ATELIER ALBERT COHEN

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Entretien avec Claudine Ruimi sur Le Livre de ma mère

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Albert Cohen et la sainte sentinelle

Par Ariane Singer | L'Arche | 22/05/2017 | 13h50

Avec le Livre de ma mère, publié en 1954, Albert Cohen a donné à la littérature un de ses chefs-d’œuvre. Paru onze ans après la mort de la mère de l’écrivain et diplomate, ce récit intime est un bouleversant hommage filial, un splendide chant d’amour universel. Que nous dit-il des rapports du romancier à sa propre génitrice? Comment, dans le reste de son œuvre, Albert Cohen aborde-t-il la figure largement fantasmée de la mère juive? Entretien avec Claudine Ruimi, docteur en littérature française, membre de l’Atelier Albert Cohen, associée à l’unité de recherche THALIM —Théorie et histoire des arts et des littératures de la modernité— de l’Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3.


L’Arche: le Livre de ma mère est l’un des plus beaux livres jamais écrits sur la figure maternelle. Dans quel contexte Albert Cohen l’a-t-il écrit?

Claudine Ruimi: Il a d’abord fait paraître quatre textes intitulés « Chants de mort » entre juin 1943 et mai 1944 dans la revue La France libre. Ces textes, consacrés au décès de sa mère, vont ensuite devenir le Livre de ma mère. Le point de départ de celui-ci est une anecdote qu’il raconte : dans sa jeunesse, alors qu’il appréciait la compagnie de la bonne société, il s’était attardé chez des amis. Á quatre heures du matin, comme il ne s’était toujours pas manifesté, sa mère avait pris peur et avait appelé chez eux. Quand Il était rentré chez lui, il était fou de colère. Sa mère avait beau sangloter et demander pardon, il avait continué à lui faire des reproches. Il explique avoir eu besoin d’écrire ce livre pour demander pardon, pour n’avoir pas assez aimé sa mère.

Toutefois, quand il évoque à nouveau cette scène fondatrice pour s’en accuser, il glisse très vite du singulier au pluriel: « cruauté du fils » à « cruauté des fils ». Il impute plus loin son « indigne colère » au fait que « [l’accent étranger et les fautes de français de sa mère l’]’avaient gêné »: cette attitude n’est pas propre à Cohen, plusieurs écrivains tels qu’ Albert Memmi, l’ont éprouvée : l’accent constitue un obstacle à l’intégration.

Mais ce qui est terrible dans le personnage de la mère, c’est qu’elle accepte son sort. Parti du désir de se faire pardonner, ce livre aboutit à la construction d’une icône. Même s’il la dépeint parfois avec humour, il passe insensiblement du fils aux fils, de la mère aux mères, puis à la figure de Marie, mère du Christ. Le regard porté sur la mère est subtilement ambivalent.


Il y aussi ce remords de l’avoir maintenue dans une infériorité sociale…

Pas vraiment. Ce serait trop simple! Albert Cohen convoque des images très peu flatteuses pour évoquer sa mère: plusieurs fois il la traite de « bon chien », de « chien fidèle », de « chien aimant ». Ou encore de « pauvre sainte poire ». Ailleurs encore, il donne l’impression d’avoir donné à sa mère une raison de vivre: « Ma mère n’avait pas de MOI, mais elle avait un fils », écrit-il. Il souligne aussi la servitude volontaire dont fait preuve sa mère, et il s’en accommode, en la tournant même en dérision! Elle se lève à trois heures de matin pour lui préparer de la pâte d’amandes: quoi de plus naturel? Il s’en amuse. Á un autre moment, toujours en pleine nuit, il a besoin de parler. Il la réveille. Elle se lève et va discuter avec lui. Tous deux trouvent cela normal. Aucun des deux n’est gêné par la dimension asphyxiante de la relation qu’ils entretiennent.

Il y a aussi cette expression très intéressante, au début du livre : « O sainte sentinelle perdue à jamais ». Un vrai oxymore que cette association entre le lexique religieux et le langage militaire : la figure maternelle est nimbée de sainteté mais elle est aussi là pour monter la garde et sortir ses griffes si quelqu’un agit contre son fils. C’est une lionne, dit ce dernier.


Que sait-on des rapports qu’Albert Cohen entretenait avec sa mère, dans la réalité?

Peu de choses, car il a fait détruire par son épouse, après sa mort en 1981, tous ses papiers personnels. Un épisode m’a cependant toujours surprise : en 1940, Albert Cohen est responsable de l’Agence juive à Londres, où il va devoir s’installer avec sa femme, Marianne et Myriam. Ils doivent prendre le bateau le matin près de Bordeaux. Marianne s’aperçoit qu’elle a oublié sa petite chatte, et envoie le chauffeur la chercher. Mais personne n’est allé chercher la mère de Cohen, qui se trouvait à Marseille. Elle est morte en 1943 d’un arrêt cardiaque. Sans doute sous l’effet de la frayeur, alors que les Allemands avaient envahi la ville.

On en sait en revanche davantage sur le père de Cohen, même s’il parle très rarement de lui. Dans les Carnets 1978, il est présenté dans des termes très durs: en despote qui traitait sa femme en esclave. Albert Cohen s’y remémore une scène de son enfance où, mécontent d’une moussaka que sa femme lui avait préparée, son père avait tiré brutalement la nappe sur laquelle se trouvait le plat, le renversant par terre. Il décrit sa mère à quatre pattes en train de ramasser les débris. Son père était un homme très machiste, à la façon des hommes orientaux. Si Cohen n’a pas toujours été très patient avec sa mère, il avait une grande affection pour elle. Dans ces mêmes carnets, il dépeint à quel point sa mère se dévouait pour lui. Avant de partir, tôt le matin, rejoindre le commerce d’oeufs qu’elle tenait, elle lui laissait, à côté de son bol de café au lait, un petit mot ou une histoire, un détail qui est peut-être à l’origine de sa vocation d’écrivain. Ainsi cette histoire d’hippopotame, qui figurera dans Belle du Seigneur.


« Vieille maman, éternelle fiancée », écrit l’auteur. Comment Albert Cohen joue-t-il de l’ambiguïté de ses rapports avec sa mère?

Il décline effectivement un vocabulaire amoureux. J’y ai vu quelque chose qui fait penser au Cantique des Cantiques. Dans Solal, Cohen souligne inversement l’ambiguïté du désir de la mère pour son fils, avec des expressions qui montrent que celui-ci dépasse le simple amour maternel.

Mais la mère, chez Albert Cohen, ce sont aussi les origines: en l’occurrence le poids de la judéité, dont il s’accommode très mal. Il l’assume, d’un côté, mais en même temps il est un parfait athée. Il lui est difficile d’endosser cette responsabilité que lui a transmise sa mère; en visite à Genève, celle-ci lui suggère notamment de respecter la casherout, ce qui indispose le fils devenu adulte. D’où la fascination-répulsion qu’il éprouve à son égard.


Comment s’exprime cette répulsion?

Par des descriptions caricaturales. Dans Solal, Rachel, la mère – qui apparaît furtivement – est décrite comme une « épaisse créature larvaire dont les yeux faux luisaient de peur ou de désir ». Rebecca, la femme de Mangeclous, est dépeinte comme une femme très grosse, de 140 kilos: les cheveux crépus et charbonneux, les yeux serviles. Il décrit souvent aussi Rebecca sur son pot de chambre, dans un rôle de Pythie ridicule, dissertant aussi bien de la beauté du purgatif que du cours de la bourse.

Dans un célèbre passage des Valeureux sur la moussaka, Rebecca est enfin décrite comme l’assistante de Mangeclous, faisant des efforts constants pour servir son maître.


Le livre de ma mère est une référence obligée dans la littérature contemporaine quand il s’agit d’évoquer la mère juive. Qu’est-ce qui lui confère cette stature?

Ce côté « Cantique des Cantiques » et religieux. Son lyrisme. C’est un livre très beau dans son écriture et très intéressant dans sa façon de convoquer une figure maternelle avec des expressions dignes des grands textes bibliques. Regardez cette phrase splendide au début du livre: « Chaque homme est seul et tous se fichent de tous et nos douleurs sont une île déserte ». Cohen tend ici à l’universalité. Tous les lecteurs, juifs ou non-juifs, peuvent s’identifier à ce texte.

Il est intéressant de noter que la plupart des écrivains juifs, à commencer par Romain Gary, ont ce souffle lyrique quand ils parlent de leur mère. Gary comme Cohen souligne la dimension sacrificielle de mères qui n’ont pas rendu leurs fils heureux. Dans la Promesse de l’Aube, le narrateur découvre ainsi que sa mère se nourrit du pain trempé dans l’huile de la poêle qui a servi à cuire la viande pour son fils, tandis que celui-ci a droit à un bifteck. On aurait pu trouver la même chose chez Cohen. Il y a un côté déchirant, désespéré. Chez lui, ni l’amour sentimental ni l’amour maternel ne lui apportent le bonheur. Quand il écrit et qu’il ressuscite la figure maternelle, il semble qu’il soit paradoxalement plus heureux que lorsqu’il a subi le poids de sa présence et que l’a assailli le remords de ne pas avoir été plus présent auprès d’elle.


Qu’a de spécifiquement juif la figure de la mère chez Albert Cohen?

La cuisine. Plus particulièrement les boulettes qu’elle prépare chaque vendredi après-midi, pour Shabbat, dans le Livre de ma mère. Chaque semaine, après s’être apprêtée, elle attend son fils et son mari, « les deux flambeaux de sa vie », dans son « juif royaume »-sa cuisine-, à sa table.

La mère gave son fils: quand elle va à Genève lui rendre visite, c’est avec une valise pleine de denrées, des spécialités faites maison, qu’elle lui donne une à une, chaque jour, sous forme de surprises. Dans les Valeureux, cette nourriture est joyeuse, contrairement à Belle du Seigneur où les amoureux, Solal et Ariane ne mangent pas. Et quand ils le font, lors de longs repas à table, c’est qu’ils cessent d’être amoureux. Plusieurs critiques ont d’ailleurs vu les Valeureux comme une métaphore de la mère.


Vous montrez dans votre livre Albert Cohen, Une poétique de la Table (Presses Universitaires de Rennes) que la nourriture, incarnée par la mère, peut avoir quelque chose d’angoissant. Comment cela s’exprime-t-il?

Dans le Livre de ma mère, il y a ce passage si puissant sur la sortie du dimanche, quand tous les deux vont au bord de la mer, habillés comme des chanteurs d’opéra, et sortant leur casse-croûte: un déballage de splendeurs orientales. « Assis à cette table » répète-t-il à chaque début de phrase, de façon anaphorique, il est heureux mais s’imagine en même temps « s’enlever », « voler », sortir de là, en somme…

Á la première lecture, le livre est très pathétique mais cette vision n’est pas si simple. Car si la mère donne bien à manger, elle est aussi une espèce de monstre dévorant, qui se nourrit de son fils. C’est très effrayant.


En dehors du Livre de ma mère, quelle place occupe la figure maternelle dans l’oeuvre d’Albert Cohen?

Elle est tout à fait anecdotique. On l’a vu, elle apparaît de manière très fugace au début de Solal. Celui-ci a fait une fugue pour aller retrouver Adrienne. Contre l’avis de son mari, la mère charge son frère, Saltiel, de le retrouver, selon un plan bien déterminé. Une démarche étonnante étant donné la façon dont elle est décrite par ailleurs – bête, obtuse.

Dans Belle du Seigneur, la mère est incarnée par la nourrice d’Ariane, Mariette, qui bien que non juive, a, vis-à-vis de sa protégée, la même relation qu’une mère juive. Mais contrairement à la mère du narrateur dans Le Livre, Mariette se permet de dire tout haut ce qu’elle pense de sa fille d’adoption…


Source : L'Arche


Mise à jour le Vendredi, 26 Mai 2017 15:55
 

journée d'étude 13 mai 2017

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Programme de la journée d'étude du 13 mai 2017


Cohen et les arts


affiche journée d'étude 13 mai 2017

Mise à jour le Dimanche, 07 Mai 2017 15:01
 

affiche-mai-2016

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Journée d'études du 28 mai 2016


L'affiche de la journée d'études

Lien vers la présentation de la journée d'étude du samedi 28 mai 2016

Mise à jour le Vendredi, 27 Mai 2016 13:08
 

Programme journée d'études mai 2016

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Journée d'études
"La Parole dans l'oeuvre d'Albert Cohen"
samedi 28 mai 2016 de 9h à 17h

organisée par l'Atelier Albert Cohen en collaboration avec l'UMR 7172 THALIM (Paris 3, CNRS, ENS) à la Sorbonne Nouvelle, Centre Censier, 13 rue Santeuil 75005 Paris, métro Censier-Daubenton,    Salle Las Vergnas, 3e étage


Programme :


  • 9h00 : Accueil des participants et présentation de la journée


  • 9h30 : Louise Noblet-César:  « Le cycle romanesque chez Cohen »
  • 10h15 : Jérôme Cabot « La parole romanesque comme facteur d’identification » 11h : Pause
  • 11h30 Géraldine Dolléans  : "Parole d'historien, parole de romancier chez Proust et Cohen"
  • 11h 45 Alain Schaffner : «Le discours de confession (Dostoïevski, Bernanos, Cohen)»


  • 12h30 à 14h30, déjeuner


  • 14h30 : Antonia Maestrali « le personnage de Scipion dans Mangeclous : un beau parleur »
  • 15h15 : Jack Abécassis : «  Carnets 78, l’oralité de la rage »
  • 16h : Claudine Ruimi : « Enjeux de la parole publicitaire dans les textes de Cohen »

 

LUZ et ALBERT COHEN (article de LA NOUVELLE REPUBLIQUE)

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Luz : "Ajouter la haine à la haine ne sert à rien" 

02/04/2016 08:00
A travers l'adaptation du livre d'Albert Cohen, Luz livre un plaidoyer contre la haine. - A travers l'adaptation du livre d'Albert Cohen, Luz livre un plaidoyer contre la haine. - (Photo Jean-Luc Bertini)A travers l'adaptation du livre d'Albert Cohen, Luz livre un plaidoyer contre la haine. - (Photo Jean-Luc Bertini)
A travers l'adaptation du livre d'Albert Cohen, Luz livre un plaidoyer contre la haine. - (Photo Jean-Luc Bertini)

En adaptant remarquablement le livre d'Albert Cohen "Ô vous frères humains", l'ex-dessinateur de Charlie Hebdo exhorte à combattre toutes les formes de violence et de discrimination. Un ouvrage à la portée universelle à la résonance encore plus forte aujourd'hui.

Ses dernières interviews dataient de mai 2015 et de l'annonce de son départ de Charlie Hebdo. Tourner la page était devenu une nécessité pour se reconstruire après les attentats du 7 janvier 2015.

Après dix mois d'un long mutisme médiatique, le dessinateur tourangeau Luz sort de son silence à l'occasion de la parution de son nouvel album de bande dessinée, O vous frères humains, adaptation du livre éponyme d'Albert Cohen.

Il y a 10 mois paraissait Catharsis où vous évoquiez vos retrouvailles avec le dessin après le traumatisme de l'attentat contre Charlie Hebdo. Vous parliez alors de « renaissance au dessin ». Que représente dans votre parcours d’auteur l’adaptation de Ô vous, frères humains ?

Luz : « Catharsis est né d’une urgence de plaquer sur le papier la noirceur qui m'habitait, les images qui me hantaient et d’appréhender ces émotions nouvelles que je rencontrais. J’étais obligé de me mettre au centre. D’une certaine manière, j'étais le sujet même si je voulais que ces émotions puissent parler à un maximum de gens. La tristesse parle malheureusement à tout le monde, pas uniquement à cause d’un drame aussi violent que celui-là. Elle peut être liée à la perte d’un proche, d’un amour ou le désarroi face à la perte d’un emploi.

J’avais l’impression que je pouvais parler de ce sujet à la portée universelle mais qu’il fallait que ça traverse mon personnage. Lorsque j'ai terminé Catharsis, il y a eu un manque car j’étais toujours dans les gravats. Je découvrais d’autres sentiments, la tristesse se mélangeait avec le deuil, le désarroi se mélangeait parfois avec la colère, et tout cela créait d’autres sentiments qu’il fallait que j’exprime.

Il était hors de question de faire Catharsis 2. C’est fini et j’ai d'ailleurs du mal à me dessiner. Cela va peut-être revenir mais me dessiner tel que je suis, c’est presque représenter un personnage qui date d’avant.

J’avais très envie de réaliser une adaptation et j’étais très obsédé par Stephen King car la lecture de Shinningm’avait tenu artistiquement vivant dans cette période. C’était mon désir au départ mais c’était compliqué pour des histoires de droits. Et puis, on a discuté d’Albert Cohen avec Alain David, mon éditeur, tout simplement parce que l’on était dans la maison Gallimard (NDLR: éditeur du livre d'Albert Cohen). Je lui ai parlé de Ô vous frères humainscar c’est un livre qui m’apparaît essentiel maintenant.

Je l’avais lu adolescent et je me suis dit qu’il fallait que je le relise pour voir ce qui faisait encore écho à l’adulte que je suis devenu. Cette relecture était différente. Lorsque l’on est adolescent, on lit ce livre comme une incroyable vérité, on pense que tout le monde l’a lu, l'a compris et que le monde va mieux. Mais quand je l’ai rouvert, je me suis rendu compte à quel point le monde n’allait pas mieux et à quel point ce livre avait une portée humaniste si forte. Tout d’un coup je me suis dit qu’il fallait que d’autres personnes lisent ce livre. Je l’ai lu avec un regard un peu différent. A l’époque je n’avais pas vu à quel point l’Albert Cohen enfant était à la lisière de la folie après la haine qu’il avait rencontrée. Et ça c’était quelque chose que je vivais encore après Catharsis.

Je voulais explorer la folie de cet enfant. Un enfant a toujours davantage le droit d’être fou que les adultes.

Car un enfant c’est quelque chose que les adultes ne comprennent pas complètement, il peut jouer avec ses doigts, être dans son coin… On pense qu’il est tranquille mais ce n’est pas le cas, il est parfois dans un imaginaire instable. Je me suis dit que moi aussi j’étais parti dans un imaginaire instable comme le petit Albert juste après son drame. C’est ce que je voulais explorer graphiquement tout en continuant le travail de Cohen en le portant vers une forme d’universalité. »

Planche extraite de "Ô vous frères humains" d'après l’œuvre d'Albert Cohen. - Dessin de Luz.

Luz et Albert Cohen

Albert Cohen a vécu ce traumatisme le jour de ses 10 ans, vous à celui de vos 43 ans. Vous racontiez dansCatharsis que vous aussi avez cru perdre l’esprit, tout comme Albert Cohen le raconte pour lui même. Cela a-t-il perduré après la sortie de Catharsis et comment vous en êtes-vous sorti ?

« Albert Cohen ne parle pas forcément dans ses écrits de ce qu’est devenu le jour de son anniversaire. Le mien n’est plus mon anniversaire. Ce jour est entouré de morts et est aussi lié à une renaissance.

Fêter mon anniversaire a perdu son sens, d'ailleurs mes amis proches ne me l’ont pas fêté.

C’est aussi étrange car une date d’anniversaire correspond à un moment où on était présent et où on n’était pas conscient. Pour moi, le 7 janvier, il y a eu une forme de mort et de renaissance par la suite, mais j’en étais conscient. C’est comme si je naissais vraiment. C’est quelque chose d’assez rare de se dire que l’on sait ce que c’est que de naître.

D’une manière plus générale, chacun vit les drames de manière personnelle mais le bouleversement que cela implique est commun à un enfant, un vieillard, un adulte, une femme, un homme… La manière que l’on a de se dépatouiller dans le brouillard des sentiments est la même. Cette bagarre est forcément la même et de ce point de vue est universelle.

Particulièrement, quand on se retrouve confronté à une haine que l’on n’arrive pas à appréhender, si violente que l’on ne parvient pas à la confronter seul à seul, on est absolument nu. On a tous ses sentiments à plat, on les regarde par terre et on est tout seul à essayer de les assembler. Le seul liant que l’on peut trouver est l’imaginaire. Mais il peut être parfois cruel. »

En terme de symbolique, on peut faire un parallèle entre ce petit bonhomme avec ses yeux énormes que vous dessinez dans Catharsis pour vous représenter et le petit Albert de Ô vous frères humains. Tous deux sont confrontés à la haine du monde qui les entoure.

« C’est involontaire mais peut-être que je dessinerai toute ma vie désormais des petits bonhommes un peu ahuris. C’est intéressant car je pense qu’il y a évidemment une continuité avec Catharsis mais j’avais besoin de souffler et d’être dans les pas d’un autre. Peut-être dans la psychologie d’un autre ? Peut-être même pour confronter ma psychologie à celle du petit Albert ? Et puis pour l’aider à appréhender ce monde en dessinant les images correspondant à ce qu’il a en tête, à travers ce que Albert Cohen raconte.

C’était également cela qui était assez gonflé car c’était vraiment ce livre que je souhaitais adapter mais pas pour se substituer à Cohen ou l’illustrer. Ce n’est ni l’un ni l’autre. C'est paradoxal mais j’ai trop de respect pour Cohen pour coller complètement au texte. Il faut que je sois aussi libre que l’est mon désir désormais. Même pour une adaptation. C’était un peu gonflé de dire « je ne publie pas de texte de Cohen », sauf quelques pages à la fin qui m’ont semblé indispensables. Je fais un livre et peut-être que cela permettra ensuite à des lecteurs d'entrer dans celui d’Albert Cohen. Il est plus important que le mien. »

Vous avez choisi d’utiliser une narration où les mots ne sont pas omniprésents mais ils sont extrêmement percutants, que ce soit le vocabulaire raciste auquel est confronté le petit garçon, ou les textes complets des trois derniers chapitres du livre d’Albert Cohen évoquant les camps de la mort. Pourquoi avoir fait ce choix narratif ?

« Ce que j’aime dans la littérature, c’est qu’elle ne fait appel à aucun sens. Elle est une traduction pure de la pensée. Le dessin a quelque chose en plus car il permet de visualiser et j’avais besoin de faire en sorte que Cohen lui-même puisse conclure cette adaptation avec ses mots. Mais aussi pour que les gens connaissent son style, découvrent ce qu’il raconte en plus de ce que j’ai dessiné.

Sur l’ensemble du livre, il n’y a aussi aucune case, c’est de la bande dessinée qui n’est pas classique. C’est ouvert. Et ce qui cadre le livre, ce sont les quelques pages de Cohen. Comme si pour moi le dessin ou la bande dessinée ne pouvaient plus être enfermés dans quelques lignes. Ils ont besoin d’espace mais à un moment il faut pouvoir retrouver son cadre. Et pour moi, l'un des cadres essentiels est la littérature. »

Un plaidoyer contre la haine

A la lecture du livre d’Albert Cohen ou de votre adaptation, le lecteur ressent une véritable empathie pour ce petit garçon confronté à la bêtise et la haine des adultes. Vous êtes-vous identifié à ce personnage, notamment à sa souffrance lorsque son monde s’écroule en devenant fou et agressif ?

« Il est évident que je me suis identifié à lui mais cela ne l'a pas été totalement. C’est un peu comme si il y avait une partie du petit Albert en moi et qu’il y avait la possibilité qu’il y ait une partie de lui dans énormément de gens aussi. J’ai surtout l’impression que cela va au delà du « moi ». Il y a du « nous » dans le petit Albert que j’ai dessiné. La haine qu’il a rencontré en étant enfant est d’une violence inédite et rare, mais quand on est un gamin on rencontre aussi ce genre de moment où l’on est ostracisé par les autres enfants, les adultes, où l’on se retrouve tout seul dans des chiottes à essayer de comprendre, pleurer… A essayer d’appréhender ce qui est impossible à appréhender car on est un petit gros, on porte des lunettes, on est roux… C’est une façon de parler de moi de manière un peu plus humble aussi.

Il y a un peu de moi dans ce petit Albert mais il y a aussi beaucoup de vous. Et on peut se rejoindre.

C’est ce qui est différent avec Catharsis où mon propos était : « Dans ce que je vous raconte, il y a des sentiments que vous allez comprendre ». Là ce n’est pas la même chose, on a tous un peu du petit Albert en nous, on a tous vécu des choses assez similaires. On a tous une espèce de folie d’enfant qui a été différent, même si on n’a pas vécu l'antisémitisme et la haine de la haine. Pour moi c’est ça l’antisémitisme : la haine supérieure qui a donné le meurtre des meurtres. Mais au milieu de tout cela, il y a cette déambulation à la lisière de la folie que tout le monde a rencontré un jour. En ce sens, je pense aussi que le 7 (janvier) a fait remonter en moi des sentiments que j’avais lorsque j’étais gamin. »

Vous avez toujours été un auteur engagé mais au regard des événements de 2015 ce livre va être regardé différemment. A quel point était-il important pour vous de faire de cette adaptation votre plaidoyer contre toutes les formes de haine ?

« C'était assurément très important. A la relecture, j’avais oublié ce message assez évident de Cohen qui m’a fait un bien énorme. Il dit qu’il ne faut pas que nous soyons hypocrites et angéliques, on ne va pas tous s’aimer et se faire des bisous.

L’amour du prochain est une absurdité faite pour rassurer les hypocrites.

Ce qui est important, c’est de ne pas avoir de haine. Ce n’est pas l’amour, c’est la non-haine. »

« Ne pas haïr importe plus que l’illusoire amour du prochain. »

« Exactement. Je l’ai redécouvert. C’est intéressant de relire un livre presque trente ans après car l’innocence de l’adolescence se confronte à l’expérience de l’adulte et on y voit des choses différentes. J’aurai aimé pouvoir le relire avec autant d’innocence que lorsque je l’ai lu dans les années 80 mais ce n’est plus possible. Et c’est pour ça qu’il est indispensable de lire ce livre de Cohen.

Il y a un message qui n’est pas cureton, religieux, cul-cul… Il est presque de bon sens.

Ajouter la haine à la haine ne sert à rien. On sera toujours dans un monde de désaccord.

On sait très bien que l’on ne peut pas être dans un monde d’absolu consensus, cela ne sert à rien. Le monde ne sera pas entièrement « Je suis Charlie » toute la vie. Cela s’est déjà fissuré quelques semaines plus tard… Juste, éviter d’entretenir la haine contre soi et contre les autres, ce qui est à peu près la même chose. »

Il y a un hasard étonnant : vous êtes né l’année de parution de ce livre d’Albert Cohen. Y voyez-vous une portée symbolique ?

« Je l’ai découvert en étudiant les raisons de Ô vous frères humains et cela m’a frappé. Je suis très sensible aux hasards, aux rêves, aux intuitions et quand je me suis rendu compte que ce livre avait été publié en 1972 cela m'a interpellé. On ne sait pas trop ce que cela veut dire mais il y a du mystère dans le hasard et c’est ça qui est bien. Je ne crois dans aucun dieu mais je crois dans les hasards, dans ces intuitions hasardeuses qui vous font avancer dans la vie. Découvrir que ce livre est paru en 1972 était la confirmation que j’étais dans mon bon chemin. Que, évidemment, ce bouquin est un tout avec ce que je vis maintenant et ce que j’ai envie d’être.

J’ai relu Ô vous frères humains avec cet autre prisme où Cohen parle aussi de lui-même en tant qu’auteur. C’est en filigrane mais il évoque à quel point cet événement l'a changé et comment il a construit sa vie d’auteur depuis. Ce n’est pas très loin de ce qui est en train de m’arriver.

Après ce que j’ai vécu, il faut accepter l’idée que l’on a été complètement changé et même si je veux essayer de parler le moins possible du 7 (janvier), tout mon travail sera traversé par ce qu’il s’est passé.

Mais il sera aussi traversé par d’autres choses antérieures et j’espère qu’il le sera par d’autres postérieures. Le vieux Cohen que je dessine est peut-être encore plus proche de moi que le petit Albert. Car je m’espère aussi vieux, aussi sage et aussi lucide que lui. »

Qu’est-ce qui a été le plus difficile pour adapter ce livre ?

« J’aurais aimé pouvoir tout raconter de ce que vivait le petit Albert mais cela aurait fait un bouquin trois fois plus gros. J’avais déjà donné une évaluation assez large du nombre de pages et deux ou trois semaines avant de rendre mes planches j’ai demandé à en avoir cinquante de plus…

Ce qui a été le plus difficile finalement a été de dessiner le vieil Albert car c’est celui qui est le plus proche de ce que je suis. Peut-être aussi parce ce que c’est celui qui s’en est sorti. Et que moi je n’en suis pas encore tout à fait sorti.

Le petit Albert, c’était plus simple car je suis dans ses images, sa folie, le fantastique qu’il dégage. C’est facile de poser des images sur la folie quand on est soi-même un peu à la lisière de tout ça. Un peu cabossé. »

L'attentat contre Charlie Hebdo

C’est ce que vous disiez lorsqu’en septembre 2015, vous avez quitté la rédaction de Charlie Hebdo après 23 ans de présence (1992-septembre 2015) en déclarant « J’ai besoin de me reconstruire ». Où en êtes-vous aujourd’hui dans cette reconstruction ?

« C’est toujours compliqué. On ramasse toujours des pierres d’émotion dans sa tête et j’ai la chance d’avoir le dessin pour les assembler. Des fois le dessin ne suffit pas, alors on se rabat sur d’autres choses comme l’amour, des monomanies…

On sait que l’on ne se reconstruira jamais totalement, on a juste la certitude que tout peut s’écrouler du jour au lendemain.

Ça, ça donne bizarrement un peu d’énergie supplémentaire. Je me suis rendu compte que dans ces moments de reconstruction on a l’impression d’être seuls, mais on se dit qu’on ne l’est pas puisque d’autres gens se reconstruisent aussi.

Que ce soit le drame du 7 (janvier) mais aussi le drame du 13 (novembre) où du coup j’étais moi aussi dans la situation de celui qui envoyait des messages pour savoir si mes amis allaient bien. Je pense souvent à ceux qui ont subit la haine quelques mois plus tard, qui sont là, qui sont parfois à l’hôpital… Comme un copain qui était juste en face de l’une des premières fusillades. Il n’a rien eu mais a vu les choses. Et on s’aide. La reconstruction ne peut pas se faire seul, on a besoin de s’aider. Je me dis qu’il y a peut-être des gens le 13 qui vont faire de la musique, un album super que j’écouterais et cela m’aidera à avancer. Un livre que je lirais…

Comme le livre de Catherine (Meurisse), La Légèreté… (NDLR : née à Niort et dessinatrice à Charlie Hebdo depuis plus de dix ans, elle consigne dans ce livre à paraître le 29 avril les moments d'émotion vécus après l'attentat afin de trouver l'apaisement). On l’a lu ensemble avec ma femme et nous étions bouleversés. Parce que c’est beau. Car cela passe par ce biais, l’imaginaire, une notion du beau. On ne va pas convoquer Nietzsche mais on va essayer de faire de belles choses à notre niveau, de les confronter et d’avancer.

On se reconstruit avec la beauté que les autres vous offrent, pas avec la haine et la vengeance. Certainement pas. »

Où en est aujourd’hui votre cohabitation avec Ginette, votre boule au ventre que vous représentiez dansCatharsis ?

« Elle est revenue il n’y a pas très longtemps ! Je pensais vraiment qu'elle avait disparue, mais elle revient différemment.

Le travail de deuil est plus ou moins fait. La tristesse s’est transformée en une forme de douce mélancolie.

Après, il y a des moments plus compliqués comme l’inquiétude pour l’avenir, la paranoïa. C’est peut-être le sentiment le plus compliqué car c’est celui qui vous enveloppe le plus durement.

C’est très difficile de sublimer la paranoïa mais j’espère bien réussir à trouver un jour une manière de la combattre et d’en faire un livre.

Cela parlera peut-être aux autres, peut-être même que cela ne parlera pas de paranoïa mais j’aurai alors réussi à la circonscrire.

Il faut prendre ce qui nous est arrivé, on est obligés de faire avec. Je suis obligé de faire avec Ginette, on est obligés de dialoguer encore ensemble. Tout est instable, on ne sait pas encore à quel moment on peut resombrer. Il ne faut pas croire que l’on est forts, il faut accepter d’être faibles. La grande force est d’accepter d’être faible. Vraiment.

C’est une faiblesse d’esprit de penser que l’on est des surhommes.

C’est ce qui se passe en face et je pense que c’est une véritable faiblesse. Puisque l’on sait que l’on est faibles, on va aller chercher la force en nous, dans un travail parfois individuel, parfois collectif.

On ne va pas se muscler ni soulever la fonte de nos sentiments mais au contraire les reposer, les mettre sur une petite étagère. Des fois l’étagère va tomber et on va recommencer.

Et puis on a ce petit travail à faire. L’art est là pour ça. L’imaginaire est là pour vous aider même si il peut être cruel lorsque l’on est paranoïaque. Il faut faire confiance à ce que l’on a dans la tête. Même si on a des horreurs, des hantises, des fantômes, il faut juste apprendre à dialoguer avec tout cela. »

Est-ce pour cette raison que vous vous êtes imposé un silence médiatique après votre départ de Charlie ?

« Après le 7, ce qui a pu renaître c’est un homme puis un dessinateur. Il fallait que le dessinateur ne perde pas de vue l’homme qui recommençait à vivre. C’est le plus important.

Ce n’est pas forcément la question du temps compté mais c’est la question de la vie à conquérir chaque jour. J’en suis là, d’autres personnes le sont également dans d’autres circonstances avec peut-être d’autres moyens de sublimer ce qu’elles ont dans la tête.

Je pourrais conseiller à n’importe qui, même s'ils ne savent pas écrire ou dessiner, de sortir tout ça même en faisant du tam-tam jusqu’à trois heures du mat' en faisant chier ses voisins.

Je crois très naïvement que tous ces gens qui ont à se reconstruire portent en eux une forme d’espoir collectif plutôt que de martyr collectif. »

Cela nous amène au regard de l’autre. Le grand public vous voit davantage à travers les événements que vous avez vécu que par votre œuvre. Est-ce lourd à porter ?

« Bien sûr car j’ai aussi beaucoup de bouquins derrière moi. Je ne sais pas si un nouveau dessinateur est né mais en tout cas j’ai des priorités de thématiques un peu différentes. Elles creusent un peu plus mais j’espère qu’il y a toujours un peu de légèreté.

Je pense même que dans Ô vous frères humains il y a une forme de légèreté car si le sujet est difficile, que la déambulation du petit Albert est parfois pénible, c’est aussi un petit bonhomme, un petit gars parfois comique dans sa tristesse. Albert Cohen en parle dans son livre, il qualifie lui-même cette situation de comique car quand on est un gamin on fait n’importe quoi…

Et puis à un moment donné on sent que son imaginaire n’est pas complètement bloqué mais est assez ouvert. Même quand il sombre dans le caniveau, il remonte. Il a ses yeux un peu ahuris, il pense pouvoir maîtriser ce qui lui est arrivé en pointant du doigt ce p... de graffiti. Avec très peu de choses on ne peut pas maîtriser l’ensemble de notre vie.

Il faut pouvoir avancer avec nos propres pas et si on a besoin de ceux des autres pour y parvenir, de ceux d’Albert Cohen, Balzac ou Steinbeck, et bien tant mieux. Il faut faire confiance à ceux qui ont déjà trimé à notre place. »

Le livre d’Albert Cohen est une œuvre forte évoquant la discrimination et dont la résonance aujourd’hui est encore terriblement d’actualité. Pensez-vous que ce sera toujours le cas dans plusieurs décennies ?

« Je souhaite qu’il ait le moins d’actualité possible mais il a une pertinence perpétuelle. Une résonance universelle et intemporelle. Malheureusement, la nécessité de lecture de ce livre est d’actualité. J’espère que dans 40 ans on lira le livre de Cohen ou mon adaptation en se disant qu’à l’époque ils étaient un peu dingues. Mais il ne faut pas être angélique.

Une des personnes m’ayant le plus accompagné dans ces moments était Gébé. Je pense toujours à ce grand utopiste qui disait « faisons un pas de côté pour voir le monde différemment. » J’espère un jour pouvoir refaire un pas de côté dans ma propre tête.

Pour l’instant je l’ai fait en traduisant ce que j’avais dans la tête par le biais de l’œuvre d’un autre. Est-ce que la France est capable de faire un pas de côté aujourd’hui ? C’est difficile mais il faut y croire. Il faut espérer en l’utopie.

Il faut prendre davantage au sérieux les joyeux dingues que d’avoir peur des tristes revanchards.

Honnêtement je ne sais pas où se trouve l’utopie aujourd’hui mais il faut se faire confiance. Doit-on faire confiance en l’humanité et se méfier des hommes, ou se méfier de l’humanité et faire confiance aux hommes ? Je ne sais pas. »

Lorsque vous avez quitté Charlie Hebdo, vous avez justement fait un pas de côté en tournant une page importante de votre carrière. A l’époque, vous avez déclaré qu’il devenait difficile pour vous de travailler sur l’actualité. Quel est votre rapport à celle-ci désormais ? La suivez vous toujours ou tentez vous de vous en isoler ?

« Je cherche vraiment à m’en détacher. C’est très difficile. Je fais encore un dessin d’actualité toutes les semaines pour Groland, mais dans un objectif aussi tellement large, déconnant que je ne suis pas obligé de la suivre trop.

Avec d’autres, j’ai été tellement dans l’actualité que je ne la suis plus par peur de m’y retrouver à nouveau. »

Les attentats de novembre

A ce sujet, comment avez-vous vécu les attentats du 13 novembre dernier ?

« Assez simplement. J’étais au lit avec ma femme et j’ai reçu un message d’un copain qui me disait qu’il y avait eu une fusillade dans un café. J'ai suivi ce qu'il se passait peut-être à la manière dont d’autres personnes ont suivi le 7 (janvier).

A demander des nouvelles d’un maximum de gens, à surveiller dans la liste des morts si je ne connaissais personne, de près ou de loin. Notamment en ce qui concerne le Bataclan puisque c’est une salle que je fréquentais beaucoup et où j’y ai dessiné énormément de concerts.

Je me suis dit qu’il y avait aussi peut-être des gens que j’avais dessiné au détour de concerts ou de festivals qui étaient tombés. Des amis d’amis ont été tués ou blessés. Je pense souvent à eux comme peut-être eux-mêmes pensaient souvent aux victimes du 7.

Je me suis retrouvé à être dans le traumatisme collectif comme un citoyen lambda.

Mais ce qui me fait toujours le plus peur c’est comment finalement la France accepte une forme de privation de libertés à travers l’état d’urgence. J’avoue que les seules choses d’actualité que je regarde c'est de voir si le Front National monte ou pas. »

Le Front national

Vous avez toujours combattu ce parti. Comment vivez-vous sa montée en puissance ?

« C’est ce qui m’inquiète le plus. Que l’on attrape un terroriste c’est formidable, que l’on juge un meurtrier en toute équité et que l’on comprenne ce qu’il s’est passé est très bien. Pendant ce temps là, la France entretient une forme de peur.

Je fais partie des gens qui n’ont pas du tout compris ce débat sur la déchéance de nationalité. Comme si la France se déchargeait de ses responsabilités. Comme si c’était une véritable solution et que celle-ci n’était pas à chercher dans la pédagogie et dans la manière dont on parle aux adolescents, la manière de chercher une meilleure forme de « vivre ensemble ». Tout d’un coup, on se dit « OK on accepte l’état d’urgence ». Et puis c’est repoussé. Mais siMarine Le Pen arrive au pouvoir, on lui a offert par décret un arsenal sur un plateau.

Pour moi, le Front National est aussi la haine de la haine. Je n’arrive pas à trouver de haine ou de colère en moi depuis tout cela, je ne sais pas pourquoi. Peut-être qu’un jour cela sortira. Mais il y a une peur, une paranoïa, un besoin de se replier sur soi.

Moi ça me fait peur une France qui se replie sur soi avec Marine Le Pen à la tête de l’État.

Et vraiment la déchéance de nationalité, c'est comme si la France se défaussait en disant : « Vous avez été Français, vous avez commis un acte terroriste mais maintenant vous n’êtes plus Français. » Et bien non. On les a accueillis, ils ont été Français de longue date. Il faut regarder qui l’on est, il faut nous regarder en face. Il y a des Français qui font le jihad et il faut peut-être leur parler aussi et ne pas se cacher derrière le fait que ce ne sont plus des Français. Il faut prendre notre part de responsabilités.

Si Marine Le Pen arrive au pouvoir elle ne prendra pas cette part de responsabilités. J’ai l’impression que l’on n’entend plus les gens qui combattent le Front National. Ce que Marine Le Pen a réussi à faire en mettant à l’écart le père, en dépoussiérant le Front National de ses vieux oripeaux nazis, ça a marché. Médiatiquement elle a trouvé sa place.

Ça me rend assez triste de voir que les partis politiques ont été suffisamment nuls pendant des années pour que la seule alternative pour beaucoup de Français soit le Front National.

Je ne le comprends pas. C’est un autre mystère. »

Le parallèle entre votre combat et celui d’Albert Cohen est flagrant.

« Oui. C’est vrai que lorsque j’avais lu Ô vous frères humains, le Front national était arrivé à l’assemblée et avait deux députés en 1986. Le combat contre ce parti était très fort, on savait qui c’était.

Trente ans plus tard, je n’ai pas l’impression qu’il a tant changé que cela dans sa manière d’être et tout d’un coup c’est un parti contre lequel il n’y a plus de manifestation. Puisqu’en plus on a interdit les manifestations.

Après, quand je vois qu’il y en a quand même, que des lycéens vont dans la rue et qu’il y a la possibilité d’un sursaut citoyen, même si c’est sur d’autres revendications, cela me rassure.

La France dans la rue, ça me rassure. Pas uniquement le 11 janvier.

J’avais peur qu’il y ait une espèce de repli sur soi et que l’on ne sorte plus dans la rue, que l’on ne s’y exprime plus avec un état d’urgence, une pression, une peur, une paranoïa. Je trouve cela bien que l’on soit Français dans la rue.

J’aime l’idée de battre le pavé pour s’exprimer mais on ne le fait pas suffisamment contre le Front national. Je me souviens que le premier bouquin que j’ai fait sur ce sujet était Cambouis en 2002, juste après le 21 avril et l’apparition de Le Pen au deuxième tour des présidentielles.

Je n’ai pas envie de faire la suite de Cambouis car on aura tous été traumatisés parce que le Front national sera arrivé plus qu’au deuxième tour. »

Couverture de "Ô vous frères humains" d'après l’œuvre d'Albert Cohen. - Dessin de Luz.

Luz et la Touraine

Vous avez reçu à Blois le prix Nouvelle République et si vous n’aviez pas pu être présent pour le recevoir, vous avez rédigé une émouvante lettre de remerciements où vous reveniez sur cette terrible année 2015 tout en témoignant votre affection pour la Touraine. Vous y condensiez les valeurs qui vous sont chères (liberté d’expression, fraternité, amitié, presse…) et le lieu où vous avez grandi. Quelle importance attachez-vous au fait de recevoir ce prix du lieu de vos origines ?

« Pour moi c’était important car même si j’ai été changé en tant que dessinateur par l’année écoulée, j’ai commencé à dessiner sur les bancs du lycée Balzac de Tours. Mon expérience vient de là, de ces profs que j’ai dessinés, ces premiers reportages dans l’école, ces premiers dessins satiriques…

Tout a commencé là. J’ai fait mes premiers fanzines en Touraine. J’ai commencé à me moquer joyeusement des gens en Touraine. J’ai commencé par me moquer des Tourangeaux.

Je trouve chouette que ceux-là mêmes me disent qu’ils ont compris mon travail et qu’ils m’aient suivi de loin.

Finalement sans être forcément un enfant du pays, ce sont les Tourangeaux qui ont compris le plus vite la satire que je menais car ils en ont été victimes les premiers. C’est aussi sur les bancs de l’université que je me suis en premier révolté et que j’ai commencé mes premiers combats contre l’extrême-droite. »

Quels sont vos projets?

« J’en ai plein. Je ne sais pas si je vais y arriver mais il y a longtemps que je traîne l’idée d’un bouquin sur la musique, les concerts… Quand j’ai appris le 13 novembre, j’ai appelé mon éditeur en lui disant : « Je veux faire mon bouquin de tous mes reportages sur la musique. J’ai besoin d’apporter mon soutien aux victimes du Bataclan. » C’était quelque chose d’assez confus et il m’a encouragé à finir d’abord Cohen. J’ai envie de rendre hommage à ce qui est important pour moi, qui est le bonheur d’être traversé par l’art des autres et notamment celui de la musique.

Et sinon je fais un truc sur un chien zombie sans parole ! J’aimerai aussi pouvoir réussir à travailler sur un livre qui parle de la paranoïa et de la peur. Sur comment un individu est grignoté par ce sentiment. Je ne sais pas du tout comment le faire. J’aimerai faire un bouquin hyper drôle sur la paranoïa, et ça va être compliqué. J’espère être toujours un auteur un peu marrant mais il va falloir patienter quelques semaines encore. »

bio express

> Renald Luzier, dit Luz, est né le 7 janvier 1972 à Tours où il participe à ses premiers fanzines.
> Il rejoint Charlie Hebdo en 1992 dont il sera l'un des piliers jusqu'en septembre 2015.
> Engagé contre le Front national, il est relaxé en 1998 du procès intenté par les époux Mégret après la publication du recueil Les Mégret gèrent la ville.
> Le 7 janvier 2015, jour de ses 43 ans, il échappe aux attentats de Charlie Hebdo en étant en retard à la conférence de rédaction.
> Il signe la une mondialement connue Tout est pardonné du 14 janvier 2015.
> Le 21 mai 2015, sortie de Catharsis, livre bouleversant où il raconte son quotidien après les attentats. L'ouvrage est récompensé par de nombreux prix.
> Il quitte Charlie Hebdo en septembre 2015.

• "Ô vous, frères humains" de Luz. D'après l'œuvre d'Albert Cohen. Éditions Futuropolis. 19 euros.

Nicolas Albert
SOURCE : http://www.lanouvellerepublique.fr/France-Monde/Loisirs/Livres-cd-dvd/n/Contenus/Articles/2016/04/02/Luz-Ajouter-la-haine-a-la-haine-ne-sert-a-rien-2665186
 

LUZ ADAPTE O VOUS, FRERES HUMAINS en BANDES DESSINEES

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"Ô vous frères humains", l'hommage très actuel de Luz au livre d’Albert Cohen

OVFH © Futuropolis - 2016 / Luz

L’ex-dessinateur de Charlie Hebdo se glisse dans les pas de l’écrivain Albert Cohen et revisite son livre sur l’antisémitisme. Une autre façon de parler de la haine à l’origine, selon Luz, des attentats de 2015. Découvrez en exclusivité et en avant-première quelques pages.

 

En 1905, le jeune Albert Cohen alors âgé de 10 ans se fait traiter de "Youpin" par un camelot. Le traumatisme de cette insulte a hanté Albert Cohen toute sa vie. En 1945, il livre un premier récit sur son histoire dans des journaux de la résistance. Il en publie une autre version en 1972, soit 9 ans avant sa mort. Avec ce credo : s'il parvenait avec ce livre à « changer un seul haïsseur, [il] ne l’aurait pas écrit en vain ».

 

Presque un an après Catharsis, dans lequel l’ex-dessinateur Luz racontait avec ses tripes comment il avait vécu la tuerie de Charlie Hebdo, il s’en empare. Et rend hommage à cette histoire d’antisémitisme à hauteur d’enfant qui lui rappelle ce qu’il a vécu : c’est la haine qui, explique l'ancien dessinateur de Charlie Hebdo, est à l’origine des attentats.

Source et lien vers les extraits :

http://www.franceinter.fr/depeche-vous-freres-humains-vision-tres-actuelle-de-luz-du-livre-d-albert-cohen

 

O VOUS, FRERES HUMAINS (mise en scène Alain Timar, Avignon 2015)

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Captation d'O vous, frères humains, dans la mise en scène d'Alain Timar (juillet 2015, Avignon)

Mise à jour le Mercredi, 24 Février 2016 19:52
 

CEDRIC JONCHIERE : LES JOUEURS D'AMOUR (BELLE DU SEIGNEUR)

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Le 1er mars au Sémaphore de Cébazat (20H), 04.73.87.43.41
Le 3 mars (scolaire) à 14H30 et 4 mars à Yzeurespace à Yzeure (20h30),        04.70.48.53.80
Le 17 mars à Aurillac (19H00) 04.71.45.46.04
05-Les joueurs d amour- cie La Transversale -- Agnès Adam- Guillaume Laloux - photo Justine Emard ADAGP
photo Justine Emard ADAGP
A la veille de la Seconde Guerre mondiale, une intrigue amoureuse se noue à la Société Des Nations, organisation sortie de la grande guerre pour que l'horreur ne se reproduise jamais. Adrien, petit fonctionnaire à la Société Des Nations, joue au maître du monde dans son bureau. Solal, juif, beau Sous-Secrétaire-Général de la S.D.N entreprend de séduire la femme de son subalterne… en se déguisant en vieillard hideux. Ariane, protestante, femme d’Adrien, se rêve romancière et sauveuse des animaux. Autour d’eux, une foule se précipite vers le chaos dans une course à la puissance et à l'orgueil. Dans ce roman on dénaturalise qui n'est pas assez français, on s'intéresse à l'art pour ce qu'il coûte et ce qu'il peut rapporter de lien social, la SDN refuse de répartir les juifs d'Allemagne dans différents pays de peur de provoquer une montée de l'antisémitisme dans les pays d'accueil. Ariane et Solal fuient cette société, en quête d'une nouvelle façon de vivre, dans des chambres d’hôtel qu’ils transforment à nouveau en théâtre. Il faut inventer, frénétiquement inventer, pour que la vie ne s’arrête pas, faire de la fantaisie une arme. Pour faire face au réel, épuiser, vite, toutes les stations de l'amour, s'en jouer... pour trouver peut-être, tout au bout de la passion, un nouveau pays :
A travers l’histoire passionnelle d’Ariane et Solal, ce  sont les passions des nations qui se jouent. On veut appartenir à une terre –ou la posséder- comme on veut appartenir à une personne –ou la posséder. Nos « Joueurs d’amour » cherchent une nouvelle porte, encore inexplorée, un nouveau territoire, en passant par un vrai jeu de massacre de ce qu’a été leur relation… pour s’inventer une nouvelle humanité.
Compagnie La Transversale :
Agnès ADAM, Yves BEAUGET, Aleksandra de CIZANCOURT, Cédric JONCHIERE, Guillaume LALOUX, Arnaud PERRIN ;
Lumières : Catherine REVERSEAU ; Scénographie : Gaelle DAUPHIN ; Vidéo : Justine EMARD.

 


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