ATELIER ALBERT COHEN

Groupe de recherches universitaires sur Albert Cohen

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Grandeurs (théoriques) et décadences (narratives) de l'amour conjugal : l'alternative Tolstoï-Cohen par Nathalie Fix

Grandeurs (théoriques) et décadences (narratives) de l'amour conjugal : l'alternative Tolstoï-Cohen

Nathalie FIX

Dans la continuité de notre précédent article sur la "Sacralisation de la maternité chez Albert Cohen"[1], laquelle s'accompagne, dans le Livre de ma mère[2], d'une confusion retorse du lien conjugal et du lien maternel, nous aimerions ici analyser plus amplement le statut de l'amour conjugal dans l'œuvre cohénienne, ainsi que son rôle stratégique dans la théorie de la passion qu'élabore le héros Solal dans le discours de séduction adressé à Ariane[3]. Après avoir étudié — dans l'autobiographie comme dans les romans — les fondements et les conséquences de cette valorisation théorique de l'affection conjugale (juive) allant de pair avec un violent dénigrement de l'animalité passionnelle (occidentale), nous tenterons de montrer que cette exaltation discursive d'Agapé s'accompagne d'une dévalorisation narrative du couple conjugal dans l'œuvre romanesque. Malgré l'ambiguïté de sa démarche, qui glorifie la passion pour mieux la dénoncer, et qui érige théoriquement en valeur de référence l'amour conjugal mais qui le déprécie dans la trame romanesque, Cohen n'hésite pas à condamner à maintes reprises — directement ou par l'intermédiaire des diatribes de Solal et de Mangeclous — la démarche tolstoïenne à l'origine d'Anna Karénine, qui consiste, selon lui, à discréditer le lien conjugal et à développer une véritable mythologie de la passion adultère et tragique. Nous nous efforcerons donc, en dernier lieu, de comparer ces deux perspectives faussement opposées dans la rhétorique cohénienne, et nous étudierons de quelle façon le mythe passionnel se voit peu à peu découronné dans Anna Karénine au profit d'une peinture positive de l'épanouissement conjugal.

Valorisation théorique de l'amour conjugal juif

Dans le premier roman de Cohen, Solal, l'amour conjugal juif n'est l'objet d'aucune attention particulière et d'aucune mise en valeur : le héros lui-même n'a pas encore élaboré sa théorie de la passion féminine comme adoration béate de la force virile et comme sexualité animale, débridée, dissimulée sous une attitude délicate et poétique d'amante éthérée, épargnée par les basses réalités du corps. Ce n'est qu'après son échec avec Aude qu'il forge sa conception de la passion occidentale "rut et manège de bêtes"[4] telle qu'il l'exposera à Ariane dans les débuts de Belle du Seigneur.

Dans Solal, le héros éponyme a déjà pressenti la nécessité de manœuvres séductrices visant à faire valoir sa puissance de mâle dominateur, pour gagner le cœur des belles occidentales. Mais il n'a pas encore examiné les fondements de la passion amoureuse, ni même déterminé son caractère purement occidental, adultère et païen, opposé aux lois juives d'antinature qui prônent en l'homme le dépassement du péché originel, c'est-à-dire de la tare animale — volonté de dominer ou révérence envers la force brute. C'est la progressive dégradation du couple qu'il forme avec Aude, au fur et à mesure que Solal perd son aura sociale et se voit rejeté de la société qu'il avait pourtant conquise, qui le conduit peu à peu à remettre en cause l'essence et la validité de l'amour passionnel. Point n'est donc besoin pour le héros d'opposer à cet amour-passion qu'il n'a pas encore précisément disséqué et condamné un autre genre d'amour, une référence absolue en matière amoureuse : l'amour conjugal juif.

D'ailleurs, dans Solal, la distinction entre amour passionnel et amour conjugal est d'autant plus floue que Solal épouse la jeune fille qu'il aime passionnément : le lien conjugal vient donc couronner l'amour passionnel, mais de façon illusoire, puisque la perte du prestige masculin et la marginalisation graduelle du couple entament peu à peu la passion. Dans ce premier roman, le mariage fondé sur la passion échoue, mais ni le narrateur ni le héros n'analysent cet échec en termes de fondements opposés de l'amour passionnel et de l'affection conjugale. C'est dans le discours de séduction de Belle du Seigneur, préparé par les diatribes de Mangeclous dans le roman du même nom et par les déclarations du narrateur dans Le Livre de ma mère, que l'antithèse entre passion et tendresse conjugale cristallise l'opposition entre Orient juif et Occident païen, entre respect de la loi mosaïque antinaturelle et soumission à la loi du plus fort. Ainsi, la passion est d'autant plus antagoniste du mariage qu'il est de son essence même, selon les propos de Solal, d'être adultère : elle ne peut naître que chez une femme mariée, insatisfaite et déçue. L'amour passionnel ne peut donc se développer qu'aux dépens de l'amour conjugal et se nourrir des insuffisances et des désillusions du mariage : on est loin du schéma initial de Solal.

Dans ce premier roman pourtant, le héros monologue intérieurement sur son mariage (en des termes trop souvent oubliés), et dénigre l'essence même du lien conjugal, non parce que son mariage est fondé sur la passion occidentale et donc sur les mensonges de la séduction, non parce qu'il repose sur le pouvoir social, le prestige viril et la soumission féminine, mais parce qu'il engendre une promiscuité et des contraintes que Solal refuse. La fonction de mari n'est guère valorisante aux yeux du héros :

"Alors il n'était plus Solal mais un mari ? [...]

Mariage, bien mariage. Et maintenant il était enfermé dans un cube avec elle. Il venait à une heure puis à huit heures pour dévorer le repas. Au milieu de la tanière, sous un lustre, il y avait des os et ils mastiquaient tous les deux. Gai, gai mastiquons et brossons-nous les dents conjugalement. Et naturellement, il était tenu de la nourrir, d'apporter des viandes et des herbages et de la saillir"[5].

Solal rejette donc l'intimité quotidienne engendrée par la vie conjugale qu'il magnifiera cependant dans le discours de séduction de Belle du Seigneur. Il recourt, pour la décrire, au champ lexical de l'animalité (qui pourtant appartient, selon la théorie qu'il développera plus tard, au registre passionnel) : les enfants potentiels du couple sont même successivement assimilés dans la suite du monologue à des serpents, des requins, et sa femme à une "appariée", terme qui ne s'emploie que pour l'accouplement d'objets ou d'animaux :"L'appariée trouvait tout cela naturel. Ils vivaient côte à côte, ils sortaient ensemble de leur tanière, avançant leurs pattes d'un même mouvement"[6].

À ce stade de la réflexion romanesque sur le couple, le héros semble donc manifester un refus péremptoire de l'engagement conjugal et de cette acceptation totale de l'autre, avec ses faiblesses et ses basses nécessités physiologiques, qu'il revendiquera néanmoins dans Belle du Seigneur comme le fondement même de l'amour absolu, et que Cohen lui-même vantera dans Le Livre de ma mère.

Dans Solal, la valorisation du lien conjugal (qu'il soit juif ou occidental) semble tout à fait étrangère au personnage principal ; nous verrons par la suite qu'en dépit des déclarations de Solal et même de son auteur, le mariage juif ne constitue peut-être pas un véritable idéal dans la quête du personnage, mais qu'il joue en revanche un rôle stratégique dans le dénigrement de la passion occidentale et dans la recherche désespérée d'un amour absolument maternel.

Comment l'amour conjugal est-il progressivement, chronologiquement défini et mis en valeur au fil de l'œuvre tant romanesque qu'autobiographique ?

C'est tout d'abord Mangeclous, le double parodique de Solal, son "égal inversé"[7] qui est à l'origine de l'apologie graduelle du lien conjugal, dans le roman qui porte son nom et qui suit le premier roman cohénien.

C'est à travers la parodie et l'assassinat d'Anna Karénine de Tolstoï que va s'opérer la démystification de la passion occidentale et la glorification de l'amour conjugal juif, dans Mangeclous tout d'abord, puis dans Les Valeureux.

Mangeclous s'en prend à la littérature occidentale porteuse du mythe fallacieux de la passion délicieusement fatale, dont le roman de Tolstoï lui semble être le représentant le plus éhonté. Il stigmatise les supercheries et les dissimulations des amants passionnés qui se présentent l'un à l'autre dans tout le resplendissement de leur beauté (longtemps préparée) et masquent leurs misères physiologiques comme leurs besoins naturels, soucieux de passer pour des esprits éternellement poétiques, que les basses réalités corporelles ne sauraient atteindre.

Se plaçant donc sur le plan de la beauté éthérée, les amants peuvent être facilement découronnés en cas de subreptice découverte, et de même que leur amour ne naît que de cette dissimulation du bas corporel, il meurt de la moindre déchéance physique :

"Mais les amantes, une fois que l'homme est malade ou affaibli en un certain lieu de son corps, elles ne lui disent plus de poésies parce qu'il les dégoûte et elles l'ont en grande haine"[8];

Les amours païennes genre Anna Karénine ce sont des mensonges où il faut parader, ne pas faire certaines choses, se cacher, jouer un rôle, lutter contre l'habitude"[9].

Mangeclous théorise donc pour la première fois l'opposition entre amour passionnel fondé sur les faux-semblants et amour conjugal fondé sur l'acceptation totale de l'autre et de la vérité du corps ; il n'est pas encore réellement question de la vénération de la force virile et de l'attrait charnel qui donnent naissance à la passion chez l'amante : c'est la différence d'intimité — non pas sexuelle, mais physiologique — qui distingue ici passion et affection conjugale :

"Tel n'est pas le cas avec ma Rébecca. Ne me cachant pas qu'elle vente, elle est le plus grand amour de ma vie ! Tandis que si j'ai quitté l'autre et si je me suis indigné contre sa multiple ventaison c'est parce qu'elle avait le front de faire la poétique!"[10].

Quelques pages plus loin, Mangeclous donne une définition plus positive de l'amour conjugal comme alliance et partage :

"Et vive le mariage ! Voilà ma pensée. Le vrai amour ce n'est pas de vivre avec une femme parce qu'on l'aime, mais de l'aimer parce qu'on vit avec elle. Ainsi fais-je avec ma Rébecca chérie qui est le corps de mon âme et l'âme de mon corps et que j'adore [...]. L'amour c'est l'habitude et non jeux de théâtre. [...] Le saint amour, c'est le mariage, c'est de rentrer à la maison et tu la vois. Et si tu as un souci, elle te prend la main et te parle et te donne du courage"[11].

Ainsi, la tendresse conjugale n'est pas une simple absence de dissimulation et de dégoût devant les misères physiques et les faiblesses corporelles de l'autre; elle naît dans et par le mariage et constitue une alliance quotidienne. L'amour conjugal ne relève donc pas d'une élection ou d'une attirance préalables : il ne prélude pas au mariage mais en résulte. Naissant de sa propre fondation dans la durée et non pas d'une quelconque illusion, il ne peut donc ni être déçu, ni disparaître au contact des réalités quotidiennes (à l'inverse de la passion illusoire et éphémère).

Remarquons que dans cette perspective de l'amour conjugal comme fruit et non comme source du mariage, où l'attrait initial des conjoints n'intervient pas, il n'existe aucune complémentarité des personnalités à l'intérieur du couple : les époux ne se sont pas choisis et l'accord de leur caractère importe peu. En d'autres termes, Mangeclous aurait pu épouser n'importe quelle autre femme, qu'il aurait aimée de la même façon parce qu'il l'avait épousée, ce qui vaut également pour la mère de Cohen. Les époux ne sont complémentaires que par leur rôle spécifique : la répartition des tâches masculines et féminines dans la vie quotidienne, dont les propos du double de Solal donnent un aperçu (l'homme "travaille", s'occupe, alors que la femme reste à la maison et réconforte son mari quand il rentre). Dans la passion au contraire, les amants sont persuadés que le destin préside à leur rencontre et qu'ils sont de toute éternité faits l'un pour l'autre.

L'amour passionnel se voit ici opposé dans son fondement, dans son évolution et dans sa durée à l'amour conjugal. À travers le choix d'Anna Karénine, Mangeclous suggère déjà que la passion émane des déceptions du mariage occidental lui-même qui ne repose pas sur une alliance indestructible, mais sur une inclination passagère : l'amour passionnel puise donc sa source dans les désillusions quotidiennes de l'intimité conjugale et non pas dans les arcanes de la destinée. C'est cette perspective implicite de la passion nécessairement adultère que Solal radicalisera dans Belle du Seigneur, en y ajoutant notamment le rite de la séduction du mâle dominateur. Mangeclous poursuivra cette démonstration des manœuvres et manèges séducteurs dans Les Valeureux, par une parodie, une falsification, du roman de Tolstoï.

Toute la théorie cohénienne de la liaison passionnelle et du lien conjugal se trouve donc en germe dans cette première attaque de Mangeclous contre la littérature occidentale. L'œuvre autobiographique vient ensuite illustrer les déclarations de Mangeclous sur l'origine et la construction de l'amour conjugal, par l'exemple même de la mère de Cohen :

"Cette femme, qui avait été jeune et jolie, était une fille de la Loi de Moïse, de la Loi morale qui avait pour elle plus d'importance que Dieu. Donc, pas d'amours amoureuses, pas de blagues à l'Anna Karénine.[...]  Et l'amour biblique était né, si différent de mes occidentales passions. Le saint amour de ma mère était né dans le mariage, avait crû avec la naissance du bébé que je fus, s'était épanoui dans l'alliance avec son cher mari contre la vie méchante. Il y a des passions tournoyantes et ensoleillées. Il n'y a pas de plus grand amour"[12].

Cohen ajoute donc à la théorie préalablement élaborée par le personnage de Mangeclous dans l'œuvre romanesque la notion de Loi morale qui donne naissance à l'amour conjugal, dit "biblique". C'est le respect de la Loi juive d'antinature qui distingue définitivement l'affection conjugale — obligatoirement juive — de la passion — nécessairement païenne. D'autre part, la maternité semble renforcer le lien conjugal, l'amour conjugal et l'amour maternel étant situés sur le même plan :"Un mari, un fils à guider et à servir avec une humble majesté"[13].

Mais Cohen va beaucoup plus loin encore dans l'analogie apparemment innocente qu'il instaure entre ces deux sortes d'amour, laquelle ne transparaît absolument pas dans les propos de Mangeclous, où il n'est jamais question d'amour maternel. Comme nous l'avions étudié dans notre précédent article[14], l'auteur assimile progressivement tendresse conjugale et affection maternelle, toutes deux durables et capables d'accepter totalement l'être aimé, sans dégoût pour ses imperfections ou ses indispositions. Le narrateur nie donc la sexualité du couple, principale divergence entre ces deux sortes d'amour, et passe sous silence leur différence de fondement, puisque la progressivité de l'amour conjugal, construit a posteriori, le distingue de l'amour maternel présenté par Cohen comme inné, instinctif et immédiatement à son apogée.

En premier lieu, l'introduction de ce troisième terme qu'est l'affection maternelle ne semble pas devoir modifier considérablement l'opposition traditionnelle entre Éros et Agapé , mise en évidence dans L'Amour et l'Occident de Rougemont[15], pour qui la fidélité conjugale est "l'acceptation décisive d'un être en soi, limité et réel, que l'on choisit non comme prétexte à s'exalter ou comme objet de contemplation", ce qui est le cas dans la passion, "mais comme une existence incomparable et autonome à son côté, une exigence d'amour actif"[16].

Cependant, dans Le livre de ma mère, l'amour conjugal, même s'il est assimilé à l'amour maternel (ce qui le sauve in extremis) perd ses prérogatives d'unique valeur amoureuse à opposer aux faux-semblants de la passion ; ce découronnement relatif n'a d'ailleurs jamais été véritablement souligné jusqu'ici. Au fil du récit autobiographique, il est de moins en moins question de l'amour conjugal comme antithèse positive de l'amour passionnel. L'amour maternel devient non seulement le seul absolu opposé aux fallacieux attraits de la passion — l'amour conjugal étant évincé — mais se voit même érigé en amour inégalable et divin, c'est-à-dire qu'il constitue en lui-même l'ultime valeur, en dehors de toute opposition à l'amour passionnel :

"Ô toi, la seule, mère, ma mère et de tous les hommes, toi seule, notre mère, mérites notre confiance et notre amour. Tout le reste, femmes, frères, sœurs, enfants, amis, tout le reste n'est que misère et feuille emportée par le vent"[17].

Le terme de "femme" pouvant revêtir l'acception d'"épouse", l'amour conjugal se trouve donc ainsi relégué au second plan. Dans l'œuvre autobiographique, l'amour passionné de la mère pour son fils surpasse l'amour timide et dévoué qu'elle porte à son mari[18]. D'autre part, dans l'œuvre cohénienne, il est à remarquer que l'amour conjugal n'est jamais valorisé en soi mais seulement comme terme antagoniste de la liaison passionnelle. Il n'existe donc qu'en creux et de manière relative, contrairement à l'amour maternel.

Que devient-il alors dans les quarante pages du discours de séduction dont Solal afflige Ariane ?

Le deuxième discours de Solal adressé à Ariane dans les débuts de Belle du Seigneur, passe sous silence l'étalon-or que constitue l'amour maternel (et qui est pourtant l'unique objet de sa quête) et oppose à la passion animale et sexuelle, dans une perspective tout à fait semblable à celle de Mangeclous, "le saint mariage, alliance de deux humains [...] unis par la tendresse, [...] qui veulent la douceur de vieillir ensemble et deviennent le seul parent l'un de l'autre"[19].

Cette apologie de l'amour conjugal juif n'occupe qu'une page sur les quarante pages du discours de Solal : il s'agit donc d'une valorisation théorique extrêmement rapide dans un roman qui constitue le couronnement de la réflexion que mène Cohen sur l'amour. À ce moment du discours, l'amour maternel n'intervient pas pour renforcer l'exaltation de l'amour conjugal juif comme contre-pied de la passion occidentale. Lorsque l'amour maternel est enfin mentionné, indirectement, ce n'est pas comme simple antithèse de la passion, mais au contraire, comme ultime référent et objet de la quête de Solal, laquelle s'effectue à travers l'amour passionnel des belles occidentales :"...j'avais besoin de [...] cette tendresse qu'elles ne donnent que si elles sont en passion, cette maternité divine des femmes en amour"[20].

Finalement, la passion est davantage antagoniste de l'amour conjugal que de l'amour maternel, lequel ne peut être retrouvé, une fois la mère disparue, que dans la passion amoureuse. Comme nous l'avions examiné plus en détail dans notre précédent article, rien n'est plus proche de l'amour maternel, absolu et passionné, que l'amour passionnel, non pas dans son fondement mais dans ses manifestations. L'amour conjugal, en effet, fondé sur l'habitude et la loi morale, ne présente pas le même caractère d'absoluité. Le malheur de Solal est qu'il ne peut obtenir cette maternité amoureuse que souillée et profanée par les séductions mensongères nécessaires au surgissement de la passion. Aussi déclare-t-il :"Le terrible, [...] c'est que cet amour religieux, ainsi acheté au sale prix, est la merveille du monde"[21].

La merveille du monde n'est donc pas l'affection conjugale. Seul l'amour passionnel peut redonner à Solal accès à l'absolu de l'amour maternel, mais perverti.

En dépit des allégations de Cohen dans Le Livre de ma mère, les multiples glissements sémantiques du discours de séduction adressé à Ariane révèlent que la véritable opposition ne se situe pas entre amour conjugal-maternel et amour-passion, mais entre amour conjugal et amour maternel-passionnel.

Résumons-nous. Dans l'œuvre cohénienne, l'amour conjugal juif est d'abord absent comme référent, puis se voit mis en valeur comme alternative positive à la passion occidentale; il se trouve ensuite assimilé à l'amour maternel, toujours comme terme opposé à l'amour passionnel, — et enfin se fait évincer au profit de la maternité exaltée comme unique valeur. Dans un ultime renversement, il retrouve son statut d'antithèse à la passion, mais celle-ci est à la fois décriée comme tromperie animale et glorifiée comme voie d'accès ultime bien qu'avilie à l'amour maternel perdu. L'amour conjugal théoriquement valorisé par le discours du héros ne représente donc pas pour lui un absolu qu'il lui faudrait atteindre; c'est ce que corrobore la dévalorisation narrative du couple conjugal que nous allons maintenant étudier, ainsi que le statut des femmes juives dans l'œuvre romanesque et le refus constant de la paternité chez le héros.

Dévalorisation narrative du couple conjugal

De prime abord, il semble qu'il n'y ait pas de couple conjugal modèle chez Cohen. Au fur et à mesure que l'œuvre romanesque s'élabore, la représentation des liens matrimoniaux juifs ne semble guère étayer les discours de l'auteur et des héros masculins (Solal et son double inversé) sur l'harmonieuse et sainte tendresse conjugale.

Nous ne traiterons pas ici de l'amour conjugal occidental dans les romans de Cohen, dans la mesure où il n'est jamais valorisé théoriquement et n'est jamais érigé en idéal antagoniste de la passion destructrice. Le lien conjugal occidental, en effet, dans le cas de Solal et d'Aude, vient entériner illusoirement la passion et donc la soumission féminine à la prestigieuse force masculine, ou bien le mariage sanctionne un rapport de pouvoir inversé, où la femme domine son mari, comme chez les Sarles, chez Antoinette et Hippolyte Deume, l'union conjugale ne reposant guère que sur une communauté d'intérêts matériels. Le couple d'Ariane et d'Adrien dont les motivations initiales sont assez floues (la jeune femme semble avoir épousé Adrien par simple reconnaissance) évolue lui aussi dans la médiocrité et n'existe que comme repoussoir de la liaison passionnelle.

Qu'en est-il des couples juifs ?

L'amour conjugal qui lie les parents de Solal dans le premier roman ne relève pas de la parodie, mais n'est pas non plus empreint de connotations très positives. La relation de Gamaliel à son épouse est marquée par l'embarras et la distance : "Malgré la gêne qu'il éprouvait à parler à sa femme, il lui adressa quelques paroles polies"[22]. Et la relation de Rachel à son époux semble plutôt relever de l'aliénation et de la crainte que d'une sainte tendresse :

"Rachel Solal, une épaisse créature larvaire [...] dont les yeux faux luisaient de peur ou de désir, regardait alternativement son mari et son fils"[23].

Le couple formé par Rébecca et Mangeclous n'est guère plus exaltant. Dans une perspective parodique, les époux valeureux poussent à l'extrême les théories de Mangeclous sur l'acceptation totale de l'être aimé, au point de tomber dans l'exhibition scatologique. Ainsi, Rébecca nous apparaît pour la première fois dans une posture pour le moins incongrue et peu exploitée jusque alors dans la littérature : sur son pot de chambre, en pleine activité laxative. Un renversement carnavalesque peut donc s'opérer : ce qui était caché, masqué, évincé, transposé dans les liaisons passionnelles de l'Occident (c'est-à-dire les basses fonctions du corps) devient ostentation libératrice dans le couple conjugal juif non fondé sur la séduction des apparences. Au-delà des résonances comiques de cette scène, force est de constater que du point de vue de la loi d'antinature, le corps naturel, physiologique doit être accepté dans sa vérité mais pour être ensuite dépassé par la spiritualité. Or, cette hyberbole de l'acceptation du corps fonctionnel aux dépens du corps esthétique conduit à ériger en valeur ce corps physiologique — et finalement animal lui aussi dans sa réalité brute — plutôt que les valeurs spirituelles qui peuvent le transcender. Car, dans la logique cohénienne, si la sexualité est liée à l'animalité d'une humanité encore sous l'emprise des lois de nature, en quoi l'exhibition (au lieu de la simple acceptation) des nécessités naturelles de l'homme pourrait-elle se ranger du côté de la culture ?

Mais ce qui accentue encore davantage l'ambiguïté de la mise en scène du lien conjugal dans sa quotidienneté, c'est la réaction négative de Mangeclous face aux inconvenances de sa femme ; car après tout, si les deux époux vivaient heureux dans la scatologie, la valeur du mariage n'en serait pas pour autant reniée. Mangeclous masque à plusieurs reprises son "ennui"[24] devant la vulgarité de sa femme, dissimule son "agacement"[25] devant Rébecca contemplant le contenu de son mouchoir, et déclare dans un moment de lucidité désespérée : "Quand je mourrai, il ne restera plus rien de moi. Mes enfants sont écœurants. Ma femme est vulgaire"[26].

D'autre part, la réflexion sur l'absurdité des passions occidentales que le spectacle peu engageant de Rébecca lui inspire, porte peut-être moins préjudice à l'amour passionnel qu'à l'amour conjugal :

"Il regarda une dernière fois son épouse accroupie et diversement bruyante et déclara intérieurement qu'il ne comprenait pas les passions d'amour dont les Européens étaient affligés"[27].

Aux réticences de l'époux, l'attitude de l'épouse fait-elle pendant ? Cohen insiste maintes fois sur "l'œil servile"[28] de Rébecca contemplant son mari et caractérise de façon tout à fait équivoque ses œillades conjugales : "(Huileuse œillade vile, rusée, dégoûtante, enfantine, enthousiaste, nuptiale, complice, si bête, si aimante, si belle)"[29].

Que penser d'une telle description qui passe de la répugnance à l'attendrissement sans finalement emporter l'adhésion du lecteur ? On pourrait presque supposer que Cohen tente quelque peu de compenser une peinture trop négative du mariage, vers laquelle son écriture l'entraîne irrésistiblement : la fonction des parenthèses serait donc de réhabiliter ce qu'une plume trop satirique avait terni. De même dans le portrait final de Rébecca qui clôt le chapitre :

"(Elle l'aimait beaucoup. Elle le bordait dans son lit comme un bébé et souvent elle se levait la nuit lorsqu'il avait une fringale de douceurs [...]. Elle m'est infiniment moins antipathique qu'il ne semble)"[30].

Ce que la narration échoue à mettre en scène, à savoir l'épanouissement du couple conjugal, l'auteur tente de le rétablir par quelques remarques éparses visant à corriger au dernier moment, en un ultime renversement, l'opinion du lecteur, et à rehausser par une pirouette finale le prestige bien entamé du mariage juif. Mais loin de racheter la dévalorisation narrative de l'amour conjugal, ces interventions intempestives du narrateur ajoutent au discrédit, puisqu'elles attirent l'attention sur la dépréciation initiale.

L'avilissement de l'épouse qui considère son mari avec "le regard étonné, curieux et passionnément attentif d'un animal domestique"[31] constitue une pierre d'achoppement dans la peinture romanesque du lien conjugal comme refus de l'adoration servile de la prestance et de la puissance viriles (laquelle caractérise l'amour de l'amante passionnée). Le fait que Mangeclous ne ressemble guère à un mâle prestigieux n'atténue pas l'ambiguïté de cette servilité conjugale de la femme envers un mari de toute façon puissant à ses yeux.

D'ailleurs, Mangeclous ne manque pas d'abuser du pouvoir qu'il peut exercer sur son épouse, notamment en la battant sans raison, ce qui laisse perplexe quand on songe à la définition solalienne du lien conjugal comme "tendresse, reflet de Dieu"[32] :

"Mangeclous avait une haute opinion de [...] ses talents politiques. Chaque fois qu'un nouveau président du Conseil était nommé en France, il s'estimait lésé et rossait sa femme"[33];

"(Mangeclous était d'une exquise urbanité avec sa femme — sauf le vendredi , jour où il la fessait de confiance et froidement, pour la punir des fautes qu'elle avait dû commettre en cachette ou qu'elle commettrait peut-être ultérieurement)"[34].

Le couple formé par Salomon et sa femme pourvue d'une unique dent semble devoir donner une meilleure image du mariage juif, en dépit de la laideur de l'épouse. Salomon évite maintes tâches à sa femme et celle-ci prend soin de son mari :

"Il était très content à l'idée que sa chère épouse n'aurait pas à se fatiguer"[35];

"Salomon ouvrit la porte de son petit lit, que sa femme avait fait entourer de barreaux car elle craignait que son petit mari ne tombât au milieu de la nuit..."[36].

Cependant, là encore subsiste une certaine distance entre époux, ne serait-ce que parce que chacun vit dans des chambres séparées. D'autre part, l'épouse de Salomon ruine son mari en "spécialités pharmaceutiques"[37] et semble donc se situer comme Rébecca du côté du corps physiologique plutôt que de la spiritualité. Salomon est le premier à magnifier la douceur du mariage :

"Ô mes amis, quoi  de plus beau que le mariage et la fidélité ? Tu regardes ton épouse, et tu lui souris, tu n'as pas de remords, et Dieu est d'accord !"[38].

Cependant, il refuse de croire aux révélations de Mangeclous sur le mécanisme de la passion et se délecte de la mythologie occidentale de l'amour passionnel :

"Tu ne m'as pas convaincu, dit Salomon. Vivent les femmes, sœurs des fleurs ! Vive madame Anna et son cher monsieur le prince qui était plus joli que toi ! Et j'adore la beauté, la poésie, tout ce qui vous fait du bien, tout ce qui est grand, pur et beau !"[39].

Mais surtout, ce qui ne manque pas de jeter le discrédit sur les couples valeureux, c'est que les moments les plus palpitants vécus par les maris — en d'autres termes, leur vraie vie —, se situent hors de leur foyer, lors de leurs nombreuses escapades en Occident, quand ils sont délestés de leurs encombrantes épouses. D'autre part, leur amitié semble l'emporter sur toute autre affection, même conjugale, et Cohen lui-même se plaît davantage à décrire leur vie aventureuse de compagnons indéfectibles que leur plate existence maritale.

L'amour conjugal juif se traduit donc plus par des discours enthousiastes que par des faits probants dans l'œuvre cohénienne, puisqu'il ne constitue jamais l'objet de la quête incessante du héros.

On a souvent remarqué et questionné, dans l'ensemble des romans, la laideur des femmes juives, et notamment des épouses, pour ne citer que Rébecca "grosse larve"[40] et Rachel "épaisse créature larvaire"[41]. Plusieurs raisons de cette disgrâce physique ont été avancées, qui s'appuient sur certaines déclarations de Cohen : les femmes juives sont symboliquement laides, elles portent les stigmates des souffrances de leur peuple, et leur laideur les situe non du côté de la séduction des apparences, mais de celui des véritables valeurs spirituelles et morales. Cependant, la simple laideur suffirait à cette interprétation symbolique : or, les femmes juives ne sont pas seulement disgracieuses, elles sont parfaitement repoussantes.

En revanche, l'esthétique crasseuse de Mangeclous est largement compensée par sa créativité et ses talents oratoires, alors que rien ne vient racheter la difformité des femmes juives (sauf, évidemment, dans le cas de la naine Rachel). Il semblerait donc, dans la continuité des analyses développées dans notre première partie, que cette laideur repoussante des femmes juives vise à rendre symboliquement impossible tout mariage de Solal avec une femme de son peuple, non pas par peur de l'inceste, comme cela a déjà été suggéré, mais justement parce que le héros recherche un amour véritablement maternel, qui ne peut se rencontrer que dévoyé dans la passion, et non pas un amour simplement conjugal. Si Solal n'épouse jamais une femme juive, ce qui pourtant l'assurerait d'un amour sans comédies ni mensonges, d'une affection pérenne qui prend sa source dans la Loi d'antinature qu'il vénère, c'est qu'il sait que seul l'amour passionnel peut lui permettre de retrouver la "divine maternité des femmes en amour", même s'il ne l'obtient que par des manœuvres animales, par ce qu'il nomme "les sales moyens"[42]

Le seul mariage de Solal avec une femme juive est d'ordre symbolique, mais ne débouche justement sur aucune union réelle : il s'agit, dans Belle du Seigneur, des épousailles du héros avec la naine Rachel, épreuve initiatique qui réveille la conscience juive du héros et lui rappelle son attachement à la Loi.

Ce refus du lien conjugal juif chez Solal lié au désir d'une maternité passionnée se décèle également dans son rejet continuel de la paternité. En effet, dans Le Livre de ma mère, il est évident que le fils constitue peu à peu le centre rayonnant de la vie de la mère, vers lequel elle est essentiellement tournée, aux dépens du mari, respecté et craint, mais ne faisant pas l'objet de soins, d'attentions et de préoccupations constantes. Or, Solal qui mendie incessamment un amour absolument maternel, manifeste parfois un désir certain de régression infantile :

"Toutes ces gorilleries, alors que j'aurais tant aimé qu'elle vienne s'asseoir auprès de mon lit, elle dans un fauteuil, moi couché et lui tenant la main ou le bas de la jupe, et elle me chantant une berceuse"[43].

Accepter de devenir père serait donc non seulement abandonner à jamais toute possibilité de redevenir enfant, mais aussi risquer, selon les enseignements des récits autobiographiques, d'être moins aimé au profit de l'enfant : Solal ne peut plus être l'enfant de sa femme si celle-ci est la mère de son enfant. Ainsi, l'amour qui lie Solal à Aude se dégrade au rythme de la grossesse de son épouse, qui hésite d'ailleurs à lui annoncer tout de suite l'événement :

"— Dites, Sol, aimeriez-vous avoir un petit enfant ?

Il eut un sourire si douloureux qu'elle se décida, le cœur serré, à garder encore le secret pour elle-même"[44].

D'autre part, dans la deuxième édition de Solal, la scène d'attendrissement du héros devant son fils David est beaucoup moins développée et moins émouvante que dans l'édition de 1930. Le fils de Solal disparaît ensuite de l'œuvre sans que son père évoque jamais le moindre souvenir de lui, ou se préoccupe de son existence.

Dans Belle du Seigneur, Ariane fait part à maintes reprises de son désir d'enfant, qui pourrait redonner sens à sa vie solitaire avec Solal, lorsque la déchéance amoureuse commence, mais son amant accumule les arguments pour éviter cette maternité réelle dont il serait à l'origine et qui nuirait à la maternité idéale qu'il recherche et dont il serait l'unique objet :

"Lui faire des enfants pour lui donner un but en dehors de lui, et un passe-temps aussi ? Mais non, les enfants supposaient mariage et le mariage supposait vie dans le social.[...] Et puis quoi, elle avait tout abandonné pour une vie merveilleuse et non pour pondre. Il ne lui restait donc qu'à être un héros passionnel"[45].

Donner à Ariane un centre d'intérêt en dehors de lui-même est justement ce que redoute Solal, qui ne veut être ni mari ni père. Or, un mariage juif le conduirait à être les deux.

Ce faisant, Cohen, dans la quête de l'amour maternel qu'il met en scène chez son héros, se distingue de tous les grands romanciers occidentaux qui célèbrent l'amante maternelle. Stendhal, dans Le Rouge et le noir, ou par exemple Balzac, dans Le Lys dans la vallée, opposent les amantes jeunes, exaltées (comme Mathilde de la Mole) ou les "lionnes" sulfureuses (comme Lady Dudley) qui n'obtiennent du héros qu'un amour orgueilleux ou sensuel, mais dans tous les cas éphémère, aux amantes maternelles, plus âgées, durablement aimées, et justement, mères : madame de Rênal et madame de Mortsauf séduisent aussi le héros par leur attitude envers leurs enfants. Solal, lui, ne recherche pas l'amour maternel à travers de telles amantes; sans doute s'estimerait-il lésé, à cause de l'amour qu'elles portent à leurs enfants.

Si l'amour conjugal n'est pas une valeur absolue chez Cohen, mais une valeur oppositionnelle, qu'en est-il donc de la conception de la passion, du lien conjugal et de l'amour maternel chez Tolstoï, dans ce roman tant décrié par Mangeclous, Solal et l'auteur lui-même : Anna Karénine ?

Vivre en couple chez Tolstoï

Denise Goitein-Galperin fait très justement remarquer dans son essai sur Albert Cohen que le récit inventé par Mangeclous dans les Valeureux schématise à outrance Anna Karénine pour mieux en dénoncer l'idéologie passionnelle, et en falsifie les principales données, psychologiques et narratives[46]. Elle suggère également la raison de cette affabulation :

"C'est que, malgré le terrible châtiment réservé aux amants coupables et la condamnation implicite de la passion chez Tolstoï (ce qui pourrait faire du roman classique un livre cher à la perspective de Mangeclous), Anna Karénine présente une véritable mythologie de la passion. Nous nous identifions malgré tout avec Anna et Wronsky, avec leur aventure, née sous le signe du péché et vouée à une fin tragique"[47].

Certes, mais ne peut-on pas en dire autant de Belle du Seigneur, où, malgré les commentaires critiques de Solal au fur et à mesure qu'il sombre dans la passion, malgré la douloureuse dégradation des liens amoureux, malgré la mort tragique des amants, et en dépit de la dénonciation explicite de l'amour passionnel qui marque les débuts de l'amour de Solal et d'Ariane, le lecteur s'identifie aux héros de cette passion exaltée et célébrée comme "la merveille du monde" ?

De même, Tolstoï prend soin, comme le fera Cohen, de peindre l'affadissement progressif de la passion loin de toute société, à partir du moment où les amants vivent ensemble portés chacun par un désir absolu de trouver en l'autre l'unique sens de sa vie. Faut-il penser que Cohen fustige alors un roman qui poursuit, avant lui, la même fin démystificatrice que les siens ?

Il n'existe certes pas de théorie explicite de la passion chez Tolstoï, ni de discours sur son aspect éphémère et animal opposé à la durée constructive de l'amour conjugal. En revanche et contrairement à Cohen, Tolstoï met en scène une union conjugale durable et exemplaire, qui tout au long du roman, fait pendant à la naissance puis à la déchéance de la passion. Ce que Cohen théorise mais dont il ne propose aucune représentation idéale dans la narration, Tolstoï, lui, sans le vanter explicitement par le discours, le développe comme contrepoint décisif et positif aux errances passionnelles et nous décrit l'évolution, la consolidation de l'amour conjugal qui lie Lévine et Ketty, après que cette dernière a expérimenté le peu de fondement de l'exaltation passionnelle, puisqu'elle était au début follement amoureuse de Vronsky. Tolstoï est autant chantre de la réussite de l'amour conjugal que peintre des échecs de la passion.

Chez Cohen, la lente et patiente construction du couple conjugal n'est pas illustrée, elle est seulement formalisée comme "alliance contre la vie méchante"[48], alors que le sujet central d'Anna Karénine n'est pas la passion, mais comme le prétendait Tolstoï, "le contraste entre le bonheur familial et les entraînements de la passion"[49].

L'introduction du couple antithétique (Ketty/Lévine) est assez tardive dans le roman; à l'origine, Tolstoï avait seulement imaginé un scénario d'adultère — femme, mari, amant — avant de modifier totalement la structure de son œuvre. La question principale que se pose Tolstoï, dans Anna Karénine, est : "comment vivre en couple ?"[50] et elle se trouve illustrée par trois couples opposés :

- Anna et Vronsky représentent la passion dévorante qui mène aux déchirements, à la destruction et à la mort.

- Lévine et Ketty symbolisent l'union conjugale heureuse, mais où rien n'est acquis d'emblée et où la réussite n'est pas certaine.

- Oblonsky et Dolly figurent la médiocrité et le compromis, l'humanité ordinaire qui n'est pas animée par une quête d'absolu ni par une passion mortelle. Ainsi, le mariage est reconnu comme pouvant conduire à l'échec, c'est le cas d'Anna et de son mari, ou au semi-échec, c'est le cas du dernier couple évoqué, et la faute incombe d'ailleurs plutôt au mari qui trompe sa femme, ne se soucie guère des enfants et dilapide l'argent du ménage.

La véritable antithèse s'établit entre la passion dévastatrice et le bonheur de Ketty et de Lévine. Ketty aurait pu tout aussi bien qu'Anna tomber dans le piège passionnel, fascinée irrésistiblement par le brillant officier qu'est Vronsky; elle commence d'ailleurs par dédaigner Lévine qu'elle pense cependant aimer, mais qui n'exerce aucune fascination sur elle.

Ketty parcourt donc le chemin inverse d'Anna et des héroïnes cohéniennes : évitant de justesse le leurre de la passion (qui de toute façon n'aurait pu atteindre la même intensité dramatique que pour Anna, étant donné que la dimension de l'adultère en aurait été absente), elle choisit l'harmonie conjugale et familiale. Le couple Lévine/Ketty est d'autant plus antithétique du couple Anna/Vronsky qu'il se construit de façon inverse et en même temps parallèle à ce dernier. Il s'établit sur une blessure (Ketty étant froissée par le dédain de Vronsky à son égard, et Lévine demeurant amer d'avoir tout d'abord été refusé) et travaille jour après jour à une guérison qui débouche sur une sérénité harmonieuse, alors que le couple passionnel naît d'un coup de foudre (sans stratégie de séduction, contrairement aux allégations de Mangeclous), s'empêtre dans les scrupules et les tensions entre amour et société, amour et carrière, hésite et s'enlise dans les décisions à prendre et les choix à faire.

Le parallélisme des deux couples et des deux univers — familial et passionnel — se manifeste dans la succession des chapitres qui ouvrent la cinquième partie :

- Chapitres 1 à 6 : mariage de Lévine et Ketty à Moscou (préparatifs, doute, cérémonie)

- Chapitres 7 à 13 : liaison en Italie d'Anna et de Vronsky qui s'excluent de la société. Vronsky doute de la qualité de son bonheur et craint l'ennui :

"Vronsky, lui, malgré l'accomplissement de ce qu'il avait désiré si longtemps, ne pouvait être parfaitement heureux.

"[...] Il comprenait l'éternelle erreur que commettent les gens en croyant que le bonheur est la réalisation de leurs désirs. [...] Il sentit bientôt qu'au fond de son âme surgissait le désir des désirs : l'ennui"[51].

Au désenchantement de Vronsky s'oppose le bonheur d'Anna : "La complète possession de cet homme lui procurait une joie de tous les instants"[52]. Ainsi s'instaure progressivement un certain déséquilibre dans le couple.

- Chapitres 14 à 20 : vie conjugale, union du couple face à la mort du frère de Lévine, désillusions et consolidation du couple :

"Lévine était marié depuis près de trois mois. Il était heureux, mais tout autrement qu'il l'avait imaginé. À chaque pas, il rencontrait des désillusions mais aussi des enchantements imprévus. Il était heureux mais, une fois entré dans la vie conjugale, il voyait à chaque pas que ce n'était pas du tout ce qu'il avait imaginé"[53].

La liaison en Italie et les premiers signes d'ennui chez Vronsky sont encadrés par la vie du couple Lévine/Ketty. Aux désillusions passionnelles qui entravent l'amour s'opposent les désillusions conjugales de Lévine qui lui permettent non plus de rêver sa vie mais de la construire réellement. L'adaptation des deux époux est difficile, mais "ce que Tolstoï laisse clairement entendre, c'est que la voie suivie par Lévine et Ketty , si malaisée soit-elle, est la seule qui ouvre à un couple une chance, mais non une garantie, de réussite"[54].

Le rapport aux préoccupations autres que l'amour est inversé chez Vronsky et chez Lévine. L'amant, en effet, cherche à fuir l'ennui qu'occasionne le huis-clos de la passion :

"Tel un animal affamé qui se jette sur tous les objets qui se trouvent à sa portée en espérant y trouver une pâture, Vronsky inconsciemment se rabattait tantôt sur la politique, tantôt sur la lecture, tantôt sur la peinture"[55].

Vronsky tente à tous prix de préserver son indépendance :

"En tous cas, je suis prêt à tout lui sacrifier, sauf mon indépendance"[56], déclare-t-il.

Pour l'époux, au contraire, l'activité est une question d'équilibre, mais surtout pas une fuite compensatrice :

"Autrefois, cette activité était pour lui l'unique planche de salut. Aujourd'hui, elle lui était indispensable pour que sa vie ne fût pas uniformément lumineuse"[57].

Vronsky oppose amour et vie libre, indépendante, là où Lévine voit une complémentarité. Alors que les amants s'abîment dans la contemplation ennuyeuse d'eux-mêmes, les époux se répartissent les tâches d'intérêt commun, et respectent leurs activités réciproques, même si cet apprentissage d'une vie harmonieuse ne se fait pas sans quelques heurts initiaux :

"... Lévine ne comprenait pas encore que Ketty se préparait à une période d'activité où elle devrait être tout à la fois épouse, maîtresse de maison, mère, nourrice et éducatrice"[58].

La fusion est finalement plus intense dans le couple conjugal que dans le couple passionnel. Ainsi, après une scène de jalousie de Ketty qui s'inquiétait d'un retard de son mari, Lévine "comprit que non seulement elle lui était proche, mais qu'il ne savait plus bien où elle finissait et où il commençait. Il le comprit au sentiment douloureux de dédoublement qu'il éprouva en cette minute"[59].

Le rôle de l'enfant, chez Tolstoï, est justement d'éviter au couple une fusion totale. Fruit du couple, l'enfant en est aussi l'ouverture et le devenir. Dans l'œuvre romanesque cohénienne, l'enfant n'est jamais conçu comme l'avenir du couple, les mères sont peu nombreuses, et Rachel comme Rébecca n'incarnent pas une maternité oblative et idéale. Les héros tolstoïens et cohéniens veulent accéder au vert paradis de l'enfance, l'un par la paternité (c'est le cas de Lévine), l'autre par un désir secret de régression infantile (c'est le cas de Solal). Anna Karénine développe, à travers le personnage de Lévine, les difficultés que peut éprouver un homme à devenir père, à se sentir père, à aimer son enfant, alors que Belle du Seigneur , à travers le héros Solal, décrit les difficultés d'un homme pour être aimé d'une ferveur maternelle inconditionnelle, comme un enfant.

Dans Guerre et Paix, l'héroïne Natacha, fantasque et ensorcelante, connaît après quelques égarements le bonheur conjugal et maternel qui constituent, selon Tolstoï, sa vocation authentique et biologique. De jeune fille fascinante qu'elle était, elle se transforme en matrone, en "puissante femelle, belle et féconde"[60], qui délaisse toute vie mondaine et ne s'embarrasse plus d'aucun souci esthétique :

"Elle sentait que toutes les séductions que son instinct lui avait appris à utiliser auparavant auraient été maintenant tout simplement ridicules aux yeux de son mari, à qui, dès la première minute, elle s'était donnée tout entière, c'est-à-dire de toute son âme, sans lui fermer ne fût-ce qu'un petit coin de son être. Elle sentait que ce qui la liait à son mari, ce n'étaient pas les poétiques sentiments qui l'avaient attiré vers elle ; c'était quelque chose d'autre, d'indéfinissable, mais de ferme, comme ce qui liait son propre corps à son âme"[61].

Analyse qui ne manquerait pas de plaire à Mangeclous et qui rejoint les remarques de Solal sur les femme juives de stricte observance, lesquelles se rasent la tête une fois mariées, pour ne plus se placer sur le plan fallacieux et superficiel de la beauté[62].

Natacha pousse à l'extrême son amour pour son mari et ses enfants, car dans la perspective tolstoïenne, la "signification complète [du mariage] réside dans la famille" et non pas seulement dans "le plaisir que reçoivent les époux l'un de l'autre"[63].

Anna, à l'inverse de Ketty (et de Natacha Rostov), refuse l'enfantement, après avoir eu tout d'abord une petite fille de Vronsky. Elle considère que la maternité la détournerait d'elle-même et du centre de ses préoccupations qu'est Vronsky. Elle n'aspire qu'à être "une maîtresse avide de ses caresses"[64] :

"Son principal souci était elle-même : elle-même dans la mesure où elle était chère à Vronsky et pouvait lui tenir lieu de tout ce qu'il avait abandonné "[65].

Elle voit d'ailleurs dans le désir d'enfant de son amant une preuve d'indifférence à l'égard de sa beauté. Anna refuse d'installer le couple qu'elle forme avec Vronsky dans une durée et dans une évolution, mais cherche à le figer dans le temps-extase de la passion :"Je ne suis sa femme qu'autant qu'il m'aime"[66], déclare-t-elle, explicitant ainsi un point de vue qui s'oppose presque mot à mot à la conception de l'amour conjugal exposée par Mangeclous.

Tolstoï, contrairement à ce qu'affirment ces détracteurs, ne manque pas de souligner jour après jour la lente dégradation du sentiment amoureux chez les amants, Anna étant peu à peu absorbée par la jalousie et Vronsky par l'ennui, ce qui correspond presque au schéma cohénien, mais inversé (Solal est jaloux, Ariane s'ennuie). La passion pèse autant au héros tolstoïen qu'au héros cohénien, lesquels, cependant, se sentent liés éternellement à la femme qui a tout quitté pour eux :

"Vronsky appréciait ce désir non seulement de lui plaire mais de le servir qui était devenu l'unique but de l'existence d'Anna, mais en même temps ces liens d'amour dont elle essayait de l'envelopper lui pesait"[67].

Enfin, pour terminer, il est à noter que la mort des amants est beaucoup plus équivoque dans Belle  du Seigneur que dans Anna Karénine. Dans la mort, Ariane et Solal recouvrent la pureté initiale de leur amour, la noblesse et la sublimité des débuts :

"Il l'attendait, debout, archange [...], beau comme au premier soir"[68];

"... et il s'étendit auprès d'elle, baisa le visage virginal, à peine souriant, beau comme au premier soir"[69].

Ainsi, l'amour passionnel demeure une voie d'accès vers l'absolu, car celui-ci est atteint dans la mort qui réunit les amants, leur fait retrouver la grâce des débuts, et n'apparaît guère moins positive que les retrouvailles éternelles de Tristan et Yseut.

La suicide d'Anna est moins ambigu dans la mesure où il demeure unilatéral et est attribué par l'auteur à une erreur de jugement de l'héroïne, minée par une jalousie sans cause, persuadée d'avoir perdu l'amour de son amant et qui, de plus, au dernier moment, se repent de son acte :

"À ce moment, elle fut épouvantée de ce qu'elle faisait. «Où suis-je ? Qu'est-ce que je fais ? Pourquoi ?» Elle voulut se relever et se rejeter en arrière mais une masse énorme et inflexible la frappa à la tête..."[70].

Tolstoï ne présente pas la mort comme une fatalité liée à la passion, ni comme une réconciliation éternelle des amants ; il lui donne une motivation vengeresse qui lui ôte tout pouvoir de fascination :"Si je meurs, il se repentira, il me pleurera, m'aimera, souffrira à cause de moi"[71].

Désir de faire souffrir l'autre, séparation définitive des amants, tragique erreur et non pas fatalité sublime, la mort d'Anna semble plus horrible que fascinante. Elle ne contribue évidemment pas à une apologie de la passion, n'en déplaise à Cohen.

La passion est condamnée par la narration même dans le roman de Tolstoï, en soi, et par rapport au bonheur lentement élaboré du couple conjugal, même si elle ne fait l'objet d'aucune dénonciation théorique. Chez Cohen, en revanche, la passion est moins fustigée comme érotique destructive par rapport à l'Agapé qui se construit au sein du mariage, que dénoncée par rapport aux germes d'amour maternel qu'elle contient mais qu'elle profane, cette "divine maternité" entachée de sexualité bestiale et de soumission ravie à la force virile. Loin d'être un encouragement à l'adultère, l'ensemble de l'œuvre de Tolstoï, exception faite de la nouvelle de la désillusion intitulée La Sonate à Kreutzer, érige l'harmonie conjugale et familiale en lumineux absolu, en unique but des élans et de la quête de ses héros, alors que l'amour passionnel prend sans ambiguïté les teintes les plus noires de l'aliénation. L'œuvre cohénienne peint sous un jour ensoleillé les premiers temps de la passion, avant d'en décrire la progressive déliquescence et la fin tragique, mais empreintes toutes deux de nostalgie, alors que l'amour conjugal juif n'est jamais paré de couleurs éclatantes, malgré la valorisation théorique dont il est l'objet.

Mangeclous prétendait que Tolstoï, comme tous les romanciers occidentaux, présentait la passion comme un destin inéluctable, une fatalité à laquelle les amants ne pouvaient résister[72]. En fait, c'est bien plutôt le lien conjugal qui revêt chez lui ce caractère de nécessité impérieuse, comme en témoigne l'épilogue de Guerre et Paix :

"Natacha avait besoin d'un mari, et le mari lui fut donné. Et non seulement elle ne voyait pas la nécessité d'un autre mari, meilleur, mais comme elle concentrait toutes les forces de son âme au service de son mari et de sa famille, elle ne pouvait  même pas s'imaginer et ne voyait aucun intérêt à s'imaginer ce qui aurait pu arriver s'il en avait été autrement"[73].

Article paru dans les Cahiers Albert Cohen, numéro 5, 1995.

 


[1] Cahiers Albert Cohen : Visions du Sacré, n° 4, septembre 1994, pp. 55-78.

[2] (LMM), Gallimard, coll. Folio, 1985.

[3] Belle du Seigneur (BS), Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1986, ch. XXXV.

[4] Ibid., p. 360.

[5] Solal, (S), Gallimard, coll. Folio, 1981, p. 340.

[6] Ibid.

[7] Denise, GOITEIN-GALPERIN, Visage de mon peuple : essai  sur Albert Cohen, Nizet, 1982, p. 142.

[8] Mangeclous, (M), Gallimard, coll. Folio, 1980, p. 132.

[9] Ibid., pp. 139-140.

[10] Ibid., p. 135.

[11] Ibid., p. 140.

[12] LMM, p. 19.

[13] Ibid.

[14] op. cit., pp. 69-78.

[15] Plon, coll. 10/18, 1979.

[16] Ibid., pp. 309-310.

[17] LMM, p. 102.

[18] Voir notre article dans les Cahiers Albert Cohen, pp. 69-75.

[19] Ibid., p. 380.

[20] Ibid., p. 364.

[21] Ibid., p. 380.

[22] Solal, p. 49.

[23] Ibid., p. 26.

[24] M, p. 67.

[25] Ibid., p. 70.

[26] Ibid., p. 148.

[27] Ibid., p. 69.

[28] Ibid., pp. 64, 66.

[29] Ibid.

[30] Ibid., p. 67.

[31] Ibid., p. 64.

[32] BS, p. 360.

[33] M, p. 50.

[34] Ibid., pp. 63-64.

[35] Ibid., p. 13.

[36] Ibid., p. 18.

[37] Ibid., p. 13.

[38] BS, p. 661.

[39] M, p. 141.

[40] M, p. 69.

[41] S, p. 26.

[42] BS, p. 42.

[43] Ibid., p. 364.

[44] S, p. 404

[45] BS, p. 640.

[46] op. cit., p. 144.

[47] Ibid., p. 145.

[48] LMM, p. 19.

[49] Note d'André Maurois, citée par Michel Cadot dans la préface de l'édition Garnier-Flammarion d'Anna Karénine, 1988, p. 18.

[50] Ibid., p. 18.

[51] op. cit., tome II, pp. 40-41.

[52] Ibid.

[53] Ibid., p. 58.

[54] Préface, op. cit., p. 33.

[55] Anna Karénine, tome II, p. 41.

[56] Ibid.

[57] Ibid., p. 247.

[58] Ibid., p. 65.

[59] Ibid., p. 58.

[60] Guerre et Paix, Gallimard, coll. Folio, 1972, p. 669.

[61] Ibid., p. 670.

[62] BS, p. 360.

[63] Guerre et Paix, p. 671.

[64] Anna Karénine, p 383.

[65] Ibid., p. 245.

[66] Ibid., p. 239.

[67] Ibid., pp. 245-246.

[68] BS, p. 997.

[69] Ibid., p. 999.

[70] Anna Karénine, tome II, p. 389.

[71] Ibid., p. 362.

[72] M, p. 140.

[73] Guerre et Paix, p.672.