Visions de l’Histoire
Catherine MILKOVITCH-RIOUX
[article initialement publié dans Les Cahiers Albert Cohen, n° 9, 1999, p. 33-54)
La poésie dit plutôt le général, l’histoire le particulier
(Aristote, Poétique, IX)
Les sentences des écrivains qui évoquent l’Histoire semblent souvent habitées du démon de l’analogie : “Où les historiens s’arrêtent, ne sachant plus rien, les poètes apparaissent et devinent”(Barbey d’Aurevilly, Une Page d’histoire); “L’histoire est un roman qui a été, le roman est de l’histoire qui aurait pu être”(Edmond et Jules de Goncourt, Journal); “Le romancier est l’historien du présent, alors que l’historien est le romancier du passé”(Georges Duhamel, Le Notaire du Havre)... La perception de l’Histoire y subit des fluctuations sensibles, comme en témoigne le flottement évident entre les assertions de Fustel de Coulanges “[L’histoire] n’est pas un art. Elle est une science pure” (La Monarchie française), et d’Anatole France : “L’histoire n’est pas une science, c’est un art” (Le Jardin d’Épicure)...
Sans prétendre réduire de manière définitive ces apories, ni éviter totalement le démon de l’analogie, cette étude empruntera la voie tracée par les méthodes d’investigation historique, à partir notamment des “traités d’artisans réfléchissant sur leur métier”[1] produits dans les années 30. L’historiographie française se manifeste, selon Paul Ricœur, par une “stricte adhérence au métier d’historien”, une “méthodologie d’hommes de terrain”[2], qui n’emprunte rien au philosophe mais lui donne à penser.
Il s’agirait donc d’abord de rendre compte du métier d’écrivain sur lequel Albert Cohen s’est penché, même s’il le désavoue parfois, et de déterminer si, en quelque façon, il peut s’agir d’un métier d’historien. Le titre, “visions de l’Histoire”, tend à souligner les différentes acceptions et conceptions de la notion d’histoire inhérentes aux courants méthodologiques successifs.
De l’Histoire
L’Histoire est la science des choses qui ne se répètent pas.
(Paul Valéry, Variété, Discours de l’histoire)
Le concept d’“histoire” désigne aussi bien ce qui est arrivé que le récit de ce qui est arrivé, comme l’illustre le parangon des Histoires de Tacite. Elle est donc soit une suite d’événements, soit le récit de cette suite d’événements, avec évidemment la question des perturbations supposées que produit la mise en récit. Le récit nous place d’emblée en présence d’une médiation : la narration (la mise en intrigue, selon Ricœur), avec laquelle le domaine littéraire a forcément partie liée. Or, à peine ce lien est-il établi qu’il est démenti par Aristote dans la Poétique : “[...] [L]a différence entre l’historien et le poète [...] vient de ce fait que l’un dit ce qui a eu lieu, l’autre ce à quoi on peut s’attendre”[3], démenti confirmé du côté de l’histoire par Paul Veyne, à propos du roman cette fois : l’Histoire raconte des événements vrais “par opposition au roman, par exemple”[4]. La littérature est exclue du champ scientifique de l’Histoire au nom de cette “norme de vérité”, qui engage la seconde du côté de la science. L’Histoire est une activité de connaissance, l’historien condamne à ce titre la littérature : on peut rappeler à cet égard l’anathème jeté en son temps par Jean Norton Cru dans Témoins sur les faussaires du témoignage que seraient Dorgelès, Barbusse, Remarque..., sous le chef d’accusation de littérarité, c’est-à-dire de fictionalisation de l’Histoire. Cependant, l’immédiat constat est établi que l’Histoire se distingue tout aussi radicalement de la science : la connaissance historique est un corps de faits, la science est un corps de lois.
Dans cette première conception, l’Histoire est, malgré qu’elle en ait, héritière de la grande tradition du positivisme (à l’école notamment de l’Introduction aux études historiques (1898) de Langlois et Seignobos), vouant un culte obstiné à l’événement singulier : l’historien se contente d’enregistrer passivement le fait, “wie es eigentlich gewesen ist”, “comme il s’est produit dans la réalité”, selon la formulation consacrée de Ranke; il retrace une trame d’événements, de grands événements, avec ce présupposé de la “singularité non répétable”[5] de l’événement physique ou humain, confirmée par Paul Valéry.
Pour appliquer cette approche au texte cohénien, il convient d’entendre le terme de “vision” dans son acception à la fois étymologique et physiologique, comme “perception (et compte-rendu) du monde extérieur”. Or, cette faculté de celui qui “a [] vu” est annoncée dans Paroles Juives, et sans cesse répétée jusqu’aux Carnets 1978. Il s’agirait alors d’appréhender l’œuvre de Cohen dans une éventuelle fonction testimoniale, de considérer l’écrivain comme témoin de son temps : François Simiand définit l’histoire comme “connaissance par traces”, établie grâce aux “rapports de témoins”.
Du point de vue de cette histoire événementielle, le verdict est immédiat : point de récit de faits dans le roman cohénien. Chacun est frappé de la difficulté d’établir une chronologie, qui ne peut faire l’objet que d’une reconstitution minutieuse. Même constat dans les textes de guerre (La France Libre), dont on pourrait penser qu’ils suivent de plus près la chronologie événementielle : Alain Schaffner a bien analysé la présence des événements dans ces textes, mais pour en conclure que le commentaire des faits contemporains est rare, hormis peut-être dans «Salut à la Russie»[6]. L’esthétisation du texte produit des mutations de la représentation, autant d’entorses à la fidélité du récit de faits. Une distinction fondamentale peut être établie à cet endroit entre les textes de Cohen et ceux de l’historien Raymond Aron, parus aussi dans La France Libre : peu ou prou de chroniques (en tant que genre littéraire), d’histoire des faits chez Cohen, alors que les articles de Raymond Aron, même s’ils en proposent une interprétation, reflètent précisément une chronologie des événements (dont témoignent les titres : “attentisme”, “collaboration”, “au service de l’ennemi”, “perspectives”), et seront publiés ultérieurement sous le titre générique de Chroniques de guerre (1940-1945). Le classement générique proposé par Alain Schaffner à l’endroit des textes cohéniens est celui de l’écriture polémique, une écriture certes face à l’Histoire, qui marque un positionnement, mais rien moins qu’une écriture d’historien.
Il est clair que Cohen ne fait pas œuvre d’historien, ni ne propose à l’historien un matériau identifiable comme “rapport de témoin”. Son œuvre, même quand elle est dite “de circonstance”, n’adhère pas à l’événement. Notons cependant que la période des textes de guerre est contemporaine précisément de la remise en cause de l’événement absolu par les historiens, Lucien Febvre et Marc Bloch, fondateurs des Annales d’abord, puis par la réflexion de Raymond Aron dans Introduction à la philosophie de l’histoire. Essai sur les limites de l’objectivité historique (1938). L’affirmation du caractère absolu de l’événement est renversée, Raymond Aron en venant à proclamer ce qu’il appelle la “dissolution de l’objet”[7]. À cette école, l’historien est désormais impliqué dans la compréhension et l’explication des événements passés. La compréhension est toujours une reconstruction, c’est donc légitimement que l’histoire elle-même renie son adhésion exclusive à l’événement.
Le refus du primat de l’événement, clair chez Cohen, est assorti, comme dans la pensée de Raymond Aron ou H. I. Marrou du prestige de la problématique allemande du Verstehen. Mais la réflexion passe ici à un autre stade : elle prend alors en compte la causalité et non plus seulement la préséance du témoignage. Elle souligne l’articulation entre le stade de l’observation et la question de l’explication.
En poursuivant l’investigation du côté de l’Histoire, on en vient à s’intéresser plus précisément à un domaine marginal, dont les origines sont contemporaines des premières œuvres de Cohen : celui de l’histoire des mentalités, qui se fonde en particulier sur la définition de l’idéologie par Althusser : “un système (possédant sa logique et sa rigueur propre) de représentations (images, mythes, idées ou concepts selon les cas) doué d’une existence et d’un rôle historique au sein d’une société donnée”[8].
Les nouveaux historiens opposent donc à l’“histoire événementielle” (Paul Lacombe), l’“histoire de batailles” en particulier, une histoire fondée sur “le fait social total” (Marcel Mauss). À la notion d’événement, conçu comme saut temporel, ils opposent le temps social. L’Histoire humaine devient celle de l’homme en société, et l’œuvre d’historien procède à un “recueil d’items spécifiques”[9], en un lieu où la “singularité d’individu” est perdue, au même titre, soulignons-le, que la singularité d’individu des personnages cohéniens tend à disparaître, en certains lieux du récit, derrière ce qu’on a coutume d’appeler une identité collective. L’interrogation portera donc de manière privilégiée sur ces lieux du récit où s’opère le transfert d’identité, ou plutôt l’assimilation identitaire, sur la détermination d’autre part d’items spécifiques qui gouvernent cette résolution dans le collectif.
Analysant la psyché collective, le champ des mentalités inclut donc le domaine affectif, sentimental, les passions, les sensibilités tout autant que le registre intellectuel proprement dit, polarité que l’on retrouve dans le roman cohénien, où la représentation des passions est assortie d’une élaboration théorique. “Les faits historiques, écrit Marc Bloch dans Apologie pour l’Histoire ou Métier d’historien, sont par essence des faits psychologiques”. Inutile de rappeler à quel point l’analyse psychologique du personnage cohénien doit faire appel aux ressorts de la psyché collective.
En outre, dans cet ensemble de conditionnements sociaux qui contribuent à cerner la vie psychique des groupes, la littérature, précédemment exclue du champ historique, retrouve droit de cité, comme le montre la revendication par les historiens du travail de Lucien Goldmann sur le jansénisme, Le Dieu caché.
Cette histoire des mentalités, enfin, met en jeu les rapports de l’historiographie et de la mémoire collective pour établir leur rôle dans les continuités. Or, le projet de Cohen se place dès avant la guerre dans l’exploration historiographique, comme le confirme la “Déclaration” de La Revue juive, datée du 15 janvier 1925 :
“Qu’il y ait, dans le monde détraqué par la guerre et par la paix précaire, une interrogation juive pressante, nous ne songerons pas à le nier. Nous examinerons sans partialité le problème juif et les raisons des théoriciens de l’antisémitisme”[10]. “Notre exploration du souvenir hébraïque nous permettra de découvrir, non point sans doute, l’esprit juif, mais les esprits juifs, sédiments déposés par les âges sur la pensée et le cœur d’Israël errant, et de pressentir l’esprit en formation dont quelques œuvres du temps présent semblent annoncer l’importance”[11].
Les lignes directrices de ce préambule s’inscrivent dans notre propos : l’interrogation porte sur ces conditionnements sociaux qui contribuent à cerner l’antisémitisme; l’exploration historiographique souligne d’autre part dans l’histoire juive les facteurs de continuité. Enfin et surtout, l’“interrogation juive” de Cohen nous donne un objet : la “question juive”(cette appellation qui rappelle l’essai de Sartre, daté de 1946, désignant ici à la fois la réflexion historique sur le judaïsme et le devenir de l’antisémitisme), pour l’étude de laquelle cette seconde approche historienne, se détournant de l’événement absolu, fournit un outil d’analyse.
La “question juive” est mise en récit en particulier par un motif présent dans le roman et l’autobiographie, et pour tout dire dans toute l’œuvre : l’exclusion. L’errance qui en résulte permettra de marquer le territoire littéraire de l’Histoire, de s’intéresser à sa mise en intrigue.
L’exclusion : de la “question juive”
Une bonne définition de l’histoire pourrait être : la catégorie de phénomènes humains qui est à tendance catastrophique (Jules Romains, Le Tapis magique)
Si on essaie de situer la représentation de l’exclusion dans l’œuvre de Cohen, on découvre deux points d’ancrage de l’autobiographie et du roman : 1905, le 16 août 1905 plus précisément (date anniversaire, déjà ritualisée); les années 1930 pour le roman. La synchronie romanesque permet d’évoquer la notion de “conjoncture mentale” qui s’applique précisément à une perception synchronique de l’Histoire, valant pour définir le “climat” d’une époque : l’analyse conjoncturelle met en lumière le jeu complexe du mental collectif, tend à une compréhension en profondeur des expressions et des comportements du groupe social. Rappelons que dans le roman, l’écriture de l’Histoire, conjoncturelle certes, est comme arrêtée, suspendue à l’imminence de l’événement, qui fait l’objet d’une “parole silencieuse” (Judith Kauffmann). Cet arrêt du temps romanesque en amont de l’événement suppose une écriture fictionnelle transférée, comme si d’une part la mise en récit romanesque postulait un déplacement vers des lieux symboliques, et que d’autre part le romancier refusât le récit impossible de l’événement pour en construire en amont la compréhension. Paul Ricœur analyse dans Temps et récit ces “jeux avec le temps”, comme autant de possibilités déployées par la fiction “que le récit [proprement] historique paraît empêcher d’exploiter”. Or Cohen met constamment en regard le temps du récit autobiographique et celui de la fiction romanesque : “tout se passe comme si la fiction, en créant des mondes imaginaires, ouvrait à la manifestation du temps une carrière illimitée”[12].
Dans ce positionnement du romancier face à l’Histoire, on retrouve paradoxalement la définition donnée en 1947 par Lucien Febvre : “Je définis volontiers l’Histoire [comme] un besoin de l’humanité, le besoin qu’éprouve chaque groupe humain, à chaque moment de son évolution, de chercher et de mettre en valeur dans le passé les faits, les événements, les tendances qui préparent le temps présent, qui permettent de le comprendre et qui aident à le vivre”.
Le premier jalon de cette recherche, ou ce qui nous est livré comme tel, est à trouver du côté de l’autobiographie, dans le “jugement d’exclusion” prononcé par le camelot le 16 août 1905, commémoré le 16 août 1978[13]. La question controversée de l’authenticité du récit rencontre des échos dans les polémiques historiennes, à propos d’abord de l’“ambition de vérité” (Paul Veyne) dont l’histoire se targue comme l’autobiographie. Paul Ricœur définit alors à propos de la fiction la notion de “quasi-passé” :
“Les événements racontés dans un récit de fiction sont des faits passés pour la voix narrative que nous pouvons tenir ici pour identique à l’auteur impliqué”; “Une voix parle qui raconte ce qui, pour elle, a eu lieu. Entrer en lecture, c’est inclure dans le pacte entre le lecteur et l’auteur la croyance que les événements rapportés par la voix narrative appartiennent au passé de cette voix”[14].
De la même manière que la fiction est “quasi historique”, l’Histoire sera “quasi fictive”. Un autre point de jonction est établi par “la mise en intrigue” nécessaire, selon l’école narrativiste, pour l’intelligibilité de l’Histoire. Si l’on poursuit le rapprochement, le sens du récit cohénien reposera non sur les événements rapportés, mais sur la “connexion [...] établie entre [c]es événements”, sur l’“acte judicatoire de «prendre ensemble»”. “Composer l’intrigue, affirme Paul Ricœur, c’est déjà faire surgir l’intelligible de l’accidentel, l’universel du singulier, le nécessaire ou le vraisemblable de l’épisodique”[15]. C’est en ces termes, empruntés pour une part à Aristote, que Paul Ricœur pense l’universalisation propre à la mise en intrigue[16].
Le récit de Cohen progresse précisément par le biais de ces connexions, la “mise en intrigue” [pouvant être tenue] “pour l’opération qui dynamise tous les niveaux d’articulation narrative”[17].
La représentation de l’exclusion se situe ainsi aux confins de la psychologie individuelle, où elle apparaît comme “mutation ontologique”(Mircea Eliade) et de l’histoire du mental collectif, où elle équivaut à la traditionnelle expulsion du “bouc émissaire” des sociétés primitives, symboliquement porteur des tares de toute la communauté. On pourrait montrer avec précision que tous les éléments de la mise en récit de l’épisode sont interprétables dans le cadre d’une histoire des mentalités post-dreyfusardes, pour réunir les points de fixation chronologiques de l’autobiographie et du roman[18].
D’abord, le récit cohénien rejoint les autres “traces” littéraires de la stigmatisation analysées par Clara Lévy dans Écritures de l’identité, entre autres dans les récits de Goldberg, Memmi, Jabès[19]. Ensuite, les éléments descriptifs sélectionnés prennent sens dans le contexte : la caractérisation aryenne du camelot — la blondeur[20], le “regard bleu pâle” — renvoie au contexte des années 30; gênés par l’appartenance de Jésus à la descendance d’Israël, certains théoriciens antisémites ont en effet tenté de nier cette “généalogie de fantaisie”[21] notamment par son physique : “Jésus était blond et possédait des yeux bleus”[22] ! L’opposition entre cette caractérisation et la désignation des “boucles noires”(Ô vous, 1051) de l’enfant stigmatisé, attributs également de la beauté solalienne, pointe les bases mêmes de l’antisémitisme, qui n’aurait peut-être, selon Gilbert Durand, “d’autre source que cette hostilité naturelle pour les types ethniques sombres”, à laquelle répond, de manière particulière dans les années 30, dans la mouvance de l’aryanisme, “le succès insensé de l’apologie raciste du Siegfried blanc, géant et blond, vainqueur du mal et des hommes noirs”, incarné chez Cohen dans les “blonds athlètes”(Ô vous, 1106) ou dans les “bêtes de grande blondeur”(BS, 501)[23]. Le jugement porté sur l’antisémite — “pauvre incapable et démuni qui veut un ennemi responsable de sa vie misérable”, un “malheureux inférieur, méprisé et le sachant” (Ô vous, 1060), rejoint l’analyse de l’antisémitisme comme phénomène compensatoire issu d’un complexe d’infériorité[24]. Autre item constitutif, l’approbation des badauds dans l’autobiographie, les discussions de cafés de personnages épisodiques dans le roman sur fond de crise, la diffusion de journaux antisémites (l’Antijuif), incarnent une condamnation collective fondée sur la propagande, analysée comme facteur de resserrement communautaire dans le rejet de l’“étranger”.
La transposition romanesque, par les différents discours de Belle du Seigneur, fait parvenir au lecteur les échos lointains d’une rumeur populaire souvent anonyme, révélant sous forme d’assertions percutantes l’antisémitisme latent : “Vraiment plutôt Hitler que Blum” (BS, 739), “le chancelier Hitler les a remis à leur place un point c’est tout” (BS, 743), “A mon avis on devrait les traiter un peu comme en Allemagne vous voyez ce que je veux dire” (BS, 878), “on leur a pas demandé de venir chez nous” (BS, 878). Le “tricotage des moires”[25] manifeste cette mise en écrit de la psyché collective, et dans l’ensemble du chapitre XCIV, la description du rituel communautaire dévoile l’élaboration de la modélisation sociale.
À cette valeur conjoncturelle de l’épisode autobiographique, déterminé comme point origine d’une représentation en réseau de la psyché collective, s’ajoute une dimension structurelle, selon les deux modes d’approche validés par les historiens de la société, l’étude structurelle s’attachant à l’identification des constantes, des relations qui durent pendant des décennies ou des siècles. Se fondant sur une perception diachronique de l’histoire, elle met en évidence des facteurs de permanence, et marque la naissance en histoire du concept de “longue durée”, à la suite de Fernand Braudel.
Or, par les vertus de l’énumération historiographique, se profile dans l’autobiographie (et dans le roman, par insertion) le cortège des persécutés de l’Histoire. On se rappelle comment l’histoire des persécutions juives se développe à partir de l’exclusion de l’enfant et s’accélère dans un tragique resserrement du temps et de l’espace dont témoigne le rythme de la phrase cohénienne. La période retrouve alors les caractères des élégies glorifiant les martyrs, qui apparurent avec l’émergence de la conscience historique juive[26]. En traversant l’espace, en suivant l’errance de l’enfant dans les rues, l’énumération cohénienne traverse aussi le temps.
Il serait possible d’identifier avec précision chaque référence historique qu’exhument les noms. Après la toponymie biblique des grands mythes fondateurs de l’Histoire des Hébreux, les prémices de l’Errance juive et de la diaspora (Babylone et les légions romaines font allusion à la double destruction du temple des Juifs, de celui de Jérusalem, à l’origine de l’exil à Babylone au VIe siècle avant notre ère, puis du “second temple” détruit en 70 par les troupes romaines; la résistance opposée à la “Rome des Césars”, l’épisode des suicidés de Massada), les références sont empruntées à l’histoire des croisades : les massacres et les bûchers du Moyen Âge (Ô vous, 1086), le port de la rouelle imposé par le pape Innocent III[27]. Cohen cite aussi dans ce tourbillon historique Tolède, dont les Conciles successifs au VIe siècle “privent les Juifs de tout moyen d’existence, prohibent la pratique du judaïsme, asservissent enfin les Juifs”[28]. Est également évoqué Mayence, autre jalon historique des persécutions juives, perpétrées avant le départ pour les premières croisades[29]. En quelques noms apparaît toute la géographie européenne de l’établissement des Juifs et de leur expulsion. La toponymie symbolique se déplace du sud au nord, des Séfarades aux Ashkénazes, et atteint Nuremberg, Worms, Francfort, Spire, Oppenheim, Mayence[30], “à travers l’Allemagne depuis les Alpes jusqu’à la mer du Nord”(Ô vous, 1086).
Cette toponymie européenne établit, par les pouvoirs de l’énumération, une continuité entre les persécutions de l’histoire ancienne et les menaces de l’antisémitisme moderne[31] : le nom de Worms évoque ainsi à la fois l’édification en 1034 de la Synagogue byzantine, le plus ancien édifice religieux juif, et sa destruction par les nazis en 1938. L’allusion à Nuremberg fait aussi référence aux lois racistes du 15 septembre 1935 qui mettent les Juifs au ban de la société allemande. On approche la sentence prononcée par le régime hitlérien, dont le point extrême est la “Solution Finale”. L’exclusion se transforme en exécution capitale dans les camps[32]. Le continuum est établi entre le récit de l’initium individuel et l’effrayante hypotypose des “chambres de grand effroi” et de leur cortège de “corps morts ou en agonie”[33].
Le parcours historique ainsi opéré à partir de l’événement individuel réunit donc les “bûchers de l’Inquisition”, “les pogromes”, et “l’énorme assassinat allemand” (Ô vous, 1110)[34]. Au-delà de la charge émotionnelle particulière des dernières représentations, la mise en récit cohénienne de l’histoire semble établir une “présomption de continuité”[35], et fait du temps, selon le mot de Gadamer, “le fondement et le soutien du procès — Geschehen — où le présent a ses racines”[36].
Cette perception structurelle de l’antisémitisme permet dans un même temps de situer le lieu littéraire de l’Histoire : la marche du peuple juif, à partir du motif de l’errance dans les rues de l’autobiographie, du cheminement “le long des couloirs” (lieu romanesque) “et des siècles” (lieu historique) dans Solal et l’ensemble du cycle romanesque, apparente la narration au genre épique (attesté dans Paroles Juives), dont le thème privilégié est selon Hegel le conflit, “multiforme et polysémique”, topos auquel il faut adjoindre le voyage (devenu, dans l’historiographie juive, marche ou errance), comme “affrontement avec des êtres et des choses inconnus”[37]. L’historiographie juive semble rejoindre paradoxalement la forme antique de l’histoire, où le récit se transforme en œuvre d’art à la gloire des héros, chez Hérodote ou Thucydide par exemple. L’épopée, “ordalie du devenir”, délivre par sa lecture et son écriture du conflit, une “vérité singulière sur le bellicisme humain”[38], affirme Daniel Madelénat.
Cependant, loin de supposer chez Cohen l’“heureuse nécessité” nietzschéenne, ou même la “tranquille acceptation de la condition humaine” évoquée par Auerbach dans Mimesis, l’épopée des souffrances disqualifie ici la volonté de puissance des civilisations disparues, inverse l’apothéose du vainqueur en glorification de la victime, et entre en lutte, par sa permanence séculaire, contre l’implacable loi de la prédation. Cette inversion du schème héroïque de l’épopée renverse par là même l’anthropocosmos[39] épique, nie la représentation unitaire de l’homme et de l’univers. La rébellion du Faible s’incarne chez Cohen sous les traits de David en lutte contre Goliath, avatar de la puissance brutale[40].
En même temps, au cœur même de la continuité, il est nécessaire de postuler l’irréductible individuation de l’Holocauste, “uniquement unique” : la “victimisation, affirme Ricœur, est cet envers de l’histoire que nulle ruse de la Raison ne parvient à légitimer et qui plutôt manifeste le scandale de toute théodicée de l’histoire”[41]. Les pages de Cohen consacrées à la Via Dolorosa juive semblent confirmer ces remarques sur l’histoire des victimes, de ces “événements qu’il est nécessaire de ne jamais oublier”. Le tremendum fascinosum, noyau émotionnel du sacré selon Otto a désormais une autre face, le tremendum horrendum, l’horreur étant une vénération inversée. C’est en ce sens qu’il a pu être parlé de l’Holocauste comme d’une révélation négative, comme d’un anti-Sinaï.
Paul Ricœur souligne la tension extrême de tout récit qui lui est consacré entre l’histoire (qui, seule, dissoudrait l’événement dans l’explication), et une riposte purement émotionnelle (qui dispenserait de penser l’impensable). “Il importe, affirme-t-il enfin, de rehausser l’une par l’autre l’explication historique et l’individuation par l’horreur”[42]. C’est précisément ce qu’exprime la tension constante du texte cohénien, entre continuité (qui établit des relations de causalité) et rupture (par les parenthèses et les phénomènes de retour obsessionnel à l’événement sous forme de visions tout à la fois incontrôlées et insoutenables : “Soudain me hantent les horreurs allemandes...”). “La fiction donne au narrateur horrifié des yeux. Des yeux pour voir et pour pleurer”[43].
Cette forme d’épopée inversée, négative, de la marche de l’humanité faible et souffrante légitime l’image du Calvaire, par exemple à la fin de Solal, justifie l’importance des figures de vagabonds, figures de la croisée des chemins tels que Roboam par exemple, compagnon de l’histoire, ou les avatars du Juif errant. La marche romanesque emboîtera en de multiples itinéraires discursifs les pas du Juif errant, avec le motif particulier des “rues et rues” à la fin de Belle du Seigneur.
Or, en 1938 précisément, la marche de Solal dans les rues de Berlin le conduit à “y faire le mort, par ruse ou par vérité” (BS, 501), commente Rachel, et on serait tenté de lire dans ses propos la déchéance de la “ruse de la raison” hégélienne. Le héros ne doit son salut qu’à l’intervention in extremis des reclus de la cave, tragique lieu de l’“abri”. La marche s’immobilise dans les profondeurs, dans ces lieux de “relégation carcérale”, selon l’expression de Philippe Zard. Il faut noter ici la différence de traitement du schème de la marche et de la descente entre 1930, dans Solal, où Maïmon sort du cercueil et marche, où les glaces du souterrain de Saint-Germain font voir “une multitude de Roboam Solal qui marchait”, et le roman rétrospectif de 1968 : à l’image de la multitude en marche s’oppose celle de la claustration, de la réclusion, les Juifs ne se manifestant plus que par des “coups venus des profondeurs” demandant l’“ouverture de la trappe” (BS, 512). La prolifération vivante et désordonnée de Saint-Germain a fait place à une inquiétante immobilité des reclus (BS, 514).
On peut s’interroger sur la valeur de ces excursus narratifs qui, se détournant du schème linéaire propre au roman traditionnel, en ouvrent la diégèse aux profondeurs de l’Histoire, en explorant une nouvelle fois cette géographie souterraine, pour tenter d’y lire ce qu’on appellera le contre-sens de l’Histoire[44].
Contre-sens de l’Histoire : la Résistance
Ce n’est que pour les faibles d’esprit que l’histoire a toujours raison
Ionesco, Notes et contre-notes
L’organisation de surface est traduite chez Fernand Braudel par les métaphores de la “géo-histoire”, utilisées pour disqualifier l’événement et l’instant. On peut lire dans la “Préface” des Écrits sur l’Histoire : “Un monde aveugle, comme tout monde vivant, comme le nôtre, insouciant des histoires de profondeur, de ses eaux vives sur lesquelles notre barque file comme le plus ivre des bateaux”[45]. À l’inverse, Braudel dit la “valeur exceptionnelle du temps long”, désigné comme histoire “profonde”, “silencieuse, mais impérieuse, des civilisations”[46]. “Une civilisation est d’abord un espace, une ère culturelle..., un logement”[47]. “À la fumée de l’événement, ajoute Ricœur, s’oppose le roc de la durée. Surtout quand le temps s’inscrit dans la géographie”[48]. L’ancrage de la profondeur est donc privilégié pour l’historien comme pour le romancier de la longue durée. Or, la métaphore de la géo-histoire de Braudel trouve un champ d’application particulier dans l’histoire juive qui, selon Paul Gache, “ne se prête pas à un récit simple, dépouillé comme une tragédie classique. Elle rebondit sans cesse à travers les continents, les puissances et les événements comme un feu follet”[49].
Que signifie la profondeur dans la mise en fiction de l’histoire ? Par les écarts paradigmatiques (identifiables comme des Nekuia, ces séjours chez les morts à la quête du sens), Cohen n’offre pas une représentation réaliste de l’Histoire, mais des visions, au sens d’“action de se représenter en imagination”. “Seule la fiction, dit Ricœur, parce qu’elle est fiction, peut se permettre quelque ébriété”[50]. La fracture d’avec le réel ne cesse pourtant d’en rendre compte, dans une tension de l’œuvre qui s’explique finalement par la notion de résistance au réel.
On peut en effet postuler que les caves de Berlin sont un lieu de Résistance, en empruntant l’acception historique circonstanciée, désignant ce mouvement minoritaire de l’ombre qui s’opposa au cours de l’Histoire. Or, Bernard-Henri Lévy propose dans Le Testament de Dieu une analyse topographique de la notion de résistance, basée à Varsovie. Il distingue deux organisations : le comité de coordination du ghetto de Varsovie, maquis dont “le réseau épousait presque en sa trame exacte la topographie des égouts, des soutes et caves de Varsovie’, opposé à l’organisation de L’Armia Krajowa, “machine dont la pyramide préfigurait un nouvel ordre social, les nouvelles hiérarchies, de la Pologne libérée”[51].
La géographie souterraine révèle dans cette distinction d’avec la surface ses profondeurs historique et métaphysique : historique, parce qu’un réseau de résistance épouse toujours la topographie souterraine; métaphysique, parce qu’elle figure ce que Lévy appelle le “souterrain du vouloir”, témoignant du “décours métaphysique qui arrache l’éthique à ses crêtes et l’inscrit aux séjours du bas”. En son fondement, elle héberge littéralement la “Résistance d’en bas”[52].
Cette métaphore spatiale, dont les fondations sont coulées dans l’Histoire, présente la même pertinence dans le roman cohénien : au roman de formation de la surface, qui lance le héros à la conquête du monde social, s’oppose l’exploration des profondeurs, lieu de la Loi et de l’interdit; à l’organisation policée de la cité, figurée par l’édifice élancé et ambitieux de la SDN et bien pire, par les hordes mécaniques qui défilent, s’opposent les caves, ces lieux sans prise dans le corps social, que le cours de l’Histoire précisément voue à la disparition. Face à la SDN impuissante (on le savait depuis Mangeclous), face à l’organisation totalitaire omnipotente, le séjour du bas est le lieu de repli et de résistance de l’humain. L’Histoire maîtresse du monde, c’est la prise de pouvoir de la machine sur l’homme clandestin, séquestré, exterminé. La Résistance (au sens historique et ontologique), c’est bien “le décret — et l’effort continué” — qui fait l’homme “étranger au cours de cette Histoire”[53].
La première justification de cette interprétation se trouve bien sûr dans l’omniprésence de la référence à la Loi, celle identifiée comme loi d’anti-nature, “lourde Loi emprisonnée” (BS, 515) révélée à Solal, on s’en souvient, par la naine Rachel dans les caves de Berlin. Or, la loi hébraïque est interprétée par les anciens Hébreux, selon Bernard-Henri Lévy; comme “cette morale minimale qui s’applique à toute société prétendant échapper à la barbarie”[54]. Mise en scène par Cohen, elle apparaît à la faveur de cet “autre chant” qui s’“élève de la cave”, “surgi du fond des siècles”, venant s’opposer à la “grande rumeur” du dehors, le chant allemand, celui du boucher barbare, “Wenn Judenblut unter’m Messer spritzt” (BS, 514). La fictionalisation de l’Histoire porte un “discours de Résistance” à l’Histoire, démontre que la Loi est plus sainte que l’événement. Elle montre l’adhésion à des “valeurs démenties par l’innombrable fait”[55], l’histoire du peuple juif, “inlassable”(BS, 514), écrit Cohen, étant précisément l’opiniâtreté à dire non.
La fiction résiste ainsi à la rationalisation, pour laquelle la fin du siècle éprouve la plus grande méfiance : l’horreur nazie précisément a été rationalisée, enchâssée “dans une histoire ou une sociologie de l’ignoble”, référée à telle “crise du capitalisme”, telle “situation internationale”[56]. Or, la rationalisation implique la dilution de la spécificité, la réduction de la brutalité, et devient une forme insidieuse de légitimation. Le roman cohénien ne cesse d’exprimer le refus de la rationalisation, ne serait-ce que par la mise en scène des souterrains de Saint-Germain, l’omniprésence des êtres de déraison, Solal pour une part, la parentèle pour l’autre, ses cousins, la sœur de Rachel, les Valeureux et leurs discours divergents, marginaux, déraisonnables (correspondance évidemment unilatérale entre Mangeclous et la reine d’Angleterre, ou projet de lettre à Hitler pour lui demander d’être gentil).
Suivant le parangon des “livres étranges des rabbins, fourmillant de confusions, d’aveuglants anachronismes”[57], Cohen restaure la liberté à l’égard de l’Annale et de la chronique. Résister, selon l’attitude à contre-courant de 1940, c’est résister à l’Histoire elle-même, “dénoncée comme contresens, aberration et immémoriale méprise”[58]. La proclamation du contresens justifie toutes les figures de l’inversion présentes dans le roman : monde à l’envers[59], apologue de la cage où sont enfermés les humains[60], toutes représentations qui placent de facto Cohen, l’“écrivain en marge”, dans la position du pamphlétaire — celui qui, isolé dans la sphère de la vérité, dénonce le monde à l’envers[61]. Le rétablissement, évidemment illusoire, du (bon) sens demanderait le renversement des lois de l’Histoire.
La résistance à l’Histoire inscrit donc la notion de défi, inaugurale dans Belle du Seigneur, au cœur du projet romanesque : l’insurrection décrétée contre la nature est également rébellion face à l’Histoire : le romancier, pour reprendre les termes de Lévy, ne fait rien moins que de “traîner au banc des accusés l’Histoire en personne, soudain décrétée coupable, absurde, impertinente”[62]. La déploration de Carnets 1978 exprime le verdict :
“J’ai vu les nations [...]. J’ai vu la misère des révolutions [...]. J’ai vu de quoi sont faits les succès. [...] J’ai vu les chefs politiques et ils m’ont paru, le plus souvent, comiques.
"J’ai vu et j’ai jugé” (C78, 1181).
Le verdict concerne en particulier une des formes de l’Histoire, celle inféodée à la “dictature du progrès”[63]. Cohen exprime dans Carnets 1978 ce déni du progrès, entendu d’abord comme évolution des techniques et des sciences, en stigmatisant tout à la fois les “continuelles guerres”, les “usines nucléaires” et les “bombes à hydrogène ou à neutrons, destinées à d’imbéciles et proches massacres”(C78, 1179). Mais au-delà de ce progrès scientifique, c’est bien évidemment pour Cohen l’événement humain que le mot désigne. Alain Finkielkraut souligne à la suite de Walter Benjamin que “ce qui signifie catastrophe pour les petits peuples signifie progrès pour le reste des hommes”; la raison les engage à disparaître dans les meilleurs délais “pour ne pas retarder la marche de l’Histoire”[64]. Or, dans un article consacré à la “tragédie de l’Europe centrale”, Milan Kundera désigne les Juifs comme “la seule de toutes les petites nations de tous les temps qui ait survécu aux empires et à la marche dévastatrice de l’Histoire”. Précisément, la “vieille tribu”, “arc-bouté[e] à l’existence”, îlot de résistance à la marche de l’Histoire, a “dit non au verdict du progrès”.
Le roman de Cohen met donc en intrigue la dissidence, et la fiction est promue au double statut d’espace de résistance et de lieu de mémoire, investi de ce fameux devoir par lequel l’homme tente désespérément d’avoir prise sur l’Histoire. Le jugement cohénien, sans cesse assorti à la vision (“J’ai vu et j’ai jugé”) ne procède pas d’autre chose que du refus de l’amnistie, qui serait le premier pas vers l’amnésie. Pour les Juifs, rappelle Lévy, “c’est toujours l’éclipse du crime ancien qui rend possible le crime nouveau”, l’éthique de l’oubli consacrant les termes mêmes en lesquels “s’éternise la volonté de tuer”[65]. Le ressassement cohénien du souvenir constitue la forme littéraire la plus accomplie de résistance à l’amnésie de l’Histoire.
Au terme de ce nouveau parcours, il est évident que l’œuvre de Cohen reflète bien un univers polysémique où l’Histoire, comme un cancer, fait sans cesse proliférer le sens, prolifération accompagnée inévitablement par une déperdition du sens. L’Histoire s’est heurtée au XXe siècle à un hapax irréductible, qui ne laisse pour discours adéquat que celui d’une informe déraison. Si le sens a vacillé de manière irrévocable, et s’il faut définitivement “renon[cer] à Hegel”, selon Ricœur, “c’est probablement dans les fictions, affirme Bernard-Henri Lévy, les «illusions» de l’art contemporain qu’on trouve le discours le plus vrai, le plus clairvoyant, le plus prophétique encore, dans toutes les acceptions du mot, sur [...] la «barbarie à visage humain»”[66]. Contre la machine à sens du positivisme triomphant, l’œuvre cohénienne, parmi d’autres, propose cependant encore ces “fables à propos du temps”[67] où s’entrecroisent l’histoire et la fiction, livrées encore et toujours au travail de l’interprétation.
[1]Paul RICŒUR, Temps et récit, t. 1, "L’intrigue et le récit historique", Points Essais, Seuil, 1983, p. 179.
[2]Ibid., pp. 171-172.
[3]ARISTOTE, Poétique, 1451 B4-1451 B7, Le Livre de Poche, 1990, p. 117.
[4]Paul VEYNE, "Introduction", article "histoire", in Encyclopaedia Universalis, t. 11, p. 464.
[5]Paul RICŒUR, op. cit., p. 174.
[6]Voir Alain SCHAFFNER, "Un ’écrivain en guerre". Littérature et polémique dans ’Salut à la Russie’", in Albert Cohen et la guerre, études réunies par Catherine MILKOVITCH-RIOUX, Cahiers du CRLMC, Clermont-Ferrand, 1998, p. 142.
[7]Raymond ARON, Introduction à la philosophie de l’histoire. Essai sur les limites de l’objectivité historique (1938), 16e édition, Paris, NRF, Gallimard, "Bibliothèque des idées", 1957, p. 120.
[8]Voir Georges DUBY, "Histoire sociale et idéologie des sociétés", in Faire de l’histoire, t. 1, Nouveaux problèmes, sous la direction de Jacques Le Goff et Pierre Nora, Paris, Gallimard, 1974, p. 149.
[9]Paul VEYNE, loc. cit., p. 465. Voir également, pour les analyses qui suivent, Robert MANDROU, "L’histoire des mentalités", in Encyclopaedia Universalis, t. 11, pp. 479-481.
[10]Albert COHEN, "Déclaration", La Revue Juive, n° 1, Gallimard, NRF, 15 janvier 1925, p. 6.
[11]Ibid., p. 8.
[12]Voir RICŒUR, op. cit., t. 2, "La configuration dans le récit de fiction", Point Essais, Seuil, 1984, p. 296 : "Avec le récit de fiction", "le faiseur d’intrigue multiplie les distorsions qu’autorise le dédoublement du temps entre temps mis à raconter et temps des choses racontées".
[13]"Et je pense à ce jour de mon enfance, jour de ma dixième année, [...], triste jour où je fus chassé de la communauté humaine, enfant tendre envoyé dans une injuste vie d’exil. Ce jour de mes dix ans fut un jour de nouvelle naissance où je perdis toute foi, jour d’un nouveau regard [...] qui me vint à jamais [...]. Et depuis ce jour, tristement parti à la rencontre de la vie, j’ai vu et j’ai su et j’ai jugé." (C78, 16 août, 1180). Les références aux œuvres de Cohen seront données, dans la suite de l’article, entre parenthèses après les citations, dans l’édition de la Pléiade, selon les sigles suivants : Ô vous pour Ô vous, frères humains; BS pour Belle du Seigneur; C78 pour Carnets 1978.
[14]Paul RICŒUR, op. cit., tome 3, "Le temps raconté", Seuil, "Points", 1985, p. 344.
[15]Ibid., tome 1, p. 85.
[16]La discussion sur l’authenticité du récit correspond, pour l’historien, à celle concernant la légitimité de la "mise en intrigue". Cette question, éludée par l’historiographie française, est privilégiée par les conceptions narrativistes anglo-saxonnes : Hayden White, à partir da la "poétique du discours historique", postule que "fiction et histoire appartiennent à la même classe" (Paul RICŒUR, op. cit., t. 1, p. 287).
[17]Ibid., p. 301.
[18]Les deux périodes, 1905 pour l’autobiographie, les années 30 pour le roman, ne semblent pas distinguées dans l’œuvre de Cohen dans la perception de l’antisémitisme, comme en témoignent les phénomènes intertextuels d’auto-citation entre les deux types d’écrits. Cependant, les écrits d’après 1945 reconnaissent d’autres valeurs aux manifestations d’antisémitisme.
[19]Clara LÉVY, Écritures de l’identité. Les écrivains juifs après la Shoah, Presses Universitaires de France, "Le Lien social", 1998, pp. 83-112.
[20]Cette caractérisation prendra un sens symbolique constant. On peut faire mention de la réponse de Cohen, lors d’une interview, concernant les Israéliens d’aujourd’hui, comparés aux Valeureux : "Je souhaite qu’ils ne deviennent pas trop blonds, qu’ils n’oublient pas tout ce que nous avons vécu pendant des siècles, qu’ils ne soient pas un peuple comme les autres, qu’ils me ressemblent et vous ressemblent un peu." ("Je suis un athée qui vénère Dieu", propos recueillis par Victor MALKA, Les Nouvelles littéraires, 27 mars 1980, p. 21). Voir également les réflexions de Solal dans Belle du Seigneur, lorsqu’il rencontre au détour d’un square un enfant blond : "Charmant, ce bébé, pas dangereux, pas jugeur de Juifs. Envie de l’embrasser. Non, trop blond, antisémite dans vingt ans." (BS, 855)
[21]Edmond PICARD, Le Pays Libre, 11 août 1937.
[22]Voir Ralph SCHOR, L’Antisémitisme en France pendant les années trente, Éditions Complexe, 1992, p. 115.
[23]Gilbert DURAND, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, 10e édition, Dunod, 1984, pp. 99-101. Comme le souligne encore Gilbert Durand dans ces pages, "Hitler confondait dans sa haine et son mépris le juif et les peuples «négroïdes.»"
[24]Jacques MADAULE affirme que "l’antisémite se persuade que toutes ses infériorités apparentes sont des supériorités réelles" ("Qu’est-ce qu’un antisémite ?", Le Voltigeur Français, 1er mars 1939, cité par Ralph SCHOR, op. cit., p. 308), et Wyngilt GLASSER développe cette idée en des termes assez proches de ceux de Cohen : "Le déclassé cherche à s’arracher à son existence opprimante en ignorant le monde de sa dégradation, c’est-à-dire la réalité, et en tissant autour de lui un monde imaginaire, plein de ce délire compensateur qui accompagne toujours le sentiment d’infériorité." ("Prémices et techniques de la propagande antisémite", Les Cahiers Juifs, tome I, 1934, p. 31, cité par Ralph SCHOR, op. cit., p. 308).
[25]Voir à ce sujet l’analyse du stéréotype dans l’article de Claire STOLZ, "Le dialogue des tricoteuses : une ironie tragique", Cahiers Albert Cohen, n° 6, 1996, pp. 85-108.
[26]Cette conscience s’élabore, selon Gérard NAHON, comme une conséquence des persécutions perpétrées lors des croisades, et se manifeste dans l’historiographie juive d’Ephraïm de Bonn ou de Salomon Ben Samson. Voir "Histoire du peuple juif", art. "Judaïsme", Encyclopaedia Universalis, vol. 13, p. 141.
[27]L’initiative de cette mesure doit plutôt, semble-t-il, revenir à Saint-Louis. Voir Gérard NAHON, "Histoire du peuple juif", art. "Judaïsme", Encyclopaedia Universalis, vol. 13, p. 142 : "Saint Louis édicte un ensemble de mesures restrictives à [l’] encontre [des Juifs], dont le port d’un signe distinctif, la rouelle [...]."
[28]Ibid., p. 141.
[29]Voir Ibid., p. 141 : "Au cours des premières croisades, l’itinéraire de Jérusalem est jalonné par les massacres de populations juives qui accentuent la déchéance légale à laquelle la chrétienté soumet celles-ci. Encore qu’installés depuis des siècles, les Juifs apparaissent soudain comme des étrangers et des meurtriers du Christ qu’il convient de venger avant le départ pour la croisade. Saignés à Mayence comme à Prague, brûlés à Jérusalem, les Juifs ne vivront plus que sous une protection payante et toujours révocable."
[30]Voir Ibid., p. 142 : "Spire, Worms, Mayence retrouvent une grande vitalité après les croisades. [...] Bien qu’appauvries par la pression des corporations marchandes et frappées par des expulsions locales multiples, ces communautés survivent au Moyen Âge." L’un des symboles, fort nombreux dans l’Histoire, de l’exil des Juifs demeure l’édit d’expulsion signé par Ferdinand d’Aragon et Isabelle de Castille le 31 mars 1492, considéré comme "une catastrophe similaire à bien des égards à la sortie d’Égypte ou à la destruction du Temple de Jérusalem". Il est encore présenté métonymiquement dans l’évocation cohénienne sous la forme des "bûchers" dans "les flammes" desquels sont jetés les "pères" "proclamant jusqu’à leur dernier souffle l’unité de Dieu et la grandeur de leur foi"(Ô vous, 1086). Les Juifs risquaient en effet depuis l’Inquisition, avant même que l’expulsion ne leur fût signifiée, le bûcher lors d’autodafés.
[31]L’épisode du camelot doit d’ailleurs être directement mis en relation avec l’épisode historique de 1904, évoqué dans Ô vous, Frères humains comme motif de condamnation. Cohen ironise à propos de cette "conspiration juive" qui serait l’instigatrice des "Protocoles des Sages de Sion"(Ô Vous, 1063), et dont une part de responsabilité est attribuée à l’enfant innocent. En 1904, l’antisémitisme moderne trouve en effet un nouveau motif de propagande avec la production d’un faux document par la police russe, intitulé "Protocoles des Sages de Sion", selon lequel "une conspiration juive serait à l’œuvre pour asservir tous les pays chrétiens" (Gérard NAHON, op. cit., p. 146).
[32]Le rapprochement est suggéré dans Ô vous, frères humains : "Ce petit [...], le camelot l’avait à jamais envoyé dans un invisible camp de concentration, un camp miniature, je sais, un camp de l’âme seulement." (Ô vous, 1064), puis établi à plusieurs reprises : l’enfant enfermé dans un cabinet de gare (voir infra) reste "étendu sur le ciment froid de [son] petit camp de concentration" (Ô vous, 1070), et Cohen ajoute plus loin : "[...] ce qui m’advint en ce dixième anniversaire de ma venue sur terre [...] fut l’annonce des chambres de grand effroi, le présage et le commencement des chambres à gaz, des longues chambres de ciment [...]" (Ô vous, 1106).
[33]"[...] Mais ce qui m’advint en ce dixième anniversaire de ma venue sur terre, cette haine pour la première fois rencontrée, cette haine imbécile fut l’annonce des chambres de grand effroi, [...] où deux des miens, mon oncle et son fils, ont suffoqué et sont morts, se tenant par la main, la nudité du fils s’abattant sur la nudité du père qui l’avait aimé" (Ô vous, 1106). Voir aussi l’hypotypose des pages 1106-1108. Cette terrible image vient même interrompre le récit romanesque, tant elle hante l’imaginaire cohénien : voir Val, p. 957.
[34]Le rapprochement a d’ailleurs été opéré par les observateurs du phénomène antisémitique dans les années 1930, comme en témoigne cette observation du journal radical l’Œuvre : "La sauvagerie des reîtres hitlériens rappelle les plus sanglants chapitres de l’histoire du Moyen Âge" (cité par Ralph Schor, Op. cit., p. 294).
[35]Paul RICŒUR, op. cit., t. 3, p. 396 : "Vers une herméneutique de la conscience historique".
[36]Vérité et méthode, 1973, cité par Paul RICŒUR, op. cit., t. 3, p. 398.
[37]Voir les analyse de Daniel MADELÉNAT, in L’Épopée, Presses Universitaires de France, 1986, p. 64-65.
[38]Ibid., p. 65.
[39]d’après le mot de Mircea ELIADE, in Fragments d’un journal, Gallimard, 1980, p. 22, cité par Daniel MADELÉNAT, L’Épopée, p. 247.
[40]On peut rappeler à cet égard les pages d’"Angleterre", texte de 1941, où est présente cette même mythologie de la lutte du faible contre le fort : "Cette race [anglaise] douce est forte. Au mois de juin de l’année dernière, cette petite île à forme hésitante d’ours, s’est trouvée seule, devant l’armée la plus gigantesque de tous les temps. Vraiment David contre Goliath. Et David a relevé la tête, avec une secrète et terrible lumière dans ses yeux humains." ("Angleterre" I, La France libre, mai 1941, p. 119). Ce combat mythique est également celui de l’Ange contre la Bête, du Bien contre le Mal : "Et la grande armée des gorilles volants et savants est battue par quelques anges vêtus de ciel qu’on voit, gauches et timides, rougissants et polis, dans les rues de Londres. Victoire de l’homme" (Ibid., p. 120).
[41]Paul RICŒUR, op. cit., t. 3, pp. 340-341.
[42]Ibid., p. 341.
[43]Ibid., p. 341-342. L’épopée se distingue par ailleurs radicalement du roman selon Bakhtine, en ce que la première situe l’histoire de son héros dans un "passé parfait", selon l’expression de Hegel, un passé sans lien avec le temps du narrateur (ou du conteur) et de son public. "La tradition isole le monde épique et ses personnages héroïsés de la sphère de l’expérience collective et personnelle des hommes d’aujourd’hui. Or, c’est de la destruction de cette distance épique qu’est né le roman" (RICŒUR, op. cit., t. 2, p. 289). Le récit de l’Holocauste marque donc la fin absolue de l’épopée.
[44]On ne reviendra pas ici sur les lumineuses analyses de Philippe Zard, établissant le lien entre espace souterrain et histoire, notamment à partir de La Voie romaine de Rémi Brague; voir Philippe ZARD, "’Dans ma demeure d’Europe’. La cave de Saint-Germain et l’identité spirituelle de l’Europe", Cahier Albert Cohen, n° 4, 1994, p. 79-112, et La Fiction de l’Occident : Thomas Mann, Franz Kafka, Albert Cohen, PUF, 1999, en particulier le chapitre "Le soleil couchant de l’Histoire occidentale".
[45]Fernand BRAUDEL, "Préface", Écrits sur l’histoire, Flammarion, 1969, p. 12.
[46]Fernand BRAUDEL, "Leçon inaugurale" au Collège de France, in Ibid., pp. 21, 29.
[47]Ibid., p. 292.
[48]Paul RICŒUR, op. cit., t. 1, p. 188.
[49]Paul GACHE, “La Diaspora”, in Miroir de l’Histoire, n° 244, avril 1970, p. 98.
[50]Paul RICŒUR, op. cit., t. 3, p. 484.
[51]Bernard-Henri LÉVY, Le Testament de Dieu, Grasset, 1979, p. 219.
[52]Ibid., p. 223.
[53]Ibid., p. 220.
[54]Ibid., p. 204.
[55]Ibid., p. 205.
[56]Ibid., p. 225.
[57]Ibid., p. 205.
[58]Ibid., p. 207.
[59]L’épisode de Berlin non seulement transgresse les lois du monde, mais révèle aussi leur inversion : “Ils sont des bêtes, ils aiment les forêts et les sauts dans les forêts, comme les bêtes vraies qui se cachent derrière les arbres [...]. Ils n’ont pas peur dans les forêts, au contraire ils chantent dans les forêts” (BS, 503); “Ne sais-tu pas que les fils du peuple élu doivent rester cachés et enfermés à cause des bêtes du dehors ? En ce Berlin, tout est à l’envers, mon cher ! Les humains en cage et les bêtes en liberté !” (BS, 505).
[60]La figuration de l’inversion se retrouve dans l’apologue de Mangeclous, le roman de 1938 : pour se protéger d’un lion échappé d’un zoo, les Juifs du ghetto se promènent en cage.
[61]Voir Marc ANGENOT, La Parole pamphlétaire. Typologie des discours modernes, Payot, 1995.
[62]Bernard-Henri LÉVY, op. cit., p. 207.
[63]Voir Alain FINKIELKRAUT, L’Ingratitude. Conversation sur notre temps, Gallimard, 1999, p. 26.
[64]Ibid., p. 26.
[65]Bernard-Henri LÉVY, op. cit., p. 257.
[66]Ibid., p. 233.
[67]Paul RICŒUR, op. cit., t. 1, p. 399.
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