ATELIER ALBERT COHEN

Groupe de recherches universitaires sur Albert Cohen

  • Augmenter la taille
  • Taille par défaut
  • Diminuer la taille

De Cervantès à Cohen par Philippe Zard

De Cervantès à Cohen

DONQUICHOTTISME ET LITTERATURE DANS L'OEUVRE DE COHEN

Philippe Zard

« Comprendre avec Cervantès le monde comme ambiguïté »

Milan Kundera[1]

«As-tu lu l'histoire nommée Quichotte ?» demande Saltiel à son neveu, de passage à Céphalonie. L'oncle, cependant, ne s'appesantit pas sur l'allusion : «Mais ceci est une autre affaire et nous aurons des nuits et des nuits pour causer»[2], poursuit-il. L'intrusion inopinée de l'oeuvre de Cervantès dans celle de Cohen n'est pas pour autant fortuite. Saltiel est alors tout occupé à conter ses tribulations en Arabie : «à cinquante-quatre ans» (rappelons que don Quichotte «frisait la cinquantaine»[3]), il s'est trouvé engagé dans de rocambolesques aventures : «nommé grand vizir du pharaon de ce pays, qui s'appelle l'émir Ibn Rashid», mais trop naïvement amoureux de la France (à laquelle il décide d'offrir «le protectorat du Nedjed pour qu'elle fasse briller les lumières de la civilisation»[4])... et de l'épouse de son protecteur (à laquelle il envoie un délicat «madrigal»), le petit oncle manque de finir décapité. Il y a du don Quichotte dans le candide Saltiel, et Salomon ne s'y trompe pas qui, dans les mêmes termes que Sancho, réclame un fief en récompense de ses loyaux services :

«Et dites-moi, oncle Saltiel, lorsque vous serez ministre de quelque gouvernement (Saille! soupira) vous plaira-t-il de me

donner quelque province ou village afin que j'y commande entièrement, à pied ou à cheval ?»[5].

Si l'oncle Saltiel songe à don Quichotte en relatant ses aventures arabes, la raison en est peut-être aussi géographique : l'origine mythique de l'histoire de don Quichotte n'est-elle pas le manuscrit de «Cid Hamet Ben-Engeli, historien arabe»[6] dont le récit de Cervantès ne serait que la traduction ? Les extravagances de Saltiel comme celles de l'ingénieux hidalgo portent le signe de l'Orient. Décidément, contrairement à ce que suggère Saltiel, ceci n'est pas une autre affaire.

Il en va peut-être ainsi de la présence de Cervantès dans l'oeuvre de Cohen. La notation la plus brève se charge, après coup, d'un sens secret, jamais explicité par l'écrivain.

Certes, Cervantès n'est pas de ces écrivains (Virgile, Tolstoï...) dont la présence, à titre d'hommage ou de parodie, hante le panthéon de l'auteur, et les références à l'écrivain espa­gnol se comptent sur les doigts d'une main. De même, don Quichotte n'occupe pas une place quantitativement comparable à celle de Don Juan dans les romans de Cohen.

Cependant, la quantité de références explicites à un écrivain ou à une figure n'est pas la seule mesure de son importance, et la citation n'est qu'une forme parmi d'autres de ce que Gérard Genette désigne sous le nom de «transtextualité»[7].

Peu d'allusions, certes, à l'oeuvre de Cervantès chez Cohen, mais la première est d'importance. Elle intervient dans Solal au moment où Jacques de Nons vient de proposer au héros la lecture de son roman :

«C'était un roman de cent quatre-vingts pages aérées, inti­tulé "Amitiés" et dédié au prince de Tour et Taxis. Des images distinguées. Des prénoms masculins et féminins se mouvaient, se rejoignaient, s'éloignaient, poissons crevés. Un livre composé, équilibré, harmonieux, décanté, dépouillé. (Tous les adjectifs ai­més des impuissants cristallins que n'a pas bénis le sombre sei­gneur étincelant de vie, adorateurs du fil à plomb, habiles à corseter leur faiblesse et à farder leur anémie.) (...) Le mari s'appelait Marie et la femme s'appelait Claude. Solal pensa à Sancho, au général Ivolguine et aux Valeureux. Il ferma ses mâchoires et le livre»[8].

La verve satirique de Solal se mêle ici à un manifeste esthé­tique, qui associe l'oeuvre de Cervantès à celle de Cohen, Sancho aux Valeureux (qui, par un effet spéculaire, acquièrent dans le récit même le statut de personnages de roman).

Dans le contexte précis de cette citation, l'union de Sancho et des Valeureux s'explique aisément. Au roman «anémique» de Jacques de Nons - dans lequel on a peu de peine à reconnaître cette esthétique des années vingt, où le roman français, selon les termes de Claude-Edmonde Magny, subit sa «cure d'amaigrissement»[9] - Cohen oppose la générosité du verbe et l'épaisseur des caractères. Contre un aristocratisme abhorré, la ferveur d'une veine populaire. Contre les fabricants de prose, la sainte alliance des créateurs; contre l'intellectualisme du littéra­teur, l'inspiration du génie. Vision qui ne s'encombre peut-être pas de nuances, passablement romantique, mais qui a le mérite de poser dans toute sa radicalité la dimension intempestive de l'oeuvre de Cohen.

Le débat, pourtant, n'est pas seulement esthétique. Une étude plus minutieuse fait apparaître une parenté plus profonde entre les deux auteurs, et une identité de projet, au moins par­tielle, entre le cycle épique de Cohen et le Quichotte. La référence à l'oeuvre de Cervantès permet de questionner le texte de Cohen et de mettre en lumière quelques-uns des aspects essentiels de sa vision du monde.

Cette réflexion s'organisera autour de deux axes princi­paux : la présence dans l'oeuvre (sous forme d'allusions, de réminiscences ou de correspondances inconscientes) de quelques éléments fondateurs du mythe donquichottesque, engendrant une structure romanesque singulière; plus profondément, une iden­tique préoccupation du rapport complexe noué entre la littérature et l'existence.

Les avatars du donquichottisme

La figure de don Quichotte proprement dite n'apparaît ex­pressément mentionnée qu'une fois dans Belle du Seigneur, et non pas, comme on pourrait s'y attendre, à propos de Solal, mais... de l'oncle Agrippa ! C'est Ariane qui, dans sa lettre à Solal du chapitre 62, risque la comparaison :

«Agrippa Pyrame d'Auble que depuis mon enfance j'appelle oncle Gri. Soixante ans. Long, maigre, cheveux blancs tondus court, moustaches gauloises, yeux bleus candides, mo­nocles parce que myope d'un oeil seulement. Lorsque gêné, ôte et remet sans cesse son monocle, tout en agitant sa pomme d'Adam. Ressemble à Don Quichotte.»[10]

La ressemblance que définit Ariane est d'abord physique : la silhouette décrite rappelle en effet celle du héros de Cervantès, dont l'auteur rapporte, au début de son récit, qu'ai/ était de com­plexion robuste, maigre de corps, sec de visage»[11].

Il ne s'agit là cependant que de rapprochements encore bien vagues entre deux hommes mûrs d'apparence longiligne et de style ascétique. Tout au plus observera-t-on plusieurs détails qui, insuffisants peut-être pour laisser croire à un jeu concerté d'allusions littéraires, n'en établissent pas moins des correspon­dances entre les deux personnages :

- l'un et l'autre (comme Saltiel du reste) sont des «oncles». Don Quichotte «avait une nièce qui n'atteignait pas les vingt ans». Agrippa, quant à lui, est surtout représenté à travers la relation privilégiée qu'il entretient avec Ariane. Ajoutons à cette maigre famille l'inévitable gouvernante : celle de don Quichotte «passait les quarante ans»; Ariane décrit plus longuement les soucis d'Agrippa affligé, avec Euphrosine, d'une «sorcière (de) plus de soixante-dix ans»[12].

- Agrippa comme don Quichotte sont, chacun à sa manière, férus de littérature : Agrippa n'est certes pas amateur de romans de chevalerie, mais consacre tous ses loisirs à l'écriture et à la traduction :

«Mon oncle mène de front trois manuscrits. Un livre dont le titre est "Choses et gens du vieux Genève", une traduction de l'Enéide et une vie de Calvin»[13].

- surtout leurs moyens de locomotion respectifs semblent unir les deux hommes. Il est difficile de ne pas voir dans l'automobile de l'oncle Agrippa la version motorisée de Rossinante, la monture de don Quichotte :

«Cela fait, il alla visiter sa monture; et, quoique l'animal eût plus de tares que de membres, et plus triste apparence que le che­val de Gonéla, qui "tantum pellis et ossa fuit", il lui sembla que ni le Bucéphale d'Alexandre ni le Babiéca du Cid ne lui étaient comparables»[14].

L'attachement inconsidéré de l'hidalgo à «la première de toutes les rosses du monde» annonce le rapport singulier d'Agrippa à son auto, qu'Ariane, dans sa lettre décrit en ces termes :

«Maintenant il faut que je vous parle de son auto. Née en 1912, buvant trente litres aux cent kilomètres, elle est de marque inconnue, son constructeur n'ayant sans doute pas osé s'en avouer l'auteur, ou peut-être, pris de remords, s'est-il suicidé après l'avoir mise au monde. (...) Il refuse de s'en défaire et d'en acheter une neuve. C'est par piété filiale, cette tarasque lui ayant été offerte par son père au début du siècle (...). Je sais qu'elle n'a pas très bon caractère, m'a-t-il dit, mais je sais comment la prendre et j'y suis habitué»[15].

Ce n'est pourtant pas dans ces nombreuses coïncidences que réside encore l'essentiel de l'analogie. C'est surtout par ses qualités morales qu'Agrippa évoque don Quichotte : vertu, pureté de coeur poussée jusqu'à la naïveté, perception «religieuse» du monde. Là se situe sans doute le donquichottisme d'oncle Agrippa. Le personnage est, on le sait, non seulement «profondément croyant»[16], «vrai chrétien»[17], mais missionnaire :

«Il y a plusieurs années, lorsqu'il a appris qu'il y avait pé­nurie de médecins missionnaires au Zambèze, il a décidé d'aller s'y mettre à la disposition des Missions évangéliques, à titre bé­névole. A son âge et de santé fragile, il a abandonné une grande

situation médicale pour aller soigner des noirs et leur apporter ce que dans son cher langage il appelle la bonne nouvelle»[18].

Agrippa, certes, figure une version moderne, sécularisée, et quelque peu embourgeoisée du mythe, mais il en présente en même temps une interprétation «chimiquement» - et moralement -pure. Redresseur de tort, désintéressé, possédé au plus haut point par le sens du devoir et du dévouement, Agrippa rejoint l'une des dimensions essentielles du donquichottisme, tel du moins que l'a conçu la tradition romantique : un idéalisme sans faille.

Sans doute faut-il avoir présente à l'esprit cette incarnation pure du donquichottisme romantique pour mieux mesurer l'écart que lui fait subir l'oeuvre par ailleurs. Le donquichottisme, en ef­fet, ne se manifeste pas toujours chez Cohen avec une pareille limpidité. Plus exactement, la figure de don Quichotte se partage ou se dédouble entre le personnage d'Agrippa et celui, plus pro­fond, mais aussi plus complexe et retors, de Solal, missionnaire d'un autre genre.

Plutôt que de dresser un inventaire des caractères communs aux héros de Cervantès et de Cohen, on tirera profit d'une com­paraison entre deux incipit : la «sortie» de don Quichotte et le projet de Solal, tel qu'il s'affirme au début de Belle du Seigneur.

Au commencement est la folie. Si Solal et l'antihéros de Cervantès se rejoignent, c'est d'abord par une folie d'exception.

«Enfin, notre hidalgo s'acharna tellement à sa lecture que ses nuits se passaient en lisant du soir au matin, et ses jours, du matin au soir. Si bien qu'à force de dormir peu et de lire beau­coup, il se dessécha le cerveau, de manière qu'il en vint à perdre l'esprit. Son imagination se remplit de tout ce qu'il avait lu dans les livres (...).

«Finalement, ayant perdu l'esprit sans ressource, il vint à donner dans la plus étrange pensée dont jamais fou se fût avisé au monde. Il lui parut convenable et nécessaire, aussi bien pour l'éclat de sa gloire que pour le service de son pays, de se faire chevalier errant, de s'en aller chercher les aventures, et de prati­quer tout ce qu'il avait lu que pratiquaient les chevaliers errants, redressant toutes sortes de torts, et s'exposant à tant de rencontres, d tant de périls qu'il acquît, en les surmontant, une éter­nelle renommée»[19].

L'acte de don Quichotte, ainsi envisagé, est peut-être le précédent de celui de Solal au début de Belle du Seigneur. L'entreprise du héros est elle aussi placée sous le signe d'une fo­lie superlative. Solal est «le plus fou des fils de l'homme»2 et cette folie est tout aussi inouïe que celle de don Quichotte :

«Car ce que je vais tenter, nul homme jamais ne le tenta, nul homme depuis le commencement du monde [20].

L'action de Solal, comme celle de don Quichotte agissant «pour l'éclat de sa gloire» et «pour le service de son pays» est placée sous le double signe d'une exigence transcendante et d'un désir individuel : il s'agit tout autant de trouver la «première hu­maine»[21], c'est-à-dire de racheter l'humanité, d'écrire, avec une nouvelle Eve, la Genèse d'une humanité régénérée, que de con­quérir une femme.

Quant à la mise en oeuvre du projet par les deux person­nages, comment n'être pas sensible à leur analogie ? Don Quichotte, pour mettre son plan à exécution, revêt l'habit du che­valier : la vérité de don Quichotte passe initialement par le traves­tissement. Solal, de même, ne se présente pas à Ariane dans la simplicité de sa nature : il s'est soigneusement déguisé jusqu'à devenir méconnaissable.

Plus encore peut-être qu'une relation complexe à l'identité, c'est un rapport paradoxal de l'homme au temps que signifie ce déguisement. En se parant de l'armure rouillée de ses ancêtres, don Quichotte montre que le sens profond de son acte d'instauration est celui d'une restauration. Moment inaugural que celui de cette première page de l'oeuvre, mais ce commencement est déjà un recommencement. Solal, pour sa part, ne se contente pas non plus d'un quelconque maquillage de son apparence exté­rieure : «il endossa l'antique manteau déteint, si long qu'il des­cendait jusqu'aux chevilles et recouvrait les bottes (...). Dans la pénombre, il se salua en hébreu dans la glace. Il était un vieux Juif maintenant, pauvre et laid (...)»[22].

Le déguisement de Solal est le vénérable manteau de Jérémie, la redingote mitée acquise dans Mangeclous. Vêtement d'ancêtre, lui aussi, dont l'origine excède même de loin l'âge du vieux Lituanien : on se souvient que, pour Jérémie, il n'y a pas de «manteaux jifs néfs»[23].

Les motifs des deux incipit semblent ainsi quasi identiques. Dans les deux cas, c'est d'un habit antique que se vêtent les per­sonnages : c'est dans une intime relation avec l'archaïque que se nouent ces débuts de récit. Solal et don Quichotte sont débordés de toute part par un passé qui fonde leur présent et nourrit leur avenir. L'un et l'autre se mettent au service d'une force supraper­sonnelle qui leur donne sens. Chez Cervantès comme chez Cohen, la nouveauté absolue que les personnages entreprennent de faire advenir tire sa force de sa profondeur immémoriale.

Analogie n'est pas identité. Les différences entre ces deux incipit sont tout aussi signifiantes, à commencer par la plus déci­sive : don Quichotte, en ce début de roman, cherche à devenir chevalier; Solal, quant à lui,«suivi des deux chevaux que le valet d'écurie tenait par les rênes»[24], ne demande qu'à ne plus l'être. C'est une investiture que réclame l'antihéros de Cervantès, quand le héros de Cohen ne rêve que d'un dessaisissement : l'enlaidissement de l'un est un but, quand le ridicule de l'autre est involontaire. Solal est un homme jeune et vigoureux qui se dé­guise en vieillard édenté; don Quichotte est un homme mûr qui entend recouvrer l'énergie de sa jeunesse. Le héros de Cervantès, retirant la vieille armure de son placard, tente de la restaurer, de la remettre à neuf. En revanche, le manteau de Jérémie ne vaut pas malgré mais par son ancienneté, tire sa vénérabilité de son usure.

Autre différence : la place de la femme. Celle-ci intervient dans Don Quichotte comme un facteur secondaire, une nécessité qui s'impose a posteriori : un bon chevalier se doit d'avoir une dame :

«Ayant donc nettoyé ses armes, fait du morion une salade, donné un nom à son bidet et à lui-même la confirmation il se per­suada qu'il ne lui manquait plus rien, sinon de chercher une dame de qui tomber amoureux»[25].

Pour Solal en revanche, la femme est au centre de la straté­gie amoureuse et métaphysique. Non sans compromettre en quelque mesure la bonne foi de l'entreprise : quand Solal se dé­guise en vieillard édenté, le projet relève encore du stratagème; après avoir obtenu le consentement d'Ariane, le héros n'attendait que le moment de réapparaître dans toute la splendeur de son ap­pareil chevaleresque) :

« Et il y a un cheval qui m'attend dehors ! Il y avait même deux chevaux ! Le second était pour toi, idiote, et nous aurions chevauché à jamais l'un près de l'autre, jeunes et pleins de dents, j'en ai trente-deux, et impeccables (...)»[26].

La différence entre les deux folies, et l'ambiguïté du projet de Solal, peuvent également s'exprimer en termes d'imitation et de modèles. En effet, renonçant l'un et l'autre à l'évidence de leur paraître et de leur facticité, brouillant les limites de leur identité individuelle et historique, Solal et don Quichotte ne tirent leur originalité que de leur furie imitative. Don Quichotte, avec sa lignée de modèles (Amadis, Roland, le chevalier de l'Ardente Epée) apparaît ainsi à René Girard comme l'archétype du désir triangulaire, du « désir selon l'autre », par opposition au « désir selon soi » :

« Don Quichotte a renoncé, en faveur d'Amadis, à la préro­gative fondamentale de l'individu : il ne choisit plus les objets de son désir, c'est Amadis de Gaule qui doit choisir pour lui »[27].

Si le preux chevalier est le modèle unique et vénéré (le «médiateur» dans la terminologie de René Girard) du héros de Cervantès, le modèle de Solal est, on l'a suggéré, moins clairement identifiable. On en compte à vrai dire au moins deux : le païen (le chevalier qui attend sa dame) et le juif (le vénérable

vieillard faisant à son élue l'offrande d'un amour sous le signe de la loi d'antinature).

Les deux modèles ne se contentent pas de se succéder, ils se mêlent, se rachètent et se compromettent l'un par l'autre au point de rendre impossible ou absurde toute interprétation uni­voque du geste de Solal. L'amour pur du vieux Juif pour Ariane avait-il pour vocation de rendre enfin à l'amour profane sa dignité éthique ? Mais qu'est-ce que cette loi morale dont l'amant travesti se réclame, et qui n'est rien d'autre, en un sens, qu'une incitation à l'adultère ? Le simple examen de la dualité des modèles de Solal, par contraste avec la relative simplicité du modèle donquichottesque, permet de mettre en lumière la duplicité essen­tielle du personnage de Cohen[28].

Les deux ordres

L'analogie entre les oeuvres de Cervantès et de Cohen ne s'arrête pas à ces jeux profonds sur l'identité et l'apparence. Par leur folie, Solal et don Quichotte engagent plus qu'eux-mêmes : l'essence de leur projet réside dans la mise en contact de deux univers de valeurs, dont l'un a pour vocation, au moins explicite, de mettre l'autre à l'épreuve.

Les valeurs chevaleresques de l'ingénieux hidalgo ont pour tâche de donner à une société corrompue, à des «siècles détes­tables»[29], l'ordre et la paix qui leur manquent, selon une harmo­nie conforme aux desseins providentiels. Les aventures de don Quichotte ne sont rien d'autre que la mise à l'épreuve des valeurs idéales de la chevalerie au contact du monde réel. L'oeuvre de Cervantès signe l'entrée dans la modernité en ce qu'elle est la première à figurer, dans une structure romanesque, la fin d'un ordre de valeurs stables (les valeurs épiques) et la naissance d'un monde nouveau, placé sous le signe d'une relativité généralisée : révélateur du conflit entre «romantisme» et «réalisme» (Marthe Robert), procès de «démythisation», voire de «dédivinisation»

du monde (Jean Cassou[30]) Don Quichotte est de l'avis unanime un mythe contre le mythe, qui révèle au roman moderne sa voca­tion nouvelle : l'exploration lucide du réel.

Chez Cohen, il va de soi que le conflit ne se situe pas entre le monde clos d'un ordre féodal plus ou moins mythique et l'univers infini et désenchanté de la Renaissance. On retrouve ce­pendant dans la création de l'auteur un affrontement analogue, une même dualité, entre un monde atemporel et stable (le ghetto céphalonien) et un autre dénué de repères, soumis à la force brute et à la domination du fort sur le faible. Dans ces deux oeuvres construites autour d'une bipolarité initiale (spatio-temporelle, culturelle, morale) un personnage opère la jonction entre un point de départ idéal ou fantasmé et un univers engagé dans la tempo­ralité et le devenir.

Plus encore : comment ne pas rapprocher le couple fonda­teur du roman de Cervantès (don Quichotte et Sancho), de l'opposition structurant l'oeuvre de Cohen entre le héros Solal et le choeur des Valeureux ? C'est une même complémentarité entre l'hybris et le bon sens qui semble gouverner la répartition des rôles dans les deux romans.

L'antithèse pourtant ne doit pas tromper : ces romans du contraste sont aussi des romans de la contamination. On sait combien le délire donquichottesque finit par gagner le serviteur, pris au jeu, et convaincu d'obtenir un jour l'île promise par son maître ; le prétendu pragmatisme de Sancho cède vite à la mytho­manie contagieuse du chevalier errant. Quant aux Valeureux, loin d'être simplement le contrepoint des aventures occidentales de leur cousin, ils ne peuvent se défendre d'en être tour à tour les admirateurs et les complices.

L'affrontement entre des univers de valeurs contradictoires n'épuise pas encore la parenté d'inspiration entre Cohen et Cervantès. La complexité de ce conflit est aggravée par l'introduction d'un troisième terme qui vient troubler la pureté de l'opposition.

La fiction du réel

Quelle est au juste la nature de la folie donquichottesque ? Rien d'autre, à vrai dire, qu'un passage à l'acte[31]. C'est afin de mettre en application les principes et les valeurs enseignés dans ses romans que don Quichotte décide de devenir «chevalier er­rant». L'Age d'Or que le héros de Cervantès tente vainement de faire revivre n'est pas tant celui du Moyen Age que celui de ses romans favoris. Beaucoup de critiques l'ont souligné, Don Quichotte est la première mise à l'épreuve de la «vérité littéraire». Entre le passé et le présent s'interposent la masse des livres qui deviennent pour le personnage la grille de lecture et d'interprétation du monde.

Dès lors, la quête de don Quichotte devient, pour reprendre les analyses célèbres de Michel Foucault, «quête aux simi­litudes» : «les romans de chevalerie ont écrit une fois pour toutes la prescription de son aventure. (...) Don Quichotte lit le monde pour démontrer les livres.» Son désarroi ne provient alors que de ce que «la ressemblance est toujours déçue, laisse indéfiniment creuse la parole des livres. (...) Les choses demeurent obstinément dans leur identité ironique»[32].

L'oeuvre de Cervantès n'est ainsi que la description minu­tieuse d'une maladie de la perception, par laquelle le héros «interprète la réalité en fonction d'un précédent romanesque»[33]. Première mise à l'épreuve du roman par le réel, elle dresse du même coup l'acte de divorce entre «les mots et les choses», inaugure une crise du langage et de la représentation.

Ce ne sont certes pas les romans de chevalerie que Solal entreprend de mettre à l'épreuve ; une fois encore le modèle a changé mais non le fond du problème : la littérature n'a pas fini, chez Cohen, de s'interroger sur son fondement éthique comme

sur son rapport à la vérité. Qu'importe alors si le mythe[34] de la passion a remplacé les romans de chevalerie, et si Wronsky suc­cède à Amadis de Gaule.

Le pari fou de Solal au début de Belle du Seigneur engage avec lui la littérature et, au sens idéologique du mot (celui du bo­varysme en général), le romanesque. L'alternative de Solal est strictement la même, dans sa naïveté apparente, que celle qui se pose à don Quichotte : soit les romans disent vrai, et il faut alors les vivre; soit ils mentent, et l'on peut alors les brûler (c'est la solution choisie par le curé dans le roman de Cervantès). Ainsi, si le mythe de la passion - mythe romanesque - est fondé dans son idéalisme, s'il est effectivement la rencontre éblouie de deux âmes hors de toute détermination sociale et/ou physiologique, alors pourquoi Ariane n'accepterait-elle pas l'offrande amoureuse d'un vieillard pauvre et édenté ?

La tentative de Solal au début du roman n'est donc rien d'autre qu'un mythe pris d la lettre. Comme don Quichotte, Solal «n'est fou que parce qu'il pousse d un degré inconvenant l'application littérale des bons principes et des belles idées qui sont censés régler et élever la vie, mais dont chacun sait qu'ils ne supportent pas la moindre épreuve pratique»[35]. Comme celle du héros de Cervantès, la folie de Solal est une folie proprement lit­téraire : elle met en jeu la vérité même de la littérature, c'est-à-dire, ici, des mythes de l'amour.

A travers son échec, Solal travesti confirme ce que Mangeclous, dans son langage, n'avait cessé de dénoncer : l'ampleur d'une imposture littéraire, d'une escroquerie idéaliste. Aux philippiques du faux avocat contre les mensonges des ro­manciers européens correspond l'échec pratique de Solal à con‑

quérir Ariane par sa seule force d'âme, qui en est comme la véri­fication expérimentale.

L'oeuvre ne s'arrête cependant pas à cette opposition de l'idéal romantique et de la réalité des faits. Comme chez Cervantès, c'est «l'empiétement continuel de la littérature»[36] sur la vie qui est dénoncé. La passion n'est pas tant une expérience amoureuse qu'une imitation du roman. Ainsi, Saltiel, à qui Solal a partiellement confié ses incursions dans la chambre d'Ariane, revient vers ses cousins en annonçant : «Je crois qu'il écrit un roman»[37]. Il y là plus qu'un simple effet comique de réflexivité littéraire : la mise en accusation d'une existence placée sous le signe du romanesque - d'une existence en quelque sorte fictive, sinon factice.

C'est assurément dans le rapport qui s'établit entre le cours de philosophie de Mangeclous à l'Université de Céphalonie et l'intrigue amoureuse de Belle du Seigneur qu'apparaît le mieux cette perversité du littéraire[38]. On sait que le cours de séduction de Mangeclous dans Les Valeureux (initialement partie intégrante de Belle du Seigneur) est comme la description ironique anticipée de la passion de Solal et d'Ariane. Les deux amants remplissent rigoureusement les conditions préalables énoncées par le Bey des Menteurs : Ariane est mariée (première condition), noble et ver­tueuse (deuxième), la température est favorable (troisième), l'amante est saine (quatrième), élégante (cinquième), l'amant est beau (sixième) et socialement puissant (septième). Les ma­noeuvres décrites par Mangeclous pour faire naître et grandir la passion sont, pour l'essentiel, celles que Solal emploiera pour l'entretenir.

L'analogie est poussée plus loin. Ainsi, c'est le 26 no­vembre, soit six mois environ après le début de leurs relations (8 juin), que Solal avoue pour la première fois son ennui à Ariane (chapitre 83); or Mangeclous a depuis longtemps programmé la scène : «Et au bout de six mois, s'étant enfuis vers la mer et le soleil, ils s'ennuieront fort l'un avec l'autre !» (Val, p. 167). Le sort du mari délaissé est, à quelques détails près, identique à celui d'Adrien : «Wronsky court chez le tsar, il le chatouille pour le mettre de bonne humeur et il le supplie d'envoyer Karénine au‑

jourd'hui même à l'étranger en mission de police» (Val, p. 146 / BS, chapitre 28). Le voyage d'Adrien semble lui aussi avoir été décrit par le pseudo-Tolstoï : «Et voilà le pauvre mari qui est parti, le bon mari qui a toujours été aux petits soins pour elle ! Et dans le train, il pleure de quitter sa chère épouse, il se bat la poitrine !» (Val, p. 146 / BS, chapitre 36); le mari revient chargé de cadeaux pour sa femme (Val, p. 167 / BS, chapitre 72); ayant découvert la trahison, il se suicide (Val, p. 168 I BS, chapitre 80).

Le caractère démonstratif de ces correspondances n'a pas besoin d'être souligné davantage. Pour le lecteur, l'aventure de Solal et d'Ariane sera toujours travaillée par une «agaçante réver­bération critique»[39] qui l'empêchera d'y adhérer jamais tout à fait. Surtout, il est hautement significatif que Mangeclous s'appuie dans son discours sur la parodie d'un roman : Anna Karénine (bien maltraité il est vrai). Comme les romans de chevalerie pour don Quichotte, le roman de la passion semble avoir écrit d'avance l'existence de Solal et d'Ariane. La source de leur échec n'est pas ailleurs : elle réside dans leur difficulté à s'affranchir du roman dans lequel ils se sont engagés et qui devient, au sens strict de ce mot, leur destin, leur fatum[40].

Le roman précède l'existence. La littérature et ses mythes sont le "déjà-là", le "déjà-dit" de la vie. Pour Solal et Ariane, ils ne s'agit pas tant d'être des amants sublimes que de se conformer au modèle des amants sublimes tel qu'il a été une fois pour toutes codifié par la convention littéraire; l'impossibilité d'aimer sans modèle (qui n'est peut-être qu'un défaut de courage) et l'impossibilité de ces modèles à passer l'épreuve du réel signent la faillite nécessaire de la relation amoureuse.

Successivement vieux Juif idéaliste, amant magnifique et confiné enfin dans le rôle peu enviable d'un quasi-époux con­damné au cocufiage, Solal n'apparaît jamais autrement que comme comédien de sa propre existence, et la conscience lucide de sa condition ne lui donne pas pour autant le courage d'y renoncer. Plus prisonnière encore des représentations frelatées de l'amour, Ariane se condamne à voir sombrer son idéal roma­nesque dans le grotesque du vaudeville et des scènes de ménage. Entre Solal et Ariane s'entremettent une infinité de masques qui sont autant d'obstacles au véritable face-à-face avec autrui. L'impasse est telle que le seul moyen qu'envisage un moment Solal pour en sortir est encore un nouveau masque; de nouveau, celui du fou :

«Oui c'est la solution feindre la folie feindre feindre qu'elle est la reine ma mère et moi le roi son fils le roi avec la couronne de la naine Rachel (...) oui ainsi fou et fils je pourrai l'aimer à fond sans avoir ()faire l'amant »[41].

La critique du littéraire[42] chez Cohen va donc plus loin que la dénonciation (somme toute assez classique) d'un idéalisme de pacotille; elle porte sur le débordement de la vie par les mythes qui pervertit par avance toute expérience, entrave d'emblée la survenue d'un événement. La tragédie de Belle du Seigneur est peut-être que rien n'a eu lieu parce rien, en un sens, ne pouvait avoir lieu.

Il est secondaire, dans cette perspective, que Cohen donne ou non une image exacte des romans qu'il dénonce ou même de la tradition romanesque dans son ensemble. Personne n'aura l'idée de chercher, dans la parodie grotesque de Mangeclous, une copie fidèle d'Anna Karénine (qui n'a rien d'une apologie de l'adultère) ni n'aura la naïveté de croire que toute la littérature oc­cidentale se résume en une exaltation idéaliste de la passion. Un lecteur pressé, et friand de métaphores cervantesques, pourrait penser que s'attaquer au mythe de la passion en 1938 (date de Mangeclous), et récidiver en 1968 (parution de Belle du Seigneur), revient à s'attaquer à des moulins à vent : quel écrivain de renom aurait encore l'idée, à cette époque, de se faire auteur d'idylles ou de pastorales ?

C'est que le problème, pour Cohen, est sans doute au-delà de la mise en cause d'oeuvres particulières. D'abord, parce que l'idylle et des dérivés survivent bel et bien, au moins comme ré­sidu, dans une production culturelle de seconde zone, grande pourvoyeuse de mythes, et qui, plus encore que les oeuvres ma­jeures, contribue à forger, sinon une pensée, du moins un dis­cours : non pas tant un ensemble d'idées cohérentes, mais plutôt une somme diffuse (et d'autant plus perverse et insaisissable qu'elle est diffuse) de représentations et de mots, un imaginaire.

Le procès de la littérature s'étend alors à celui d'une société qui se sert des mots que lui fournissent les livres comme d'une justification, et pour qui le vernis du langage noble masque les rapports de force qui la régissent effectivement. Toutes les cri­tiques de Solal contre la « fausse monnaie »[43], le double sens des mots, la puissance des représentations (l'homme fort, le séducteur...), ont pour toile de fond cette complicité inavouée de la société et d'une littérature qui lui sert d'alibi.

L'oeuvre de Cohen dévoile combien le rapport interindivi­duel lui-même se trouve grevé par l'intrusion illicite de ces repré­sentations. C'est là sans doute une originalité réelle de Cohen par rapport à tous ceux qui, comme lui, n'ont cessé de dévoiler la défiguration de la vie par les mots, les images et les modèles : de Cervantès à Stendhal en passant par Pouchkine, les tenants de la «vérité romanesque» contre le «mensonge romantique» met­taient déjà au jour la somme des médiations interposées entre notre conscience et le réel, faisant pièce aux illusions de l'immédiat et à la mystique du spontané ; devant une réalité tou­jours déjà « décorée et encrassée de mots »[44], leurs oeuvres pour­raient proclamer, comme le personnage de Valéry Larbaud, leur nostalgie d'une «vie réelle sans art et sans métaphores»[45].

Ce qui est chez ces auteurs de l'ordre d'un questionnement sur le divorce entre l'être et le paraître, le réel et la conscience, se voit chargé chez Cohen d'une profondeur plus spécifiquement éthique, dont on n'a guère d'équivalent ailleurs[46]. C'est dans la relation amoureuse que s'éprouve de façon cruciale ce parasi­tisme des représentations. Cette dimension du roman déjoue sans doute toutes les simplifications abusives de l'oeuvre et fait échap­per celle-ci à une interprétation platement moraliste. Si l'oeuvre n'était que la mise en récit d'une dénonciation de l'adultère, on ne comprendrait pas pourquoi l'aventure amoureuse de Solal et d'Ariane captive autant qu'elle émeut, ni pourquoi l'échec de la relation ne sonne pas seulement comme la confirmation édifiante d'un postulat mais surtout comme un terrible gâchis. Solal et Ariane sont à tout moment incapables de faire apparaître, sous la convention des rôles et la dictature des modèles, la nudité du visage d'autrui, celui qui ne se laisse appréhender par aucune dé­finition ni ne se laisse enfermer dans aucun discours; «réalité par excellence où un être ne se présente pas par ses qualités», selon la belle formule d'Emmanuel Lévinas[47].

On comprend mieux alors pourquoi l'on ne saurait réduire la tragédie des deux amants à la seule transgression des lois con­jugales (même s'il arrive à Albert Cohen de "moraliser", le récit est toujours infiniment au-delà de la prédication). C'est que l'adultère n'est pas propre au seul mariage : il se loge au coeur même de la relation des amants, s'inscrit dans le corps du fantasme érotique, apparaît de façon éclatante dans la formule du héros : «Solal d'Agay cocu du Solal de Genève»[48], soit le Solal enchanteur et romanesque contre le Solal désenchanté et prosaïque. Plus fondamentalement, l'adultère est peut-être élevé chez Cohen au rang d'une catégorie intellectuelle propre à élucider le rapport entre le réel et la fiction : le roman pénètre la conscience pour la soumettre et n'est rien d'autre que, littéralement, une adultération de l'existence.

Si la passion selon Cohen est si désespérée, c'est donc qu'elle est la forme de l'amour qui se nourrit de son propre mythe, et que, originairement aliénée au romanesque, elle rend décidément improbable la rencontre authentique du je et du tu, dont elle était pourtant comme la promesse :

« La rencontre possible et inévitable de l'homme avec lui-même, après les imaginations et les illusions, ne pourra s'accomplir que dans la rencontre de l'individu avec son prochain - et elle devra s'accomplir sous cette forme (...). Ce qui caracté­rise singulièrement le monde des hommes, c'est avant tout que là, d'être à être, se passe comme une chose qui n'a pas sa pareille dans la nature. Le langage ne lui sert que de signe et de médium; et tout ce qui est oeuvre de l'esprit lui doit son éveil (...). Elle a sa racine là où un être voit dans l'autre son altérité, voit en lui cet autre être, bien déterminé, afin de communiquer avec lui dans une sphère qui leur soit commune, mais qui dépasse les domaines particuliers de l'un comme de l'autre »[49].

Faute de rencontrer un visage, les amants ne font que re­produire des figures imposées... Sans doute est-ce là la dette se­crète de Cohen envers l'auteur du Quichotte en même temps que sa contribution décisive à son héritage : avoir repéré jusque dans les replis de l'intime la soumission de l'expérience aux lois per­verses et fascinantes de la fiction.

Fascinantes autant que perverses. Car c'est l'ultime para­doxe, et non le moins significatif, de l'entreprise de Cohen : comme Cervantès, ressuscitant par son roman un genre littéraire qu'il pourfend (et que beaucoup de spécialistes tiennent pour moribond à l'époque où paraît l'oeuvre), l'écrivain qui, en 1968, publie Belle du Seigneur redonne vie, par ce thème anachronique, à un mythe qu'il entend détruire et écrit un grand roman de la passion. On n'en finit pas si aisément avec les sortilèges du romanesque...


Article initialement publié dans les Cahiers Albert Cohen, n°2, 1992, p. 45 à 63.

Note de l'auteur : cette étude "de jeunesse" a été publiée en des temps très anciens où la recherche sur Albert Cohen n'en était qu'à ses balbutiements et où mon interprétation du Quichotte était encore très (trop ?) tributaire de ma lecture de Marthe Robert (et, dans une moindre mesure, de celle de Foucault). En dépit de toute ces réserves, il ne m'a pas paru déplacé de remettre l'article en circulation dès lors que, périodiquement cité, il était devenu devenu à peu près introuvable. Ph. Z.



[1] «L'héritage décrié de Cervantès», in L'art du roman, Gallimard, 1986, p. 21.

[2] Solal, p. 217. Les références aux oeuvres de Cohen seront tirées, pour Solal, Mangeclous et Les Valeureux, de l'édition de poche (Folio), pour Belle du Seigneur (BS) de l'édition Gallimard, collection blanche, 1968.

[3] Cervantès, L'ingénieux hidalgo don Quichotte de la Manche, trad. L. Viardot, GF, 1969, p. 51.

[4] Solal, p. 218.

[5] Solal, p. 239.

[6] Cervantès, op. cit., p. 101.

[7] In Palimpsestes, Seuil, 1982. Gérard Genette appelle «transtextualité» «tout ce qui met le texte en relation manifeste ou secrète avec d'autres textes». Le terme d'«intertextualité» est réservé par le poéticien à «la présence effective d'un texte dans un autre» (citation, allusion, plagiat).

[8] Solal, pp. 159-160.

[9] In Histoire du roman français depuis 1918, Seuil, 1950. L'auteur note, à propos de l'art romanesque des années 20, «une certaine sécheresse de style, parfois jusqu'à l'abstraction» (p. 80). Il n'est pas absolument impossible de voir dans le jeu intellectuel sur les prénoms du couple (inversion des connotations sexuelles) une allusion au Anne et à la Mahaud du Bal du Comte d'Orgel, dont on imagine sans peine que Solal devait le compter au nombre de «ces romans-épures, intelligents à vomir et plus secs que caroube» (BS, p. 290).

[10] BS, p. 472.

[11] Cervantès, op. cit., p. 51.

[12] BS, p. 476.

[13] BS, p. 476.

[14] Cervantès, op. cit., pp. 53-54.

[15] BS, pp. 476-477.

[16] Ibid., p. 474.

[17] Ibid., p. 478.

[18] BS, p. 474.

[19] Cervantès, op. cit., pp. 52-53.

[20] BS, p. 11.

[21] Ibid., p. 12.

[22] Ibid., p. 40.

[23] Ibid., p. 28.

[24] Mangeclous, p. 224. Comment ne pas évoquer, sur cette sorte d'antiquité ontologique du peuple juif, la formule célèbre attribuée à Kafka par Gustav Janouch: «Nous autres Juifs, nous naissons vieux» (Conversations avec Kafka, Maurice Nadeau, 1988, p. 37).

[25] Cervantès, op. cit., p. 54.

[26] Carole Auroy note fort justement que, en dépit de sa «valeur sotériologique», (...) «l'épreuve que Solal se propose tient quelque peu du subterfuge, n'engageant encore que la surface de lui-même. La faiblesse du vieillard n'est que le moyen d'un test, à l'issue duquel pourra reparaître, indemne, le beau jeune homme - comme dans ces contes au cours desquels le prince charmant, pour retrouver sa prestance séduisante, doit se faire aimer sous l'aspect d'un monstre repoussant. Son dépouillement n'est encore que celui d'un déguisement » (La quête du salut dans l'oeuvre d'Albert Cohen, Université de Paris IV, 1990, p. 304).

[27] René Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque, Grasset, 1961, pp. 11-12.

[28] On ne l'a peut-être pas assez remarqué : dans l'univers moral qui est celui d'Albert Cohen, le projet de Solal au début de Belle du Seigneur aurait été d'une tout autre limpidité si Ariane n'avait pas été mariée : le tort d'Ariane n'est pas tant d'avoir repoussé les avances du faux vieillard que de l'avoir fait pour de mauvaises raisons (et non par fidélité à son malheureux époux...).

[29] Cervantès, op. cit., p. 113.

[30] Cervantès, Editions sociales, 1936.

[31] Il va sans dire que toute cette étude doit beaucoup au commentaire magistral de Marthe Robert clans L'Ancien et le Nouveau, Grasset (coll. Les Cahiers Rouges), 1988 [1963].

[32] Michel Foucault, Les mots et les choses, Gallimard, 1966, pp. 60-61.

[33] Marthe Robert, op. cit., p. 157.

[34] Autant dire qu'il n'existe pas de définition absolument satisfaisante du terme de «mythe». On utilisera ici l'expression au sens où Denis de Rougemont, dans l'Amour et l'Occident et dans les Mythes de l'amour, parle d'un «mythe de la passion», incarné littérairement par la figure de Tristan, et dont on peut suivre la postérité aussi bien dans des oeuvres culturelles que dans les représentations collectives. On notera avec R. Caillois que les «caractères de la représentation mythique» font qu'elle est «assez puissante sur les imaginations pour que jamais en pratique ne soit posée la question de son exactitude, créée de toutes pièces par le livre, assez répandue néanmoins pour faire maintenant partie de l'atmosphère mentale collective et posséder par suite une certaine force de contrainte» (Le mythe et l'homme, Gallimard, 1938, p. 156).

[35] Marthe Robert, op. cit., p. 163.

[36] Marthe Robert, op. cit., p. 44.

[37] Mangeclous, p. 383.

[38] Nous sommes ici très redevable aux analyses d'Eva Illouz dans Identité et écriture dans l'oeuvre de Memmi et de Cohen, Paris X, 1983.

[39] Pour reprendre une expression de Genette appliquée à Haubert.

[40] Au sens étymologique, «ce qui a été dit, décrété».

[41] BS, p. 775.

[42] On remarquera que tous les genres, sans distinction, sont désignés comme complices de l'imposture : le roman, bien sûr, mais aussi le théâtre (cf. dans ce numéro l'article de M. Caraïon), sans oublier la poésie - «pouahsie» -complice par excellence du mensonge littéraire.

[43] BS, p. 315.

[44] Marthe Robert, op. cit.

[45] Valéry Larbaud, Les Poésies de A. O. Barnaboth, Gallimard, 1948.

[46] À l'exception sans doute du Château, de Kafka - et ce n'est nullement un hasard.

[47] In Difficile liberté, 1963, p. 326.

[48] BS, p. 648.

[49] Martin Buber, Le problème de l'homme, Aubier, 1980, pp. 112-113.