homme à surmonter ses pulsions naturelles en se conformant à une loi morale par laquelle il se fait humain. Il faudrait y ajouter l’héritage plus récent du darwinisme, dont Cohen propose une réinterprétation spiritualisante. L’homme n’a pas été créé par une décision divine, il est lui-même un animal, il est un singe dénaturé., certes ; mais Cohen réinterprète l’évolution à la lumière de sa tradition éthique et spirituelle : le passé simiesque de l’homme devient la « tare », le « péché originel » dont il s’agit de s’affranchir. L’homme a bien été un singe, et Cohen réécrit la révolution mosaïque à la lumière du darwinisme : le Décalogue déclare le « schisme » entre l’homme et la bête. Le jouet de l’oncle Saltiel symbolise cette interprétation : au début de Solal, le pieux personnage invente un chimpanzé qui se transforme en être humain sous l’effet des Tables de la Loi. Le jouet symbolique annonce l’élaboration de la Loi d’antinature que détaille en 1942 Combat de l’homme : à l’injonction nazie qui est la « voix de la nature », « Soyez animaux », s’oppose la « haine messianique » que le peuple juif « a vouée à la nature et à l’animal en l’homme » (Combat de l’homme, Quarto, Gallimard, p. 1622-1624). L’animal est bien ici idéel, idéologique : il s’inscrit dans une construction intellectuelle qui permet de définir une vocation humaine.

    Les pages que Cohen consacre à quantité de comportements bestiaux dans Belle du Seigneur sont à la fois inventives et très minutieuses… Comment les situer dans notre réflexion actuelle sur l’animal ?

    Oui, même à ce stade purement idéologique qui fait de l’animal un simple repoussoir conceptuel, Cohen fait tout autre chose qu’un sermon de moraliste : on assiste à de grands moments de littérature, dans lesquels un marionnettiste génial fait vivre sous nos yeux cet animal que nous étions et que nous sommes encore. Ce sont les grandes tirades jubilatoires de Solal sur les singes, les babouins et les « babouineries », les gorilles et les « gorilleries » ; et accessoirement on apprendra tout ce que nous avons toujours voulu savoir sans oser le demander sur la vie sexuelle des araignées et autres empis (Belle du Seigneur, Quarto, Gallimard, p. 1147-1159). Tout vise à dénoncer en l’homme la persistance d’une « animale adoration » (p. 1149) de la force.

    Tout d’abord, le recours à cet animal idéologique, « paléolithique », s’appuie sur une authentique zoologie : Cohen s’inspire des éthologues et décrit avec minutie les mœurs animales… On pourrait à ce stade opposer la démarche de l’anthropologue, qui perçoit la culture sous la nature, à celle de l’éthologue, qui repère ce qu’il reste de l’animal en nous. Les rites les plus élaborés de la culture féodale sont ainsi rapportés à des comportements simiesques d’allégeance et de soumission, des « postures » : le discours de Solal, et de Cohen, débusque de manière masochiste tout ce qui, en nous, sous le vernis de civilisation, révèle encore la bête poilue. Tout ce fonctionnement pourrait faire l’objet d’une approche freudienne, qui serait une autre grille d’analyse…

    On est loin, il est vrai, des anthropologies animales actuelles, et de la manière dont on étudie aujourd’hui les « cultures animales ». À l’ère de l’antispécisme, Cohen risque de passer pour le partisan d’une morale passablement anthropocentrique ; j’aurais quant à moi tendance à l’en créditer… Cette pensée garde sa pertinence, par cet effort de dissociation vis-à-vis de toute philosophie qui chercherait à indexer la loi morale sur la seule nature. Elle soutient que la morale est d’abord une idée, un projet de dépassement, qui fait de nous ce que nous sommes par un effort constant de perfectionnement… C’est là ce que l’humanisme de Cohen a de meilleur, qui rejoint d’ailleurs l’affirmation d’Albert Camus dans L’homme révolté : « L’homme est la seule créature qui refuse d’être ce qu’elle est. »… La formule est presque cohénienne ! On touche ici à la dignité du projet humaniste : son refus de l’élimination des plus faibles, son devoir d’assistance, de solidarité… Concédons cependant aux détracteurs de cette vision du monde que Cohen noircit le tableau. Si les babouins pouvaient ester en justice, ils pourraient l’attaquer en diffamation : adoration femelle de la force et du « pouvoir de tuer », dit l’écrivain. Mais au fond, la perspective ne changerait-elle pas si, au lieu de dire « adoration de la force », on disait « besoin vital d’un protecteur » ? N’y a-t-il pas chez Cohen quelque chose comme une diabolisation de la nature ?

    C’est une chose d’affirmer que la morale humaine s’élève au-delà des lois de la nature, c’en est une autre que de dire qu’elle est d’« antinature ». De fait, le rapport au corps, à la naturalité humaine, au désir, à l’instinct sexuel est problématique chez Cohen. On tend parfois à une forme de vision gnostique de la nature et du corps. L’aspiration à une humanité qui serait entièrement affranchie de ses déterminations physiques, instinctives, produit par exemple une culpabilisation de la sexualité, et trahit souvent une forme de puritanisme, un rêve douteux de pureté. Dans la scène inaugurale de Belle du Seigneur où Solal ne demande à Ariane rien de moins que de surmonter toute répulsion physique à l’égard du vieillard édenté en lequel il s’est déguisé : de se prononcer, donc, pour un amour éthique qui serait sans corps et sans désir, un amour sans Éros en somme… Cohen nous donne dans cette scène les moyens de regarder en face les limites de son propre système : définir la morale comme antinaturelle, cela ne tient pas : il y a toujours une négociation entre éthique et nature et « qui veut faire l’ange »…

    Certes, la pensée de Cohen s’est radicalisée en miroir de la radicalisation perçue dans l’idéologie nazie, son rejet de la loi mosaïque, son racisme biologique, son paganisme… La lecture que fit Cohen de Hitler m’a dit, d’Hermann Rauschning, a confirmé qu’il y avait dans l’idéologie nazie l’aspiration païenne à un « retour à la nature », à la forêt « d’antique effroi ». Mais l’opposition entre nature et antinature est schématique – et du reste la complexité des romans de Cohen va bien au-delà de ces antithèses sommaires.

    D’autres strates du traitement de l’animal, très contradictoires, entrent en collision avec ces animaux qui n’existent pas…

    Les animaux précédents aident à construire des paradigmes pour penser la morale humaine et donnent lieu à des professions de foi tonitruantes, mais qu’il faut toujours considérer avec prudence. Solal affirme : « je hais (grimace violente et juvénile) les animaux » – (Solal, p. 266) : ce n’est pas vrai, évidemment (et l’outrance de l’expression le donne à penser) ! En réalité, on ne voit jamais à l’œuvre de « haine » des animaux… Il y a certes des manifestations de phobies, des peurs dont on se moque la plupart du temps : ainsi la mère de Cohen ne comprend pas que son fils puisse aimer les chats (dans Le livre de ma mère), car ceux qui aiment les bêtes, ce sont normalement les païens !

    Mais la faune de Cohen est si diverse : songeons aux histoires d’animaux qui aident à Solal à  conquérir Ariane, en l’attendrissant : lorsqu’il l’émeut en lui racontant son affection pour la chatte Timie, mais aussi en lui récitant des poèmes enfantins, ou qu’il invente le récit de son enterrement avec son cortège d’animaux adorables… Olivier Borle met en évidence dans son spectacle l’imaginaire de l’enfance qui sous-tend ces visions anthropomorphiques. L’animal du conte n’est plus du tout le vrai animal ; il est un motif poétique.

    On peut citer à ce propos l’épisode de la lioncesse que raconte Cohen, au cœur de l’adaptation pour jeune public de la compagnie Le Théâtre Oblique, Mangeclous et la lioncesse. Dans Mangeclous, en 1938, Cohen raconte cet apologue dans lequel une petite lioncesse s’est échappée du zoo de Céphalonie. Sa présence supposée dans les rues terrifie la population juive, qui prend des mesures fantaisistes : les hommes se promènent en cage, pendant que la bête est en liberté.

    Notons au passage que le mot « lioncesse », un néologisme, provient de l’hybridation entre un animal de conte et l’animal réel, il fait écho à « princesse » et se situe donc entre récit et conte….

    L’épisode de la lioncesse se conclut sur un moment très drôle où Michaël (l’un des Valeureux, les cousins de Solal) revient avec le petit animal inoffensif : cette témérité digne d’un Gentil suscite chez ces cousins un frisson d’effroi et d’admiration. Il est intéressant d’établir les correspondances de cette séquence avec différents épisodes du même roman. Ainsi, lors de l’épisode du mont Salève, l’oncle Saltiel apprivoise un chaton ; or, « un chat, c’était un petit tigre » (p. 585 !). On peut donc s’interroger sur ce statut du petit félin chez Cohen : il traduit une manière d’apprivoiser sa propre peur du fauve, par la miniaturisation d’une angoisse. Une autre manifestation de l’affection pour les animaux est l’extase épiphanique des Valeureux devant le petit oiseau chanteur à la fin de la randonnée des Valeureux. On est bien loin ici de la forêt primitive : il y a là quelque chose comme une rêverie autour d’une sorte d’innocence originelle, à la limite d’une ode religieuse à la Création.

    Dans le contexte immédiat de Mangeclous, qui paraît en juillet 1938, l’épisode de la lioncesse a pu être mal compris : comment, à l’heure des lois de Nuremberg, avoir le cœur à rire de ces Juifs du ghetto qui pour une bagatelle, crient au complot antisémite et veulent ameuter l’opinion publique mondiale ? Mangeclous l’opportuniste dont les affaires prospèrent grâce à sa « Compagnie des Transports Antiléonins », songe même à lâcher des fauves dans d’autres communautés juives ! Cet épisode, ajouté à tous les ridicules et laideurs attribués aux Juifs céphaloniens, explique sans doute des réactions hostiles comme celle d’André Spire, qui écrivit alors une lettre assassine à Cohen, dont il était resté longtemps très proche, lui reprochant d’alimenter la propagande antisémite : « Quant à vos Juifs ils me donnent tout le temps envie de crier Heil Hitler ! » Cohen en fut mortellement blessé… Il faut replacer cette réception dans son contexte et se souvenir de tous ceux qui, pacifistes et futurs Munichois, accusaient les Juifs d’exagérer leurs malheurs pour précipiter le monde dans la guerre. On peut imaginer que cet épisode drolatique ait été vu par les défenseurs de la cause des juifs persécutés comme un coup de poignard… Évidemment cette lecture est un contresens insoutenable quand on connaît l’engagement de Cohen. Et qui, aujourd’hui, pourrait devenir antisémite en lisant Mangeclous ?

    Les enjeux politiques graves de cet épisode burlesque ne se révèlent que lorsqu’on le met en relation en amont et en aval avec d’autres épisodes qui montrent que la « paranoïa » juive n’est pas dénuée d’ancrage dans le réel : les paranoïaques aussi ont des ennemis. Le lecteur de Solal et de Mangeclous sait qu’il y a chez les Juifs de Céphalonie la mémoire d’un pogrome encore très récent… Surtout, il y a ce que Cohen dit, dans la suite de la tétralogie romanesque, sur l’inversion tragique des valeurs. Le monde des nazis est ainsi résumé par la naine Rachel dans la cave de Berlin : « les humains en cage et les bêtes en liberté ! » (Belle du Seigneur, 1255) : c’est exactement ce que, sur un mode burlesque et inoffensif, l’épisode de la lioncesse mettait en scène… Aléas de l’édition : il aura fallu attendre 30 ans pour que l’une des clefs de lecture de l’apologue de Mangeclous soit livrée au lecteur…

    Pour revenir à l’apologue de la lioncesse, qui est au cœur du spectacle offert par Le Théâtre Oblique, on comprend que la référence au nazisme ait été éludée, surtout dans le cadre d’un spectacle pour enfants. Comment parler de cet arrière-plan à des enfants sans inhiber, brider, grever le rire qu’on cherche à susciter ? On ne peut pas plomber le comique par des références historiques que les enfants ne pourraient pas déchiffrer. Or, il faut que cela reste un récit joyeux, désopilant, même s’il est cerné de ténèbres.

    Cet épisode permet en tous les cas de rappeler que, dans l’imaginaire de Cohen, le fauve représente la férocité nazie… Le nazisme est même incarné par deux animaux : le fauve nietzschéen et la bête à cornes : le taureau, Zeus, les casques à cornes de bête…  Au début de Solal, en 1930, le héros dompte un tigre en entrant dans sa cage : « L’homme et le tigre avaient la même jeune élégance » (p. 173). Il y a dans Solal, le roman le plus nietzschéen de Cohen, une valorisation de la « puissance » qui n’est plus pensable par la suite. Dans Belle du Seigneur, on rencontre les bêtes nietzschéennes, à Berlin, dans les tirades de Rachel au chapitre 54, et dans les monologues de Solal. Ces animaux ne sont pas réels : ils sont des blasons, les emblèmes d’une idéologie. Dans ce contexte menaçant, la lioncesse, le chaton, la chatte Timie et autres bestioles inoffensives sont autant de manières d’apprivoiser la peur mythologique que suscite le monde animal.

    Parmi les animaux entre le réel et l’idéel (ou le symbolique), on peut également s’attarder sur le cheval, intéressant en ce qu’il porte toute l’ambivalence de la vision de Cohen : celui des chevauchées amoureuses de Solal correspond à un imaginaire romanesque, aristocratique et nietzschéen. Le premier roman s’achève sur un finale grandiose, une image quasi messianique ; mais ce Messie profane n’est pas monté modestement sur « un âne », comme dans la prophétie de Zacharie et dans les Évangiles, mais sur un cheval majestueux. Il est accompagné par un aigle royal qui « éployait son vol » : symbole d’une royauté plus païenne que judaïque. Or, dans Belle du Seigneur, au cheval de la Belle de Mai qui ouvre le roman succèdent, au chapitre 54, deux chevaux étiques et éthiques tirant le carrosse de la Loi dans la cave de Berlin…. Des chevaux messianisés, judaïsés, devenus des Ashkénazes neurasthéniques !

    Les romans de Cohen sont enfin peuplés de vrais animaux…

    C’est là qu’on voit toute la tension dans les représentations du romancier, qui exprime aussi, plus souvent qu’à son tour, un amour authentique de vrais animaux : un respect, une compassion, une affection qui sont même des critères éthiques de l’humanité. Même chez les Valeureux, qui ont pourtant peur des animaux, le petit Salomon et Saltiel, inspirateurs méconnus d’Aymeric Caron, refusent de tuer un moustique (« – Laisse-le vivre, dit Saltiel qui pensait que cette créature était le neveu d’un autre moustique. Les moustiques aussi ont une âme mais elle est très petite », Solal, p. 99)… Une manière naïve, mais touchante, de respecter le judaïsme, lequel fait de l’interdiction de la cruauté envers les animaux un commandement. Refus de la cruauté, pitié pour les bêtes : le pieux Jérémie, en fâcheuse posture dans Mangeclous, trouve le temps de se réjouir d’une belle journée pour les « pitits oisea ux » (p. 517)… N’oublions pas que c’est en partie pour sa bonté envers les animaux qu’Ariane a été élue. Comment pourrait-elle ne pas m’aimer, se demande Solal, elle qui « peut d’amour aimer un crapaud » (P. 914à, mais aussi un vieux cheval, le chien Spot, et qui sauve de la mort une pauvre langouste ? Ariane cotise aussi à la Société protectrice des animaux… En dépit des sarcasmes qu’elle peut susciter, la bonté d’Ariane reste l’indice suprême de sa bienveillance, de la « tendresse de pitié » avant même qu’elle ne soit formulée comme telle par Cohen. Amour des animaux moches, des faibles abandonnés, autant d’indices de son humanité.

    Là est la tension du motif animal : l’animal est un repoussoir idéologique, on se méfie de ces Gentils si familiers avec les animaux, mais celui qui est bon avec les animaux témoigne d’un cœur sensible… On connaît l’objection cardinale : Hitler aime les animaux, rappelle Cohen dans Combat de l’homme. Mais cette objection est à son tour réversible. On peut aimer les animaux par détestation des hommes, haïr les hommes comme on hait les animaux, ou avoir un cœur assez grand pour aimer les hommes et les bêtes. L’amour des animaux n’est pas une boussole infaillible, ni dans un sens ni dans l’autre. Et le roman ne cherche pas à résoudre dialectiquement les contradictions, il les expose.

    Y a-t-il alors chez Cohen, un point de vue animal, qu’on pourrait rapprocher de tentatives plus contemporaines (Anima, de Wajdi Mouawad) ?

    L’animal représente une matière privilégiée du récit. Anne Simon, spécialiste de ces questions, a montré que la thématique de l’amour des animaux demeure encore humaniste, ou anthropocentrée. Le point de référence reste la morale humaine plus que la considération du monde animal dans son autonomie. Est-il d’ailleurs honnêtement pensable que nous puissions sortir de notre point de vue d’homme ?

    On peut cependant évoquer un dernier type de relation entre l’animal et l’homme. Songeons au motif du chien chez Cohen. Dans la tirade du Ritz, dans Belle du Seigneur, Solal oppose l’amour des femmes à l’amour des chiens. « Un chien, pour le séduire, je n’ai pas à me raser de près ni à être beau, ni à faire le fort, je n’ai qu’à être bon » (p. 1161). Au-delà de sa dimension comique et provocante, le discours de Solal dit quelque chose de la perception morale de l’animal : ce que représente le chien aux yeux du romancier, du personnage, c’est la possibilité d’un amour inconditionnel. À l’égal de l’amour maternel, le chien aimera son maître même s’il est laid, stupide, impuissant ! Cette dimension résonne avec un texte très célèbre de Levinas sur le chien Bobby : une anecdote sur sa captivité en Allemagne, qui fait d’un chien, Bobby, la seule créature qui ait témoigné de l’affection aux prisonniers de guerre israélites, « le dernier kantien de l’Allemagne nazie » (« Nom d’un chien ou le droit naturel », Difficile liberté, p. 216). Ce don d’amour ne demande rien en termes de qualités, n’appelle aucune réciprocité ni aucune symétrie, il est pur don gratuit d’affection… C’est une idée très cohénienne ! Le romancier en donne une traduction littéraire dans le chapitre du suicide d’Isolde, l’amante délaissée, dans Belle du Seigneur : des pages très belles et très drôles où Cohen adopte la conscience d’un basset, le chien d’Isolde, seul à lui accorder une affection sans réserve. Or ce chien fait l’objet d’un jeu de signifiants intéressant : « Basset » revient à propos d’un juif honteux qui reniant son vrai nom (Cohen !), « préférait, le petit puant, se planquer en Basset » p. 1100) !… Et si, auprès d’Isolde, c’était Cohen l’écrivain qui se planquait en Basset ? Dans sa compassion pour l’amante abandonnée, il se met dans la peau du chien qui aime sa maîtresse, ce que Solal ne peut plus faire. Dans cette circulation du signifiant, Basset est un pseudonyme de Cohen, et révèle une sorte de devenir chien de l’écrivain…

    Mangeclous et la lioncesse © Le Théâtre Oblique

    Olivier Borle, dans Mangeclous, en 1938, Cohen raconte l’apologue de la lioncesse. Cet épisode constitue l’armature du spectacle Mangeclous et la lioncesse que vous mettez en scène, avec celui de la fabrication de la moussaka racontée dans Les Valeureux. Quels choix narratifs ont guidé la construction de cette « fable burlesque » ? Comment ces matières narratives se composent-elles à la scène ?

    Le spectacle se concentre effectivement sur des épisodes issus des romans Mangeclous et Les Valeureux. C’est une forme légère et tout public mélangeant registre épique et théâtre d’objet. Je me suis attaché à mettre en valeur le récit fantastique et pittoresque de la vie quotidienne de Mangeclous, et le spectacle narre les aventures du célèbre et fantasque faux avocat de Céphalonie, et de ses enfants.

    Dans le spectacle, le récit autour de la lioncesse échappée du zoo de Céphalonie est indissociable de l’ensemble de l’œuvre : ce qui saute aux yeux quand on approche l’écriture de Cohen, c’est la démesure narrative, jouissive, cette capacité à produire de la langue sur des événements très petits, très courts, étendus dans le texte comme une matière extraordinaire. Quand j’ai lancé la compagnie dans l’adaptation de l’œuvre de Cohen (ce premier spectacle préfigurant l’adaptation de Mangeclous, désormais réalisée, et celle de Belle du Seigneur, en projet), m’est assez vite venu à l’esprit le projet théâtral de faire dans la démesure. L’adaptation de Cohen engage du côté du grand, de l’excès. Au sein d’un projet forcément ambitieux, l’épisode autour de l’animal a tout d’abord une valeur structurelle : il présente un début, un milieu, une fin, il constitue la trame narrative du spectacle.

    Mais il est aussi révélateur de l’esprit d’enfance de Cohen : la présence animale prend ce sens, parmi de multiples autres indices, dans l’univers romanesque.  Dans Mangeclous ou Belle du Seigneur, Cohen écrit du point de vue de l’enfance, il est un enfant. Les récits de sa fille Myriam sur l’art merveilleux de conteur de son père, les jeux, les mises en scène de l’écrivain en témoignent largement, et on retrouve dans l’œuvre, transposés en une multitude personnages, les grands types d’enfant qui l’habitent. Cette omniprésence de l’enfance est très éclairante pour comprendre les personnages : Ariane, Solal, Mangeclous évidemment, les Valeureux, tout comme, dans Carnets 78, Cohen vieillissant se rappelle l’enfant solitaire attendant sa mère dans l’appartement de Marseille.

    Dans ce contexte de la création, l’épisode de la lioncesse est une histoire d’enfance à raconter aux enfants, pleine d’ingrédients, avec une profusion d’accessoires sur scène. On ne laisse pas l’acteur avec le texte, la générosité engage le langage mais aussi un univers théâtral d’objets hétéroclites… et la nourriture ! Il faut que ça brasse…

    La présence animale est donc un indice de votre choix de vous adresser, dans cette fable, au jeune public ?

    C’est l’objectif de cette création : s’adresser au jeune public et aux familles, impliquer les générations qui se saisissent différemment du spectacle.  Créer, donc, un petit objet pour un public très large. Dans le travail du Théâtre Oblique en direction du jeune public, je suis attentif à une exigence : offrir une matière théâtrale avec une langue élevée, une œuvre, ne jamais partir sur les simplifications lexicales de ce qu’on propose parfois aux enfants. Offrir la langue de Cohen, raconter aux enfants, dans cette langue, la lioncesse de Mangeclous et la moussaka des Valeureux est la proposition qu’Audrey Laforce et moi-même avons portée dans notre adaptation. Cohen parle d’une relation entre Mangeclous et ses enfants, qui n’est pas mièvre, mais au contraire exigeante, rhétorique, engageant une forme de contrat : on parle aux enfants dans une langue élevée, ils ont accès au vocabulaire, aux rythmes, au souffle, à la poésie… D’un auteur aussi exigeant dans l’écriture de son texte, je ne peux parler de lui qu’en poète. La prosodie, le rythme, l’emphase, relèvent de cette extrême attention à la langue. Les comédiens sont eux-mêmes sensibles à cette matière extraordinaire : Estelle Clément-Bealem qui tient le rôle de Mangeclous, exprime ce bonheur à se mettre en bouche un grand texte gourmand… cet appétit de la langue, cette jubilation poétique qu’il faut partager. Ce n’est pas si fréquent !

    Et cela marche : ça tient, les enfants entrent dans l’histoire, par d’autres portes, rient à des moments différents, perçoivent bien, au-delà d’un message qu’il s’agirait de leur inculquer – ce qui n’est pas mon projet – la valeur de l’univers qui s’ouvre à eux, fait de joies, de rires, et de questions qui les engagent ailleurs. Quand la saisie du texte présente des trous alors il faut aller apprendre, accepter de ne pas tout comprendre (même les adultes sont dans cette position de questionnement…), passer par les images, les accessoires, les objets, les costumes, les gestuelles des deux acteurs. Ces modes d’appropriation sont constitutifs du théâtre, et naturels pour les enfants.

    Il y a quelque chose de l’ordre du folklore, dans le spectacle, au sens du théâtre populaire, presque du théâtre de rue…

    Dans un acte théâtral qui engage les spectateurs, les fait participer, il y a effectivement une parenté avec le spectacle de rue. Je le présente comme une fable burlesque, mélangeant registre épique et théâtre d’objet. Nous l’avons d’ailleurs créé en plein air [à la Mostra Teatrale di Pieve, en Corse, 27-28 juillet 2019, nde]. Comme dans les grandes traditions populaires, c’est tout l’artifice du théâtre qui emmène le public pour ce voyage dans une œuvre d’art plus riche. Les comédiens ont besoin de l’interaction avec le public : quand j’ai réalisé la création lumière, Estelle Clément-Bealem et Mathieu Besnier ont insisté sur leur besoin de voir les spectateurs pour être en lien avec eux… Pour comprendre les réactions, leur parler, être dans cet échange.  C’est à eux directement, et parmi eux, que s’adressent les actions, les situations complexes, et ce texte oral, manifestement écrit à voix haute.

    La peur enfantine de la lioncesse relève également des hantises de l’enfance, irrationnelles, mais aussi visionnaires ?

    Les peurs de l’enfance, rationnelles et irrationnelles, sont présentes. Et comme Mangeclous, Cohen tient en très haute estime leur intelligence, et introduit même dans la relation une forme de dureté. Tout un jeu existe, entre maturité et immaturité : c’est d’ailleurs l’adulte, Mangeclous qui apparaît comme immature. Avec Cohen, sont oubliées les catégories ordinaires dans la littérature enfantine : méchant, gentil… Les enfants ne tombent pas dans les ruses de leur père. Cette relation permet de parler aux enfants en particulier comme s’ils comprenaient la plus grande peur…

    Comment montrez-vous, derrière la situation burlesque (ou tragique, disait Philippe Zard), le « monde à l’envers » dont procède l’apologue : les bêtes dans la rue, les hommes en cage ? Comment faire comprendre la dimension historique du roman publié en 1938 dans le contexte du nazisme ?

    L’humour de Mangeclous est un humour de catastrophe, et cela se perçoit dans le texte, sans besoin de forcer le trait, car Cohen ne le fait pas… En même temps, la situation est une opportunité pour Mangeclous de créer une holding ! Cohen joue donc sur cette maîtrise, imaginaire et fantaisiste, d’une situation tragique.

    En outre, transformer la bête en bébé lion somme toute assez inoffensif désamorce la portée tragique de la référence historique…

    C’est tout l’art de Cohen : la menace nazie est sous le texte, elle n’est pas occultée, elle est là. Mais la hantise de l’antisémitisme reste sourde, et ne fait pas l’objet d’un message qui serait prodigué comme au tribunal de la vérité. On reste dans une fable, il n’y a d’appel ni au misérabilisme, ni à la commisération…

    Le chantier de réflexion reste cependant ouvert pour la compagnie : faut-il expliquer au jeune public, resituer le contexte historique de l’apologue de la lioncesse ? Quand la compagnie a adapté Aimé Césaire, la question de la négritude se posait en des termes explicites dans le texte, le contexte était convoqué, et le travail théâtral se situait forcément au même endroit. Les choses sont très différentes dans le texte de Cohen : la lioncesse est elle-même une enfant, elle ne figure pas dans l’imaginaire du lecteur comme un objet de peur…

    Il y a également une chronologie de l’œuvre : nous sommes encore avant la Seconde Guerre mondiale. Les références aux bêtes seront tout autres après la Shoah…

    Dès 1938 on trouve déjà des passages plus pathétiques, lourds de menaces. Dans la grande forme [l’adaptation de Mangeclous], le personnage de Jérémie, martyr ashkénaze, évoque Hitler, les « messiés allemands » qu’il redoute, les juifs d’Allemagne… L’humour est grave, voire tragique. Et puis quel étrange bonhomme, que ce Mangeclous, avec parfois ses envies de mourir ! Représenter l’animal, comme les personnages, c’est ne pas s’inféoder à des propos dramaturgiques qui tiendraient de la morale. C’est avoir l’honnêteté, qui est celle de Cohen, de tout montrer, sans concession. Au théâtre, avec l’énergie qui circule, c’est aussi entendre, rester généreux, en dialogue…


    Les dates à venir :

    Mangeclous et la Lioncesse, 19 juin 2021, Les Rencontres de Theizé, 26 juin 2021, Les Rencontres de Brangues, du 11 au 24 octobre 2021, Théâtre des Clochards Célestes, 11 février 2022, Théâtre Jean Vilar (Bourgoin Jallieu), 7 et 8 février 2022, Toboggan (Décines).

    Mangeclous, 13, 14 et 15 janvier 2022, Théâtre de la Renaissance (Oullins), 3 et 4 février 2022, Théâtre du Parc (Andrézieux-Bouthéon), 12 février 2022, Théâtre Jean Vilar (Bourgoin Jallieu), 19 mars 2022, Toboggan (Décines).

    Partager :



    https://diacritik.com/2021/03/25/philippe-zard-olivier-borle-le-paradoxe-albert-cohen-humaniste-et-zoophobe-misanthrope-et-zoophile/

    Mise à jour le Dimanche, 28 Mars 2021 10:53
     

    Ce que je dois à Albert Cohen (Bernard-Henri Lévy)

    Envoyer Imprimer PDF
    par

    Bernard-Henri Lévy : « Ce que je dois à Albert Cohen »

    21 mars 2021

    De l’entretien philosophique raté avec Albert Cohen, à un projet inachevé de film, en passant par l’influence du « judaïsme glorieux » et du « pari d’anti-nature », Bernard-Henri Lévy raconte sa rencontre avec l’auteur de « Belle du seigneur » et le rôle capital que ce dernier a eu dans sa vie – et notamment dans son rapport au judaïsme.
    Propos recueillis par Alexis Lacroix pour l’Actualité Juive.

    Portraits, côte à côte, de. Bernard-Henri Lévy et Albert Cohen.Bernard-Henri Lévy et Albert Cohen.

    Albert Cohen a tenu un grand rôle, peu connu, dans votre vie, et notamment dans votre « Retour » vers le judaïsme. Pouvez-vous, pour commencer, nous remémorer dans quelles circonstances vous l’avez rencontré ?

    Bernard-Henri LÉVY– Très simplement. J’avais lu Belle du Seigneur dès sa parution. J’avais éprouvé une véritable illumination.

    Nous étions à l’automne 1968. Et je lui ai écrit. Puis, j’ai commencé à le voir. Assez souvent, à Genève, dans son appartement de l’avenue Krieg. J’étais bien loin, alors, d’imaginer qu’un jour, le judaïsme allait tenir une place si essentielle dans ma vie.

    Laquelle, en l’occurrence ?

    B.-H L. – Je suis venu au monde et j’ai grandi dans une famille de juifs assimilés, qui avaient une volonté d’intégration chevillée au cœur. Je crois que mes parents, mon père en particulier, ne voulaient plus trop penser au judaïsme car il était, pour eux, l’homonyme du malheur et de la désolation. Subitement, tout jeune adulte, je découvre, grâce à Cohen, un judaïsme glorieux dont je ne soupçonnais même pas jusqu’à l’existence. Je suis intrigué. Bouleversé. Foudroyé.

    Pourquoi ?

    B.-H. L. – Comment vous dire ? Je vois paraître un prototype d’homme, Solal, qui ne ressemble en rien au portrait de ces êtres qui ont intériorisé l’humiliation, et qui étaient, jusqu’ici, mon idée approchante de l’être-juif.

    C’est là que s’origine, en fait, l’amorce de votre « Retour » ?

    B.-H.L. – En tout cas, il y a eu, oui, ce saisissement. Et tout ce qu’il a déclenché, immédiatement ou, au contraire, sur la durée. Puis les années ont passé…

    Jusqu’au succès de votre premier livre fondateur, cet essai de combat antitotalitaire, La Barbarie à visage humain…

    B.-H L. – C’est là, à l’été 1977, fort de la confiance que me donne ce livre, que je prends la liberté, après avoir fébrilement recherché ses coordonnées, d’entrer en contact avec Albert Cohen.

    Que se passe-t-il alors ?

    B.-H. L. – C’est Pierre Bénichou, alors rédacteur en chef à L’Observateur, qui me révèle son adresse. Moyennant un « échange de bons procédés », je m’engage à ramener un grand entretien avec Albert Cohen pour le grand hebdo de la gauche. A cette date, j’ai lu tous ses livres. Je les connais presque par cœur. S’ouvrent quatre années durant lesquelles je le fréquente assidûment. Il vit reclus, cloîtré, retiré tout autant de la vie littéraire que des mondanités genevoises.

    Quel souvenir avez-vous gardé de vos conversations ?

    B.-H. L. – Sans doute avait-il, bien sûr, un peu moins d’aura que son personnage… Il recevait tous ses visiteurs vêtu de robes de chambre magnifiques, rouges, ou bariolées, à larges revers. Il ne se départissait jamais du chapelet qu’il gardait entre ses mains. Ce qui était décevant au premier abord, mais qui devenait très vite charmant et, pour tout dire, à son honneur, c’était son émerveillement pour son personnage : Solal enchantait Albert Cohen comme il aurait enchanté n’importe quel lecteur. Et il en faisait l’éloge à la manière d’un bon père juif de son enfant brillant !

    Ah oui, carrément ?! Vous étiez touché ?

    B.-H. L. – Évidemment ! Le rapport d’intimité parfois batailleuse qu’il entretenait avec Solal devenait contagieux. Ce qui m’a frappé, aussi, dès le premier jour, chez lui, à Genève, c’est son incroyable modestie ; il considérait le monde de la gentilité sans aucune insolence, avec respect, avec déférence.

    Cohen a-t-il été, peut-être même sans le savoir, un professeur en « teshuva » pour votre génération ?

    B.-H.L. – Oui, à deux titres. Cohen, certes, n’était pas savant, mais un grand artiste. A ce titre, il était doué d’intuitions fulgurantes. Et puis il était généreux. Je lui suis redevable de deux cadeaux.

    Lesquels ?

    B.-H.L. – Le premier, c’est ce fameux « pari d’anti-nature ». La direction de mes découvertes ultérieures – le primat de la loi sur l’événement, pour le dire avec les mots de Levinas, la désignation d’un totalitarisme ontologique, la détestation du sacré, ou encore la chasse à tous les résidus de paganisme à l’intérieur du monde juif et chrétien –, tout ce sur quoi, au fond, j’ai enté mon engagement ultérieur, était comme encapsulé dans l’intuition métaphysique de Cohen.

    Et le deuxième cadeau ?

    B.-H.L.  Eh bien, le deuxième cadeau, cela a été ce que j’ai appelé, dans l’exorde de L’Esprit du judaïsme« la gloire des juifs ». Albert Cohen avait, je crois, au plus profond de lui-même, la vision d’un judaïsme appelé à répondre à la violence par l’exigence spirituelle : par sa vocation glorieuse à faire reculer le paganisme et débusquer les bosquets sacrés. Il en tenait pour cette idée essentielle que la fierté, la force de caractère étaient la bonne réponse à la violence antisémite et païenne.

    Vous avez bien résumé votre dette envers la métaphysique de Cohen. N’était-il pas, néanmoins, un pessimiste ? Bien plus pessimiste, au fond, qu’un Abraham Heschel ou qu’un Elie Wiesel ?

    B.-H.L. – Pessimiste, oui, en ce sens que tout se ramenait pour lui à cette équation simple : comment gagner du temps ? Cohen pensait qu’il s’agit-là d’un combat essentiel, d’un combat de chaque instant… Vous appelez cela du pessimisme ? Peut-être… Mais un pessimisme tempéré par une sorte d’optimisme de la volonté. Attention, quand même : Cohen n’était, tout compte fait, pas si éloigné de l’hypothèse messianique.

    Qu’est-ce qui vous permet de dire cela ? Quelles formes, alors, prenait cette hypothèse messianique ?

    B.-H.L. – Il savait, bien sûr, ce dont il retournait avec le messianisme. Mais il pensait aussi, comme le veut une tradition bien établie, que le Messie viendra le lendemain de sa venue…

    Carrément ?

    B.-H.L. – Oui… Le Cohen que j’ai eu la chance de croiser pressentait que le « différé » est la matière même du messianisme, l’étoffe de son espérance. Alors qu’est-ce cela veut dire, justement ? Qu’il faut, bien sûr, être prêt. Car le Messie peut entrebâiller la porte à n’importe quel instant. Il importe d’être disposé à L’accueillir. Mais, dans le même temps, il faut toujours se méfier de l’« impatience messianique ». C’était aussi, comme vous savez, la recommandation de Levinas : il faut résister à la tentation de brûler les étapes et se souvenir que c’est plutôt notre fils, notre fille, nos descendants qui l’accueilleront… Cohen, vous l’aurez remarqué aussi, se distinguait d’un autre pan de la sensibilité juive contemporaine : il ne croyait pas, lui, au « silence de Dieu ». Cette position le plaçait aux antipodes d’un autre de mes amis chers, Elie Wiesel. C’est un fait : contrairement à l’auteur de La Nuit, il ne pensait pas que Dieu s’était éclipsé dans l’abomination de la Shoah.

    Avez-vous publié des entretiens avec Cohen sur ces sujets ?

    B.-H.L. – C’est intéressant comme histoire… J’ai, pour être exact, failli publier un entretien avec lui.

    Failli. C’est-à-dire ?

    B.-H.L. – C’est Pierre Bénichou, comme je vous l’ai dit, qui m’a donné ses coordonnées. Je me sentais donc redevable tant envers lui qu’envers L’Observateur de cet entretien promis. Alors, dans nos rencontres, je le faisais réagir sur Levinas, sur Elie Benamozegh, sur toutes mes lectures… Je lui confiais mes hypothèses sur Proust, sur son judaïsme profond. J’envahissais littéralement son bureau d’une avalanche de références… Et à mesure que nous avancions vers la réalisation de notre projet, je percevais une inquiétude. Voire, maquillé par la pudeur, un affolement. A un moment il m’a interrompu : « Écoutez, je perds un peu le fil… Faisons simple : envoyez-moi vos questions ! »

    Vous l’avez fait ?

    B-H.L. – Je lui ai écrit une longue lettre saturée d’une liste interminable de questions. Et là, silence radio : Genève reste obstinément injoignable. Pendant des semaines… Intrigué, je lui téléphone. Sa femme, Bella, m’explique qu’il n’est pas disponible, « trop occupé », etc. Déstabilisé, je ne me décourage pas. Je prends l’avion. Je me pointe. C’est toujours Bella qui décroche. Et, quand elle comprend que je suis là, elle me propose de venir. Je suis alors reçu par un Cohen déconfit, navré, assez enfantin et très charmant, qui m’avoue n’avoir juste rien compris à mes questions. Je rougis de ma cuistrerie. Je me confonds en excuses pataudes. Me morfonds. Je me trouve nul.

    Et l’entretien, oublié ?

    B-H.L. – Nous l’avons abandonné, et le cours de nos échanges a repris comme avant. Avec une autre idée, une nouvelle idée, qui lui tenait, lui, bien plus à cœur, qu’un entretien philosophique. C’était que « Belle du Seigneur » soit adapté au cinéma. Il avait une idée fixe : que je joue Solal. J’avais beau lui dire que je n’étais pas acteur, il s’est procuré un film fleuve qui venait d’être produit par TF1 et où je jouais le rôle de René Crevel. Vous voyez bien, il me disait, triomphant ! Alors, je lui ai amené, en pèlerinage, Daniel Toscan du Plantier, Martine Offroy, des actrices. Une fois aussi, François Mitterrand. Mais il est mort. Il m’a écrit des lettres, juste avant, où il me confondait, un peu, avec le personnage. Il me faisait faire des photos où je devais me grimer en lui. Et puis c’est fini. Le film a été oublié. C’est triste. Il le voulait beaucoup.

    Il y a un autre trait de pessimisme chez Cohen : c’est sa vision d’une extinction nécessaire de l’amour…

    B.-H.L. – …S’il est privé de sa « chlorophylle » sociale… Oui, je sais. Eh bien, sur ce point, je l’avoue, je me sépare de lui. Depuis longtemps. Sans doute parce que j’ai rencontré une femme miraculeuse. Et puis parce que je ne crois pas autant que lui à l’emprise du « nous ». Je n’aime ni le mot, ni l’idée, ni la chose. C’est un des mots de la langue française que je déteste. Après tout, François Mitterrand a donné avec Anne Pingeot l’exemple d’un amour à la fois indéfectible et durable en dépit d’une absence complète d’oxygénation sociale. En fait, la société tient pour l’amour le rôle du frottement pour la bille de l’expérimentation cartésienne : elle l’altère et, à terme, l’asphyxie…

    Vous reconnaissez-vous dans l’amour de la France d’un Cohen, cet amour entrelacé de fidélité à ses origines séfarades qui éclate dans la déclaration très lyrique de Ôvous frères humains ?

    B.-H.L. – Oui, mais je crois que le plus déterminant, chez moi, ce n’est pas la composante séfarade et algérienne de mon héritage. Mon patriotisme français est, fondamentalement, celui du fils d’un « Free French » : très tôt, j’ai appris de mon père, André Lévy, à détester Vichy et à chérir la face de lumière de la France résistante. Après, il existe aussi dans mon « être-français » une idiosyncrasie : j’ai grandi sans image mnésique de mon lieu de naissance – Béni Saf. La famille dans laquelle je suis venu au monde était, en fait, archi-déracinée. Vous comprenez donc avec quel enthousiasme je me suis retrouvé dans le « pari d’anti-nature ».

    Cohen nourrissait une véritable « amitié stellaire » avec un de ses compatriotes de Marseille, Marcel Pagnol. Vous y étiez sensible ?

    B.-H.L. – Pas du tout ! Je trouvais leur affrèrement ridicule. Et c’est moi qui étais, au fond, ridicule…

    Pourquoi ?

    B.-H.L. – Parce qu’elle était belle, en fait, cette amitié. Parce qu’elle était infiniment plus vraie que je ne l’ai cru. Cohen et Pagnol vibraient, l’un et l’autre, de cette grande idée de la France qui a pour nom Marseille.

    Que reste-t-il de Cohen, quatre décennies après sa mort ?

    B.-H.L. – De son vivant, Cohen finalement n’a pas été si sacré et consacré que cela. Sans la petite société secrète d’admirateurs qui l’entourait, il n’aurait pas été visible. Depuis sa mort, le cercle n’a cessé de s’élargir. Tant mieux.


    https://laregledujeu.org/2021/03/21/36883/bernard-henri-levy-ce-que-je-dois-a-albert-cohen/

     

    Immergez-vous dans l'univers d'Albert Cohen

    Envoyer Imprimer PDF

    Immergez-vous dans l’univers d’Albert Cohen




    Une exposition conçue par Pierre LATRILLE

    Les œuvres d’Albert Cohen se déroulent dans les années 1930 et les personnages principaux, Solal et Adrien Deume, travaillent à la Société Des Nations (SDN).

    Ici vous pouvez:

    • en savoir plus sur les articles sur le bureau de Cohen / Deume
    • découvrir ce que les autres pensent de Cohen
    • regarder des extraits de l’adaptation cinématographique
    • scanner ce code pour tout faire avec vos propres natels >>



    Image partagée par @alex_belopopsky

    Mise à jour le Dimanche, 01 Novembre 2020 10:37
     

    Marcel Pagnol et Albert Cohen: mousquetaires de la garrigue

    Envoyer Imprimer PDF

    Marcel Pagnol et Albert Cohen: mousquetaires de la garrigue

    Un livre de Dane Cuypers explore les arcanes d'une relation unique

    par
    Patrick Mandon
    2 octobre 2020
    Marcel Pagnol, 1948. Photo: Archivio Arici / Leemage.

    Entre le juif de Corfou Albert Cohen et le protestant provençal Marcel Pagnol, l’amitié, nouée dès l’école à Marseille, fut intense et durable. Un livre de Dane Cuypers explore les arcanes de cette relation unique entre deux créateurs que le succès n’a pas séparés.


    Ils furent comme des frères, si différents et si merveilleusement assortis. Le premier se prénommait Marcel, le second, Albert ; celui-ci, Cohen (1895-1981), était juif, originaire de Corfou, celui-là, Pagnol (1895-1974), protestant et provençal, précisément natif d’Aubagne. L’un et l’autre devinrent fameux.

    Pagnol, ce « sénateur romain qui aurait lu Dickens »(1), possédait la veine dite « populaire », qualificatif ambigu, possiblement méprisant, par lequel on désigne des auteurs qui eurent le bonheur de rencontrer un grand succès.

    Et Albert alors ? Son succès, plus tardif, l’installa durablement dans la gloire. Son inspiration, vagabonde, se débauche chez Rabelais, passe par la Bible, bifurque un peu vers Pascal, se colore de John Steinbeck, puis se déploie dans un style de miel et de fiel, tantôt caressant, tantôt cinglant, hilarant aussi : des abîmes noirs ou des enchantements. On est emporté par le flot énorme qui coule à l’intérieur de Belle du Seigneur(2) dans un tumulte du vocabulaire. On côtoie des créatures pitoyables et comiques, des silhouettes à la Charlot – nos amis les hommes et les femmes tragiquement unis pour le rire et pour le pire.

    La cérémonie des reconduites

    Entre Marcel Pagnol et Albert Cohen, l’amitié naît et prospère entre 1906 et 1913 au Grand Lycée (aujourd’hui lycée Thiers) de Marseille. Ils s’y rencontrent, ils se plaisent. Quand on a tant de choses à dire, des choses jamais dites à personne auparavant, quand on aime sa mère à la manière de ces deux enfants, quand on a, comme eux, le goût et le sens du récit, on ne se laisse pas sur le trottoir : « On sortait du lycée ensemble, on se tenait par la main, et il me raccompagnait jusque chez moi, et je le raccompagnais jusque chez lui, et on parlait interminablement, et on riait et on s’aimait, et un jour je l’ai béni à la manière juive, grave enfant juif bénissant son frère chrétien. » (Albert Cohen).

    Marcel, le patron !

    C’est Pagnol qui « épate » Albert, par son charme physique, son allure, son assurance. Il était déjà, dans la rue, dans la cour de récréation, le patron : « La teneur de la relation n’est pas celle qu’on pourrait croire. Cohen a dû, pensais-je avant d’entrer dans leurs vies, impressionner Pagnol. Que nenni ! C’est Pagnol qui est le protecteur, le parrain de Cohen. L’admiration est réciproque et la tendresse pareillement, mais elle était, disons, joyeuse, détendue chez Pagnol, pas loin de la dévotion chez Cohen. C’est Cohen qui réclame de façon enfantine une photo de son ami en académicien […]. » Avec Pagnol à ses côtés – un vrai Provençal ! –, Albert se sent à la fois protégé, accepté, « intégré ».

    L’antisémitisme fait le trottoir

    Lorsque Marcel paraît, le jeune juif vient d’être victime d’une agression verbale extrêmement violente. Le 15 août 1905, à 15 h 05, Cohen, qui vient de fêter ses dix ans, se trouve dans la rue, seul. Il est soudainement attiré par un camelot, dont le bagout l’enchante. Mais l’ambulant, les yeux fixés sur le gamin, transforme son boniment en une diatribe antisémite : « […] Messieurs dames, je vous présente un copain à Dreyfus, un petit youtre pur sang, garanti de la confrérie du sécateur, raccourci où il faut, je les reconnais du premier coup, j’ai l’œil américain, moi, eh ben nous, on aime pas les juifs par ici, c’est une sale race (3) […] »

    Cruelle ironie de cette salle affaire, le petit juif de Corfou est passionné de la France et de sa langue : « J’aimais la France, je détestais les Prussiens, j’étais revanchard et cocardier, et j’adorais Jeanne d’Arc. La France était à moi, était mon affaire. On m’a bien montré que je me trompais et que je manquais de tact.(4) »

    Fort heureusement, arrive la rentrée scolaire de 1905 « et la rencontre de Marcel, qui aidera beaucoup Albert à retrouver la confiance dans ce pays qu’il chérit tant, même si la blessure ne se refermera jamais complètement ». Dans le fameux « Apostrophes » de 1977, Albert Cohen dira à Bernard Pivot : « Je me suis senti son égal. »

    Albert Cohen. Photo: Ulf Andersen / Aurimages.Albert Cohen. Photo: Ulf Andersen / Aurimages.

    Ce qu’on ne pardonne pas à Pagnol

    À Paris, il fut roi, venant de Marseille, où il était prince. Auteur dramatique, écrivain, scénariste, dialoguiste, cinéaste, puis éditeur : il voulut tout maîtriser, il y parvint, car, tout en demeurant un créateur, il mobilisa en lui les ressources du chef d’entreprise. Alors, il régna sur son imagination, il accoucha celle des autres, il gouverna les créatures qu’elles faisaient naître et les moyens techniques qui fabriquaient ses féeries. On a parlé, à son sujet, de théâtre filmé : des acteurs de génie disant des choses immortelles dans un décor adéquat. Qu’est-ce donc qu’un décor adéquat pour Pagnol ? Un sentier pierreux dans une colline, un coin de table, un plan plus large sur une place de village ou dans une salle de bistrot, c’est-à-dire presque rien ou encore juste ce qu’il faut.

    Est-ce audacieux de prétendre que Pagnol n’est pas si éloigné de John Ford ?

    Cet homme entreprenant a inventé sa technique de tournage en s’inspirant des films qu’il avait vus et des hommes qu’il avait rencontrés. Son œuvre littéraire a réjoui la planète. Eh bien, l’administration culturelle de ce pays ne semble pas s’en émouvoir ! Dane Cuypers nous révèle qu’il fut « absent de la programmation de Marseille capitale européenne de la culture en 2013… ».

    Mais que sont les fonctionnaires devant Roberto Rossellini, qui lui déclara un jour : « Le père du néoréalisme au cinéma, ce n’est pas moi, c’est toi. Si je n’avais pas vu La Fille du puisatier, je n’aurais jamais tourné Rome ville ouverte. »

    Quant à Albert Cohen, il ne trouverait pas plus grâce aux yeux des féministes vengeresses d’aujourd’hui. Songeons qu’en février 1978, il déclare à Jacques Chancel dans « Radioscopie » que la femme doit être « inféodée » à l’homme, qu’il ne saurait y avoir une femme grand écrivain, que Marguerite Yourcenar est « trop laide » pour qu’il la lise et qu’il faut attribuer les découvertes de Marie Curie à son mari ! » Dane Cuypers refuse pourtant de le renier : « Oh, que dire ?, me répond-elle. Cela le dessert terriblement : il se laissait aller, parfois, à des excès de langage, mais, dans le privé, on ne lui connaît aucun comportement déplaisant à l’endroit d’une femme. Ces mots ne disent rien de l’œuvre de ce grand auteur, ils ne m’empêchent pas d’aimer ses livres : qu’il soit ici et ailleurs insupportable ne me le rend pas moins irrésistible. »

    Il n’y eut entre Marcel et Albert nul serment de mousquetaires de la garrigue, mais une manière de coup de foudre, une séduction en miroir. Ce livre impeccable n’épuise pas le mystère des liens miraculeux de l’amitié profonde, mais il en donne une splendide représentation.

    Source : https://www.causeur.fr/marcel-pagnol-albert-cohen-dane-cuypers-182411




     

    Albert Cohen, Marcel Pagnol. Une amitié solaire, de Dane Cuypers

    Envoyer Imprimer PDF

    Voix et chapitresPagnol et Cohen: radiographie d’une amitié solaire

    Dane Cuypers a étudié avec amour et curiosité les destins parallèles des deux copains marseillais.

    Benjamin Chaix
    Publié: 29.08.2020, 17h10
    Marcel et Albert se rencontrent le 3 octobre 1905, jour de rentrée scolaire au grand Lycée de Marseille. Ils ont 10 ans. Ils vont devenir amis. Et entretenir une correspondance jusqu’à la mort de Pagnol en 1974.
    Marcel et Albert se rencontrent le 3 octobre 1905, jour de rentrée scolaire au grand Lycée de Marseille. Ils ont 10 ans. Ils vont devenir amis. Et entretenir une correspondance jusqu’à la mort de Pagnol en 1974.
    Roger Viollet

    Il fallait les hasards de l’existence pour que deux enfants d’origines si différentes se lient d’amitié. Il fallait une ville comme Marseille, où se mélangeaient à la fin du XIXe siècle tant de gens de provenances variées. Son port en était un dans le sens qu’on donnait à ce mot autrefois. Un lieu de brassage incessant, comme le sont aujourd’hui les grands «hubs» aéroportuaires. Deux futurs monuments de la littérature française s’y côtoient dans le même lycée. Ils deviennent amis et ne cesseront de correspondre jusqu’à la mort de Pagnol en 1974.

    Une journaliste et écrivain française, Dane Cuypers, s’est passionnée pour ce duo. Son livre «Albert Cohen-Marcel Pagnol. Une amitié solaire» est le résultat de l’enquête serrée qu’elle a menée autour de ces deux destins parallèles, réunis l’espace de quelques années sous le soleil provençal. Un soleil dont Pagnol fera sa marque de fabrique et que Cohen fuira en Savoie puis à Genève, où il passera le plus clair de son temps. Mais n’a-t-il pas écrit «Solal»? Et Dane Cuypers de citer avec ravissement le lapsus d’une lectrice transformant le titre du chef-d’œuvre de Cohen en «Belle du Soleil».

    Le jour de la rentrée 1905

    On revit minute par minute cette journée de rentrée scolaire du 3 octobre 1905 au Grand Lycée de Marseille, devenu plus tard le lycée Thiers. Ils sont nés tous les deux dix ans plus tôt, Albert à Corfou et Marcel à Aubagne. Comme l’indique l’auteure, l’année qui les a vus naître est celle de la dégradation et de la déportation d’Alfred Dreyfus et celle de la première projection des films des Frères Lumière. L’antisémitisme est en action; le petit Albert le découvre le 15 août 1905 à travers les propos insultants d’un camelot de la rue Mazagran. Quant au cinéma, il se rode avant que Marcel s’en empare quarante ans plus tard. L’amitié qui naît entre ces deux garçons est la rencontre de deux intelligences, ce qui signifie chez Pagnol une absence totale de préjugé à l’encontre de son camarade juif débarqué d’une île grecque. Fils d’un instituteur anticlérical convaincu des avantages de la laïcité, Marcel ne voit en Albert qu’une sorte de protestant – il y en a aussi à Marseille – dont l’origine religieuse l’indiffère.

    «Sa démarche avait une grâce aérienne merveilleuse et, parfois, il shootait dans une balle imaginaire comme un danseur étoile inspiré par le football»

    Albert Cohen, décrivant Marcel Pagnol à l’époque du lycée

    Pour Dane Cuypers, parler de cette ville et de son port à l’orée du XXe siècle est un plaisir communicatif. Marqué à vie par sa rencontre avec le marchand antisémite, Albert n’en reste pas moins un enfant à l’affût de l’animation et des sensations que procure un tel cadre. Et baguenauder à deux dans Marseille de la Belle Époque est délicieux. L’auteure relève que ni l’un ni l’autre n’est attiré par la mer omniprésente. Un point commun de plus. L’écriture est le plus important. Chacun lit l’autre avec bonheur. Malheureusement, si les lettres d’Albert à Marcel existent, celles de Pagnol à Cohen ont disparu, détruites à la demande de ce dernier, avec d’autres archives après sa mort.

    Le succès, c’est Pagnol qui l’a connu en premier. De loin mais avec chaleur, Cohen l’en félicite. «Solal» est très bien accueilli en 1930, mais «Belle du Seigneur» ne paraît qu’en 1968. Ce livre reçoit le grand prix du roman de l’Académie française, aréopage dont Marcel Pagnol est membre depuis 1947. Ses pièces de théâtre, depuis «Topaze» en 1928, puis «Marius», «Fanny» et «César», et les films qu’il a tournés l’ont rendu extrêmement populaire. Aucune jalousie, aucun jugement, ni chez l’un ni chez l’autre, remarque Dane Cuypers.

    «Albert Cohen-Marcel Pagnol. Une amitié solaire», par Dane Cuypers, Éditions de Fallois, 220 pages.

    Source : La Tribune de Genève, 29 août 2020

    https://www.tdg.ch/pagnol-et-cohen-radiographie-dune-amitie-solaire-591658455754


    Mise à jour le Jeudi, 03 Septembre 2020 12:32
     
    • «
    •  Début 
    •  Précédent 
    •  1 
    •  2 
    •  3 
    •  4 
    •  5 
    •  6 
    •  7 
    •  8 
    •  9 
    •  Suivant 
    •  Fin 
    • »


    Page 1 sur 9

    Qui est en ligne ?

    Nous avons 14 invités en ligne